The Four Horsemen of the Apocalypse (Les quatre Cavaliers de l’Apocalypse, 1961) de Vincente Minnelli
par Daniel Fischer
Le film de Minnelli se confronte avec la politique selon, schématiquement, deux lignes directrices.
1) Il prend comme matériau des éléments qu’il emprunte à l’Histoire (le nazisme, la Résistance, la Collaboration). Mais ce qui l’intéresse C’est le moment de subjectivation par lequel un individu, cessant de filtrer ces matériaux pour les plier à une stratégie existentielle, est au contraire saisi par une vérité antérieurement insoupçonnée de lui ; c’est ce moment qui peut éventuellement être le support de ce que l’on appelle traditionnellement engagement.
2) Il est beaucoup question de l’amour dans ce film, et même apparemment plus que de la politique ; si l’on tenait absolument à le registrer dans un genre, c’est de mélo-drame qu’il faudrait avant tout parier à son propos. Rappelons que son action se situe à la veille puis au début de la Deuxième Guerre Mondiale, en Argentine puis à Paris, et qu’il “raconte” principalement les difficiles amours d’un mondain, Julio, avec l’épouse d’un journaliste devenu résistant, puis son propre ralliement à la Résistance. Le travail du film tient dans une tentative de nouer d’une façon particulière amour et politique : donnés au départ comme disjoints et même comme opposés, les deux termes sont traités de telle sorte que ce qui est dit de l’un finit par retentit sur l’autre. Plus précisément, ce qui dans The Four Horsemen vaut pour l’amour (instance qui, en premier, fait d’une certaine façon sortir Julio de lui-même), s’avérera aussi valoir, par une sorte d’homologie structurale, pour la politique [1].
Voyons les choses de plus près. Julio nous est présenté au début du film comme le type achevé du dilettante. Il se consacre à la peinture, son passe-temps préféré, avec autant de “légèreté” qu’aux conquêtes féminines, à la chasse etc., le tout dans une coloration assez “idéologique”, celle de la Vie comme excès somptuaire. Julio tient explicitement ce thème de son grand-père dont il s’avère ainsi être, au sein de la famille, le véritable héritier spirituel. Pour ces deux-là en tout cas, la frénésie du possédant ne se conçoit qu’alliée à une dépense au moins aussi frénétique des richesses accumulées. C’est pourquoi Julio, qui appartient à la branche française de la famille, a, comme son grand-père, le plus grand mépris pour ses cousins de la branche allemande devenus des nazis. Car le nazisme à leurs yeux c’est foncièrement quelque chose de petit, un fanatisme de gens mesquins qui ont en plus le culot de se prendre pour des seigneurs, enfin, et c’est le plus grave, c’est un ensemble de thèses qui attentent à la Vie, à la capacité affirmative sous toutes ses formes, thèses que symbolisent les quatre Cavaliers de l’Apocalypse (la conquête, la guerre, la pestilence et la mort) dont les figures ornent la cheminée du salon familial.
Quand on retrouve Julio dans le Paris de 1938, où les signes avant-coureurs de la guerre sont partout présents, et où il continue de passer avec aisance d’un cocktail à une vente aux enchères, on comprend très bien que pour lui l’Histoire est une nuisance, un pénible embêtement, que certaines personnes ont le tort de prendre trop au sérieux. Ce qui est inattendu dans cette “pensée” est moins son contenu que son règne sans partage. Le film ne nous en propose aucun contrepoids car Minnelli a “omis” de situer face à Julio un personnage qui ait en charge une autre vision, plus “positive”, refusant en cela une stratégie éprouvée des “fictions de gauche” passées et futures. Il est ainsi clair que la jeune sœur, sympathique adolescente qui manifeste bruyamment ses convictions antimunichoises, n’a pas, à ce stade du film, la consistance suffisante pour remplir cette fonction. On a là affaire à quelque chose de différent de la traditionnelle identification au personnage principal qui est censée être la clé de voûte du système hollywoodien [2] ; on parlera plutôt, avec G. Deleuze, de la capacité d’absorption qu’exerce sur Julio le monde de carton-pâte qu’il s’est crée (Paris nous est donnée à voir à travers une série de cartes postales qui semblent provenir en droite ligne du studio où fut tourné Un Américain à Paris : promenades le long des quais de la Seine, conversations fines dans des restaurants qui ne le sont pas moins, soirée dansante, balades en fiacre etc.) [3]. Mais si l’inconsistance de ce monde nous est sensible, c’est qu’en fait son règne vient de se clore ; et s’il vient de se clore, c’est qu’un évènement a eu lieu qui nous permet de prononcer rétrospectivement un tel verdict.
L’événement en question est la rencontre avec Marguerite, l’épouse désœuvrée d’un journaliste de renom, Etienne Laurier. Cela commence par une ébauche de flirt lors d’une soirée mondaine, et ce d’une façon qu’on pourrait presque dire machinale (puisque Julio est un “collectionneur-de-belles-femmes”), et cela continue par la visite touristique de Paris à laquelle nous faisions allusion, sorte de promenade que Julio propose à Marguerite à l’intérieur de son petit monde enchanté (un peu comme dans Brigadoon, mais avec cette différence qu’ici c’est l’homme qui est le guide). Aucun des deux ne pourrait dire “Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue”, le mouvement d’ensemble est plutôt glissé (allure du fiacre, rythme de la valse…), et pourtant une rencontre amoureuse prend corps dans le temps de cette déambulation. Son évidence saisit les deux protagonistes, le long des quais de la Seine, à un de ces moments avancés de la nuit où les mots ont quelque difficulté à se mettre à la hauteur de la situation ; Marguerite accorde alors un baiser à Julio. Le cinémascope est ici singulièrement pertinent et les mélodrames hollywoodiens des années cinquante (cf. McCarey, Sirk) ne se sont pas privés d’utiliser le contraste créé par son amplitude voire sa solennité avec les instants graves et ténus qu’ils sont amenés à traiter.
La séquence ne trouvera sa résolution qu’après l’entrée en guerre de la France. Etienne Laurier est au front et Julio, qui a emménagé à côté de la maison du couple, rencontre à nouveau Marguerite sur les quais, mais cette fois-ci en plein jour alors qu’elle sort de Notre-Dame. L’audace de cette séquence est grande : Marguerite dit qu’elle est allée prier pour son mari, mais aussi, précise-t-elle, pour son propre salut ; elle fait mine de partir mais s’immobilise un peu plus loin pendant que la caméra se décadre discrètement pour trouver le meilleur endroit d’où filmer ce qui se passe ; Julio remet en silence à Marguerite les clés de son appartement (filmées en un gros plan fulgurant qui semble tiré de Pickpocket) ; elle les accepte et s’en va sans dire un mot ; fondu : fin de la séquence. L’homme et la femme se sont en quelque sorte tacitement mis d’accord sur le point suivant : “Nous sommes parvenus au seuil de l’acte sexuel ; qu’au moins les conditions matérielles n’en soient pas l’empêchement ou l’excuse dilatoire ; quant aux conditions subjectives, c’est à chacun de nous de faire désormais le travail qu’il convient”. La bande-son ne fera ainsi entendre aucune parole (le travail en question méritant de la part du film une attention respectueuse) jusqu’au moment où Marguerite, accompagnée par le bruit des sirènes d’une alerte aérienne, mais toujours sans un mot, viendra cher-cher refuge chez Julio.
Relevons trois traits amoureux que le film place en amorce pour pouvoir, ultérieurement, les reprendre et nous les redonner comme traits politiques.
1) Quelque chose a eu lieu ; mais quoi au juste ? et pourquoi ? A vrai dire cela a à peine un nom (mais il faudra lui en trouver un) ; quant à remonter la chaîne des causes pour voir d’où cela vient, c’est, au regard de la chose une fois advenue, une question oiseuse que négligent à bon droit les amants (et les politiques). Nous avions la déambulation nocturne et son “coulé” caractéristique, nous avons maintenant la scène en plein jour près de Notre-Dame ; le hiatus flagrant entre les deux saisit les protagonistes du film mais il n’est pas thématisé comme tel, il n’y a aucun pathos de la conversion spirituelle ou autre : de ce qui s’est passé nous n’avons que le résultat (le problème maintenant est de s’en débrouiller). Par contre celui-ci ne prête pas à discussion, du moins pour Julio : il est “mordu” et pour lui l’univers des rencontres passagères sur fond de cartes postales colorées s’est bel et bien effondré.
2) Les circonstances placent les protagonistes dans une situation bloquée qui ne leur laisse d’autre ressource que d’outrepasser les limites de celle-ci par une décision hasardée : ils doivent renoncer, pour un gain totalement problématique, aux repères qui servaient à configurer leur monde, ce qui donne à leur décision une allure de pari. Le geste de remise des clés (et son pendant, leur acceptation) revêt pour Julio une valeur d’engagement, mais sans garantie aucune quant à l’existence d’une suite quelconque (pour le dire prosaïquement : rien ne l’assure du “succès” de son entreprise amoureuse).
3) L’événement de la rencontre amoureuse permet rétrospectivement de qualifier ce qui le précédait. Et puisque celle-ci a pour caractéristique essentielle de lier les amants, de les enchaîner (les “chaînes de l’amour”) par une promesse qui fait de leurs actions futures autant de conséquences de la déclaration initiale, c’est donc que le temps d’avant la rencontre était sans conséquences. Ce n’est que de ce point qu’il peut apparaître pour ce qu’il était, à savoir informe et indistinct et que, dans la jubilation, on peut dire enfin : “Je désire l’ancre, la chaîne, ce qui vous tire et vous contraint” [4]. Mais la “vie” alors, la dépense indéfinie, c’est-à-dire les valeurs du grand-père, fondatrices jusque-là ? Une seule conclusion s’impose à Julio, au moment où il se décide à jeter l’ancre : la “vie”, en tant que rattachée à nul événement, c’est ce qui ne prête pas à conséquences.
Le problème bien connu avec l’amour c’est que, par lui-même, son monde, “le monde de l’amour”, ne prémunit en rien contre les leurres de l’imaginaire (comme tout monde ?). Aussi est-il à craindre que Julio, tout lesté qu’il soit par le poids de l’ancre jetée, n’ait rien fait d’autre que troquer un rêve coloré pour un autre. C’est ce que rappelle la scène où les deux amants se promènent dans le parc désert du château de Versailles, scène pour laquelle Minnelli aurait fait repeindre une à une les feuilles des arbres aux couleurs de l’automne. La France a capitulé et l’armée allemande est entrée à Paris ; le commentaire de Marguerite est abrupt : “Comme le monde est paisible vu d’ici !” Elle permet, ce faisant, que soit nommée la figure omniprésente jusque là dans le film, mais latente, celle du pacifisme lucrécien (du moins dans son interprétation courante) : Suave mari magno ... (“Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, d’observer du rivage le dur effort d’autrui”). Ce qu’elle analyse en fait ainsi c’est la pensée intime de Julio dont elle dévoile l’impasse : sa temporalité propre est celle d’un temps où l’on prend ses désirs pour des réalités et où tout est permis. Mais voilà, il y a une autre temporalité et celle-ci est marquée par de l’impossible : il est impossible que les feuilles de ces arbres ne tombent pas (comme il est impossible que de nouvelles feuilles ne re-viennent pas) et il est impossible de bâtir un amour, si l’on s’y dévoue vraiment, sur une trahison. En effet, alors que Julio vient de proposer à Marguerite de l’épouser et de quitter la France en qualité d’épouse d’un Argentin, celle-ci lui annonce alors que Etienne Laurier est prisonnier de guerre [5].
Julio renonce donc à quitter avec Marguerite la France occupée. Mais ce n’est que le premier d’une série de renoncements. Il devra renoncer à l’espoir d’un divorce que Etienne Laurier, revenu de captivité, refuse à Marguerite. Et il devra renoncer à maintenir la cohésion de la famille que, depuis la mort du grand-père, il tentait de cimenter vaille que vaille —mais la jeune sœur est cette fois-ci résolument entrée dans la Résistance et de l’autre côté, le cousin, devenu colonel SS, fait clairement entendre que, même s’il a contribué une fois à la faire libérer, il ne le fera pas une deuxième : le temps d’avant les affrontements politiques, le temps idyllique de l’enfance, est définitivement aboli. Julio lui-même rallie la Résistance.
C’est là son deuxième engagement où, comme nous l’avons dit, vont se retrouver des traits du premier. Le triangle au centre duquel Julio se débat et que dessine l’amour, la politique et la famille est devenu une prison inextricable. La beauté de son geste dénouant, destiné à forcer cette situation bloquée, c’est qu’elle va le lier plus fortement encore qu’auparavant : il devient un clandestin des réunions mondaines fréquentées par les dignitaires de l’état-major allemand, recueillant discrètement des informations, puis les transmettant à des femmes croisées dans le métro, au moyen de journaux habilement pliés à cet effet (autre emprunt à Pickpocket ?). Rencontres muettes, furtives, dangereuses avec des “contacts” dont il ignore tout, sauf l’essentiel (le fait qu’elles et lui mènent une lutte commune) et au cours desquelles il fait l’expérience d’un côtoiement qui échappe à toute fusion, d’une proximité avec le “prochain” —qui suppose l’éloignement (ce qui est en somme le cœur de l’expérience politique elle-même). Cette séparation revêt un aspect sublime dans la mesure où Julio, de par la nature même de son activité de résistant, continue de mener une vie apparemment frivole dont il doit dissimuler les motifs secrets à sa sœur (aux yeux de qui il passe de ce fait pour une mauviette), à son père (qui lui a avoué sa propre lâcheté au moment du premier conflit mondial et qui lui enjoint de ne pas la répéter) et à Marguerite elle-même, au péril de troubler leur amour (pour les raisons vues précédemment). Seul Etienne Laurier qui —ironie— s’avère être le chef du réseau auquel appartient Julio, connaît la véritable nature de ses activités mais c’est le seul dont l’opinion ne lui importe en rien.
“Pourquoi un homme tel que lui s’engage-t-il ?” : c’est la question que, dans le décor d’un amphithéâtre universitaire, lui pose le chef du groupe de résistants chargé de lui faire passer l’examen de passage décisif (question que le spectateur ne peut manquer de se poser avec lui). “Je ne sais pas”, répond Julio en faisant un geste évasif de la main. Remarque de son interlocuteur : “C’est une réponse qui en vaut une autre”. Bel échange où le film pointe à nouveau, pour l’assumer, l’irréductible part d’opacité présente dans toute décision. Il est significatif que les détracteurs du film lui ont reproché son “invraisemblance” : et de fait il n’y a ici aucune continuité psychologique sur laquelle on puisse faire fond, mais la puissance coupante d’une décision prise non pas aveuglément mais dans une relative “myopie” [6]). Eloge d’un geste qui soit tel qu’il “puisse créer les conditions qui, rétroactivement, le font juste et opportun” [7]. Et dont rien ne garantit, une fois une telle décision prise, que quoi que ce soit s’ensuive (trait commun avec l’amour) [8].
La fin de The Four Horsemen réunit Julio et son cousin à la veille du débarquement dans une ferme en Normandie qui sert de Q.G. à une division blindée allemande. Cette visite de famille est une ruse de Julio car un émetteur caché dans sa voiture en indique l’emplacement et permet aux avions alliés de localiser le site à bombarder. Les deux cousins mourront ensevelis sous les décombres, tandis qu’on voit une dernière fois la chevauchée dans le ciel des quatre Cavaliers sur fond d’incendie. Leur première apparition correspondait à un moment véritablement “apocalyptique”, puisqu’il s’agissait, au début du film, de la mort du grand-père. Puis ils apparaissaient, mêlés aux images de guerre (sous la forme de stockshots passés au filtre rouge) que Julio “hallucine” au cours de la soirée des dignitaires nazis, séquence qui représente en quelque sorte le puits d’abjection qu’il aura été amené à entrevoir au cours de ses activités d’espion mondain. Leur chevauchée finale est paradoxalement celle qui correspond le moins à un effondrement catastrophique. C’est qu’en cette fin de film la signification mythique dont ils étaient les porteurs (la récurrence fatale d’une dimension inéliminable du Mal) s’est épuisée. Et leur dernier envol flamboyant, en définitive en soustraction de tout sens, n’est peut-être plus que l’emblème du film lui-même. Un autre mythe est en réalité venu à la place : celui que le film a bâti, a sécrété tout au long de son déroulement, et qui est le mythe de Julio lui-même. Julio en gloire. Puisque nous avons évoqué Corneille, nous pouvons citer la définition que donne F. Regnault de la gloire telle que l’entend la tragédie classique française : “la combinaison de l’amour en tant qu’il est délivré de la passion, et de la politique en tant qu’elle est débarrassée des calculs de l’Etat” [9]. L’image que le film lègue à notre mémoire est bien celle d’un Julio, interprété avec une élégance suprême par Glenn Ford, qui, vêtu de gants blancs, se rend en Rolls à l’endroit fixé pour une mission décisive dont il sait que, selon toute probabilité, il va y laisser la vie ; le même qui, la veille, avait déclaré à son aimée qui s’inquiétait de ses préparatifs de départ : “Je ne ferai jamais rien contre notre amour”.