Méditerranée (1963) de Jean-Daniel Pollet
Documentaire et montage
Partir d’un lieu commun.
Opérer une remise en cause de celui-ci.
Reconstruire sur les ruines émanant de cette opération.
Ces trois étapes sont constitutives de certains films marquants de Jean-Daniel Pollet tels L’ordre (1973), Méditerranée (1963) ou même dès son premier film Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958). Si ce principe triangulaire s’inscrit directement dans un sujet, il n’en fonctionne pas moins de manière réflexive, montrant ainsi que les films de Pollet s’inscrivent d’eux-mêmes dans l’histoire du cinéma du fait de leur propre fonctionnement. Et c’est particulièrement le cas de Méditerranée où Pollet transforme radicalement l’art du cinéma, non pas depuis le néant, mais bien à partir du cinéma qui se présente alors à ses yeux.
De même que le système des genres s’est avéré être un lieu propice à l’invention, le documentaire comme lieu de pensée, va être pour Pollet la ruine de ce lieu, sur laquelle il va édifier son propre lieu, sa propre pensée : Méditerranée.
Le titre primitif fut "La seconde vue". Il y a fort à parier que ce titre n’aurait pas amené la question du documentaire, car c’est bien le titre qui met le spectateur en attente d’un documentaire, avant même la vision du film. Et du coup, c’est ce qui fait que le film annonce explicitement un propos sur le cinéma de ses aînés.
Denis Lévy voit en Méditerranée le film qui inaugure la modernité de l’art du cinéma, en ceci qu’il contient, dès 1963, les caractéristiques du cinéma moderne. Je tenterai, quant à moi, du point de cette modernité, d’aborder la question du documentaire à la lumière de ce film et de voir en quoi Pollet réinvente le montage. Donc, je m’occuperai ici uniquement d’une partie de l’aspect réflexif du sujet.
I) LE DOCUMENTAIRE
On trouve chez André Bazin une définition implicite du documentaire à travers au moins trois textes écrits entre 1953 et 1957 dans le recueil Qu’est-ce que le cinéma ? (chapitres III, IV et VI. Les chapitres XII et XIII portant quant à eux plus particulièrement sur la question de la peinture au cinéma). Il s’agit d’un cinéma didactique, essentiellement ethnographique ayant pour situation l’exploration du monde. Le film de référence en serait Nanouk (1922) de Robert Flaherty.
Pour Bazin, le rendu de la réalité doit être prédominant. Il distingue par ailleurs dans le chapitre VII "L’évolution du langage cinématographique" deux types de cinéastes : "ceux qui croient à l’image et ceux qui croient à la réalité". Flaherty fait partie de ce deuxième type. Le premier, beaucoup plus vaste, situe des cinéastes qui en fin de compte travaillent sur la forme (montage, cadrage, "plasticité",...). Le documentaire selon Bazin interdit donc cette catégorie. En effet, il s’agit de privilégier la réalité sur le traitement de l’image. Mais le primat de cette transparence signifie également (comme on le verra plus loin) que le sujet du film est le plus souvent réduit à l’objet.
Par ailleurs, on a coutume d’entendre que le documentaire s’oppose à la fiction, et ceci dans un rapport antagonique. On a également coutume d’entendre que le débat sur cette opposition est un vieux débat, voire caduc, et que d’autres questions s’imposent comme étant d’un intérêt plus grand. Telle est la tendance générale que l’on peut trouver par exemple dans le livre collectif "Le documentaire français" (CinémAction n° 41, 1987) — certains textes outrepassent cette tendance. Pourtant, quand la fiction n’y est pas accusée d’être le mal du documentaire (donc une opposition existante est pour le moins sous entendue) les mots "documentaire" et "fiction" se suivent à la trace dans bon nombre de textes. Ce qui revient à dire que ces deux termes ne peuvent se définir l’un sans l’autre. Ou plutôt il faudrait se poser la question du rapport qui existe entre les deux termes. Le débat n’est ni vieux, ni caduc, mais bien de notre temps.
Je soutiendrai que l’opposition antagonique fiction/documentaire est erronée et que le malentendu réside en ceci qu’on ne distingue pas ce qui relève de l’art de ce qui n’en relève pas.
L’hypothèse que je fais est qu’il y a d’une part du reportage (ne relevant pas de l’art) et d’autre part de la fiction (condition de l’art). En corollaire, le documentaire ne se situe pas à ce niveau de catégorisation mais relève, soit du propos (acception qui est dans les grandes lignes celle de Bazin) soit du principe (acception inventée dans Méditerranée).
Chacun des plans du film résulte d’un voyage que Pollet a effectué durant plus de trois mois autour du bassin méditerranéen. La démarche est a priori celle d’un documentaire classique. Une série de plans semble illustrer le titre lui même. Cependant l’effet carte-postale s’estompe très vite, ne serait-ce que par la présence de certains objets tels l’usine de métallurgie ou la table d’opération de la clinique, objets, qui sans être significatifs de la Méditerranée, n’en sont pas pour autant là en tant que vision insolite de la Méditerranée (montrer l’insolite est du reste toujours un signe d’épuisement. Le fait de vouloir dépasser l’effet carte-postale par l’insolite ne donne en vérité qu’un autre type de carte-postale). Très vite, on voit bien que l’on n’est pas en face d’un documentaire : 1- Le texte n’est pas le commentaire des objets montrés. Il est pour le moins déroutant. 2- Les plans confrontés les uns aux autres montrent une grande hétérogénéité. On pourrait très bien imaginer un documentaire rien qu’à partir des plans de Méditerranée, montés dans un ordre différent, notamment en construisant des séquences où chacune d’entre elles aurait le même objet en commun. Par exemple une séquence "corrida". Mais au contraire, Pollet a organisé ses plans dans un rapport radicalement autre. 3- La bande sonore dans sa totalité ainsi que le montage singulier de ce film (il consiste à montrer à plusieurs reprises les mêmes plans) se soustraient au documentaire. On voit petit à petit que la réalité filmée importe peu en tant que réalité (ou plutôt en tant que partie de la réalité). Cela n’est pas un film sur la Méditerranée telle qu’elle est objectivement. Mais ce n’est pas plus une évocation de ce qu’elle a pu être historiquement et dont les vestiges en seraient les témoignages. Ceci étant tout au plus un point de départ parmi d’autres dans l’appréhension d’un sujet.
Dans le documentaire classique, le sujet du film est le plus souvent réduit à l’objet, à la réalité filmée. Autrement dit, si subjectivité il y a, donc pensée, elle n’a que rarement lieu cinématographiquement. Au pire, un texte vient penser ces images. Encore faut-il que ce texte ne se réduise pas à une simple description, ou inversement, que ce ne soient pas les images qui servent d’illustration au texte.
Cependant, si le documentaire classique se démarque du reportage, c’est qu’il s’agit de fiction. On le voit chez Flaherty dans Louisiana Story (1948) mais cela est déjà remarquable dans Nanouk (1922). Le cinéaste ne se contente plus de donner un rendu de la réalité, brut, objectif, lointain et donc délié de tout sujet (c’est le propre du reportage) mais de proposer un point de vue à travers une reconstitution sous couvert de l’éthique de l’authenticité.
Chez Pollet une image ne dit rien. Le monde n’est pas un flot de paroles dont le cinéaste aurait pour mission le déchiffrage. Dans Méditerranée, chaque image est suspectée, dans ce sens qu’il faut la voir et la revoir, non pas isolément (comme en peinture) mais dans la dépendance qu’elle entretient avec les autres images. Dans son unicité une image ne dit rien. On verra plus loin qu’il s’agit plutôt d’une multitude de significations et en quoi cela revient au même. Ici, l’image (l’objet) n’est pas un but (ce qu’il faut montrer), mais un moyen : la condition minimale avec laquelle le cinéaste va penser. Il faudrait plutôt dire la condition de la condition, puisqu’en vérité la pensée ne va être conditionnée que par la forme.
Par ailleurs, si Flaherty est la figure marquante du documentaire classique, il existe une autre figure importante en la personne de Dziga Vertov. Celui-ci s’engage dans une voie radicalement opposée à celle de Flaherty. Il est d’ailleurs remarquable que Bazin n’en parle pas ; ce qui se conçoit puisque dans la catégorisation qu’il propose, Vertov appartiendrait au "premier type" en ceci que le montage est chez lui prédominant.
Dans le documentaire classique les images passent pour être des preuves, les preuves d’une certaine réalité. Elles ont l’air de dire : c’est ainsi ; cela se passe comme ça ; ça a eu lieu et en voici la preuve. Par ce principe, il demeure interdit de douter d’une image. On a tendance à dire devant de telles images "c’est vrai" alors que l’on devrait dire "c’est la réalité des images qu’on nous présente", sans savoir finalement si elles sont fictives ou réelles.
Ici ressort le débat qui oppose réalité et fiction, preuve et mise en scène, vérité et mensonge. Le premier point est qu’on confond vérité et réalité comme je l’ai dit plus haut. Le deuxième point est qu’une image n’est pas une preuve, c’est une image. Si l’on s’en tient à l’aspect technique du cinéma, il suffit de regarder le journal télévisé pour s’en convaincre. Et même si la prescription de Bazin d’interdire e montage est respectée, le cadrage peut toujours cacher certains choses. Ou bien encore, on peut toujours simuler, voire trafiquer des images existantes. C’est bien pour cela que la propagande, quand il s’agit de désinformation, est toujours en bonne santé. L’image numérique ne fera qu’entériner cela.
En regardant Méditerranée de (trop) près, en l’analysant, on pourrait en effet se demander si telle image est de la mise en scène ou du pris sur le vif. Par exemple : la scène où la jeune fille reboutonne sa blouse ou lorsqu’elle se peigne, ou bien, la scène où une autre jeune fille entourée de personnes effectue des mouvements de la main avec une fleur. Ou encore, dans une optique différente, le laminoir, les monticules de ciment, ce qui semble être une clinique, sont-ils vraiment méditerranéens ? A vrai dire, contrairement à un documentaire classique où ce genre d’ambiguïté serait localisée, la question ici ne se pose même pas, ni en termes de preuve, ni en termes de mise en scène, encore moins dans une opposition antagonique entre fiction et documentaire. Le spectateur est en face d’images qu’il regarde les unes par rapport aux autres et non isolément ou dans un rapport à la réalité. On se dit plutôt, dans la première vision brute : là, j’ai devant moi un laminoir ; maintenant j’ai devant moi une jeune fille qui boutonne sa blouse d’une curieuse manière. On est devant un film qui se sert de la réalité objective en même temps qu’il s’en distancie.
Si le documentaire classique est une fin, le documentaire tel que l’utilise Pollet est un moyen.
Ainsi, le documentaire ne s’oppose pas à la fiction dans un rapport antagonique. Il faut l’intervention d’un troisième terme pour entériner cela : le reportage. Au pied de la lettre le reportage c’est ce qui est reporté d’un lieu géographique à un autre, c’est une partie de la réalité reportée sur la pellicule, c’est le filmage. Le reportage est un acte technique et non artistique. Bien sûr on pourra toujours rétorquer que le cadrage, l’angle de prise de vue sont déjà un choix, une interprétation. C’est plutôt un choix qu’exige l’appareillage technique, choix lui-même exigé par l’objet à filmer. En effet, contrairement au matériel sonore, le matériel cinématographique (ou vidéo) ne reproduit pas la réalité telle quelle. Il la représente (ce qui n’induit pas forcément l’art). Mais l’œil l’assimile comme étant en concordance avec la réalité (c’est aussi pour cela que je m’autorise à dire qu’on a affaire à une partie de la réalité reportée sur la pellicule).
Le reportage vise toujours un point invariant : le savoir. Il peut être médiatique (les actualités télévisées), encyclopédique (les documents didactiques), ou encore il peut servir d’outil de travail (les documents scientifiques).
Fiction et documentaire s’opposaient antagoniquement sur le point de la question de la réalité. Méditerranée nous montre que ce point n’a pas lieu. Il faut donc regarder ailleurs, changer de catégories.
Ce qui nous interroge ici, c’est la question de l’art. Dès lors, un nouveau rapport s’impose : le reportage et la fiction s’opposent sur le point de l’art. Le reportage, comme on l’a vu, ne relève pas de l’art. La fiction, en revanche, est la condition de l’art (il ne faut donc pas conclure que toute fiction relève de l’art). Pour ce qui est du documentaire, je le situe à un autre niveau de catégorisation. C’est un principe formel. Le documentaire classique relève quant à lui du propos où l’objet est la préoccupation première. Pour Pollet, il ne s’agit plus d’inventer, de transformer de l’intérieur du documentaire (c’est le système du réalisme esthétique), mais de transformer radicalement, c’est-à-dire d’inventer son propre système qui en corollaire propose un bilan du documentaire classique. En ceci le cinéma de Pollet est nécessairement et explicitement réflexif.
II) LE MONTAGE
Si la fiction est une condition de l’art, le montage est une procédure formelle de la fiction. Mais alors que dans le documentaire classique le montage est absenté au profit du découpage (d’où transparence), le principe documentaire tel que l’utilise Pollet est en interdépendance avec le montage.
Le montage au temps du muet, celui d’Eisenstein (Le cuirassé Potemkine, Octobre, La ligne générale), de Vertov (L’homme à la caméra) ou encore de Griffith (Intolérance), a disparu sous l’hégémonie de l’esthétique réaliste (primat de la transparence) aussi bien à Hollywood que sous le régime stalinien.
Il ne s’agit pas alors pour Pollet de faire table rase de trente ans de réalisme pour revenir en arrière et réappliquer simplement telle ou telle méthode de montage inventée par ses aînés.
Tout d’abord, le montage n’est pas un simple collage de plan. Voici ce qu’en dit Pollet : "Dans un film classique, Belmondo sort d’une voiture, entre dans un restaurant, va au téléphone. On le suit. Ce n’est pas du montage, même s’il y a des raccords, plusieurs plans : on se contente de le suivre, d’un plan à l’autre. L’ellipse — on coupe un peu dans le temps et le spectateur est censé comprendre ce qu’on a coupé — ce n’est pas encore vraiment du montage, il faut couper encore plus — qu’on ne sache pas pourquoi on passe d’un plan à l’autre. Alors on obtient une certaine logique, la poésie." (Art Press n° 145, 1990)
Dans son premier exemple il se réfère à l’esthétique réaliste où le montage est réduit au collage ; collage que l’on ne voit pas : c’est la transparence. Dans son deuxième exemple, où la transparence est un peu malmenée, il en ressort une idée qui réinterprète le premier exemple. Dans les deux cas on passe d’un plan à un autre dans la logique causale du récit dramatique. L’enchaînement se calque ici sur le temps réel. Son troisième exemple induit donc qu’un temps proprement cinématographique est crée. L’enchaînement causal est évincé. Dans l’histoire de l’art de la musique on trouve une évolution similaire. Le système tonal induit un enchaînement causal. En revanche au début du XXème siècle Webern, par exemple, se pose cette question (en substance) incessante : Qu’est-ce qui fait que je dois passer d’une note à une autre ? Dans Méditerranée en effet, on est tout d’abord frappé de voir des plans qui n’ont a priori dans leur enchaînement aucune logique (ni causale, ni autre). Ce n’est qu’au fur et à mesure que le film avance que la logique apparaît. Celle-ci n’est pas donnée à l’avance, comme cela peut l’être dans l’esthétique réaliste où une logique préexiste au film. Ce sont les conventions qui se donnent par exemple dans l’enchaînement dramatique.
Dans Intolérance Griffith propose une combinaison de montage et de collage. Ici, le montage a lieu, non pas entre les plans, mais entre les séquences ; les séquences, elles, sont un assemblage de plans par collage suivant la logique de l’enchaînement causal (même s’il y a une complexité interne due à plusieurs actions qui se jouent simultanément).
Chez Eisenstein, le montage a lieu de plan à plan. Il s’agit, tout comme chez Vertov, d’un montage qui induit un rythme. Par ailleurs, leur cinéma fonctionne comme un discours. La particularité de leur montage consiste alors à exalter le discours par le rythme. Par exemple, la séquence des deux Napoléons dans Octobre.
Bien que chacun de ces cinéastes ait un montage qui leur est singulier on peut y cerner quelque chose qui leur est commun : la répétition. C’est un procédé que l’on pourrait appeler musical. Pour s’en tenir uniquement à la musique classique, ce qu’on appelle le "thème" ne devient "thème" que s’il est répété. Je distinguerai deux types de répétition : la variation et la récurrence.
Dans Intolérance, l’idée nait de la répétition du récit, en tant que variation, par quatre fois de manière différente. Cette opération induit chez le spectateur la prise de conscience de l’Idée. L’opération de répétition possède, notamment dans l’accélération de la fin du film, un caractère hypnotique dû au suspens provoqué par l’interruption de chaque récit avant d’y revenir.
Chez Eisenstein, la répétition permet d’établir un rythme qui exalte le discours du film incarné dans les objets symboliquement. Par exemple : la séquence des deux Napoléons dans Octobre où un montage complexe s’effectue sur une variation autour de cinq objets (Kerensky, statuette de Napoléon, statuette primitive, Kornilov, tank).
Chez Vertov cela a lieu de deux façons : 1- Dans un rapport entre texte et image (qui peut être conçu comme l’ancêtre du montage son/image) où les deux sont soit en redondance l’un par rapport à l’autre, soit en complémentarité. 2- Dans la construction rythmique élaborée à partir d’objets mis en confrontation. Par exemple : la séquence, dans L’homme à la caméra, commençant par l’alternance opération de standardiste/opération d’ouvrière remplissant des paquets de cigarettes.
S’il est un point commun, quant à l’utilisation du montage, entre Pollet et ses aînés, cela se situe dans la répétition. Mais il ne s’agit plus là d’exalter un discours, ni même de faire discours, pas plus que de faire prendre conscience au spectateur de quelque chose par un procédé hypnotique.
Ici la répétition s’énonce comme nécessaire à la vision d’une image. Une image ne disant rien, étant par là suspectée (on reviendra là-dessus), l’idée ne peut être cernée que dans la confrontation des images répétées inlassablement pour qu’il reste quelque chose. Ce quelque chose étant l’idée.
Plus que de répétition en tant que variation, il s’agit de récurrence en ceci que le présent de la vision est, non pas interprété par ce qui précède, mais revu, revisité sous un jour nouveau.
Au niveau de la répétition, il s’agit chez les classiques de voir la même chose à travers des objets différents. Chez Pollet, il s’agit de voir quelque chose de différent à travers les mêmes objets.
On notera tout de même que Vertov utilise également la récurrence. Mais s’il utilise plusieurs fois les mêmes objets, il les filme de manière différente contrairement à Pollet qui nous re-présente les mêmes plans. Mais où l’effet change, c’est que chez Vertov ces objets servent, de manière parfois symbolique, à établir un discours. Chez Pollet, il n’y a pas de discours. Cela se concrétise notamment dans le fait que les séquences sont indiscernables. Il s’agit plutôt d’un long enchaînement interrompu une seule fois, pour le coup, par la séquence en noir et blanc. De plus, un discours c’est quelque chose qui relève plus d’une traduction en cinéma que du cinéma à proprement parler.
Pollet dit s’être rappelé d’un certain effet Koulechov :"Le même plan (suivi) d’un plan différent n’est plus le même plan" (Cahiers du cinéma n° 204 p. 31). Koulechov utilise ce principe pour engendrer un sens psychologique. Chez Pollet, il n’y a pas de psychologique, ne serait-ce tout simplement parce qu’il n’y a pas de personnage. Pas de personnage au sens classique. En effet, il y a bien un vieil homme qui rame, une jeune fille allongée sur une table d’opération... Ce ne sont pas des personnages (ils ne sont pas définis) et ce ne sont pas non plus des figurants, mais juste un vieil homme qui rame et une jeune fille allongée sur une table d’opération. Appelons ça des figures.
Pollet utilise l’effet Koulechov plutôt comme ceci : une image, dans son unicité, signifie trop. Elle rassemble toutes les significations qu’on a pu lui donner depuis le début de l’humanité et ayant évolué au fil des ans et ceci dans toutes les cultures ayant existé ou existant encore. Et c’est cette multitude de significations, de symboles même, qui fait que le spectateur est dans l’incapacité d’appréhender quoi que ce soit d’elle. Tout cela ne veut pas dire qu’il faille un savoir particulier préalable (autre que cinématographique) pour voir ce film, notamment connaître l’histoire méditerranéenne. Je crois qu’il faut tout au plus savoir qu’avant notre civilisation dite occidentale il y a eu : les civilisations égyptienne et grecque qui toutes deux ont fini par s’éteindre. Si une image signifie, c’est contre le gré du cinéaste. Donc, bien qu’elle signifie, une image ne dit rien (cinématographiquement).
En peinture, l’image dit quelque chose car elle est un montage, de lignes, de formes, de couleurs... On a déjà donc ceci : pour qu’il y ait sujet, il faut une rencontre entre au moins deux éléments. Ici c’est le montage de deux images et plus. Mais c’est aussi la rencontre avec la bande sonore. Rencontre d’éléments qui a priori n’ont aucun point commun, sont disjoints.
Une image seule, fixe, n’engendre aucun sujet. C’est l’absence de rencontre. Ainsi le sujet va être engendré de la rencontre d’éléments vides de sujet. Pourtant celui-ci ne sort pas comme ça d’on ne sait où.
Approfondissons encore cela. Chaque plan relève du reportage. Ce qui fonde la fiction, c’est précisément ce qui lui est étranger ; qui plus est ne relevant pas de l’art : le reportage. Certes, cela est valable pour tout film. C’est lié à son existence même. Toute chose est fondée par ce qui lui est étranger. Seulement cela ne se présente pas comme tel au spectateur. On ne peut le voir qu’en analysant les procédures structurelles d’un film, c’est-à-dire sans se soucier du film. Dans Méditerranée cela nous est véritablement présenté. Encore une fois, le film montre son propre fonctionnement. Ainsi la fiction du film va naître d’une rencontre, rencontre procédant du montage.
Isolons maintenant une image du film. Une scène de corrida par exemple. C’est une scène qui signifie une multitude de choses : la fête, la tradition, la mort, la fierté, l’orgueil... chacun y voit ce qu’il peut. Disons alors qu’elle signifie virtuellement.
Maintenant on confronte deux images. A chacune de ces images on a un nombre de significations virtuelles, dont certaines de ces significations se recoupent peut-être. Puis une troisième image arrive, se posant en supplément de signification. Puis une quatrième. Ainsi de suite, les significations s’amoncellent, se perdent dans les rencontres, s’entrechoquent, passent d’une image à l’autre, et il finit par rester quelque chose. Les signification se soustraient au film. Ce quelque chose est en perpétuel processus. C’est l’idée du film, ce que le spectateur cherche à appréhender, une idée qui ne cesse de se faufiler. Alors, on recommence la confrontation par le montage. Mais avec d’autres images en plus et ceci dans un ordre différent. Ainsi de suite, jusqu’à ce que les significations en trop se soient détruites, se soient soustraites dans le choc des images ; et pour certaines images cela prend plus de temps : une pyramide est porteuse de plus de significations qu’un monticule de ciment dans l’eau. (On voit là comment une pyramide, symbole du mythe égyptien en est réduite à un simple bloc de ciment et qu’inversement ce simple bloc de ciment prend l’importance d’une pyramide.) Mais c’est une entreprise sans fin. Méditerranée est d’ailleurs un film qui ne finit pas, ou qui finit brutalement, laissant le spectateur seul avec lui-même continuer le film. Contretemps (1989), est lui un film qui n’en finit pas de finir. Le générique a beau s’imposer puis s’achever, le film continue. On pourrait même dire que, de même qu’une image ne se voit pas une seule fois, le film non plus. C’est un film dont la vision ne se laisse pas épuiser, comme tout bon film, mais à la différence de n’importe quel film, Méditerranée nous le dit.
De même que le cadre, l’objet est une contrainte nécessaire à l’existence du cinéma. Il ne s’agit pourtant pas d’asservir le cinéma à l’objet (ce que fait le reportage ; ne relevant pas de l’art) ni de tomber dans l’autre extrême, c’est-à-dire de se passer entièrement de l’objet (ce qui nous conduit dans le domaine des Arts plastiques, proclamant du même coup l’inexistence du cinéma). L’histoire nous montre combien le cinéma a du mal à s’éloigner de l’objet. Sur ce point Méditerranée constitue un manifeste : comme on l’a vu au chapitre précédent un objet signifie virtuellement et ses significations n’ont rien de cinématographique. Elles sont partie intégrante de l’objet, un poids réel et agissant. Ce sont elles qui provoquent l’asservissement, éventuel, du cinéma à l’objet. Et c’est justement ce qui empêche la pensée cinématographique d’avoir lieu, parce que celle-ci est masquée par la présence, la parole, évidente, immédiate de l’objet. Ainsi on pourrait voir Méditerranée comme un long processus de destitution de l’objet. Chaque image est alors suspectée parce qu’elle supporte l’objet.
En corollaire, on pourrait s’arrêter sur une séquence pour voir combien l’objet, dans la procédure formelle du montage, importe peu. Prenons cette longue séquence dont le texte nous indique déjà le processus à venir : "Les pièces du jeu seront relancées, autres et les mêmes, de la même façon et différemment." Je vais nommer les plans à l’aide des objets qu’ils contiennent pour qu’on puisse se remémorer la séquence :
Amphithéâtre grec // colline en forme de cirque recouverte d’arbres // de nouveau l’amphithéâtre.
Puis, un peu plus loin :
Une momie // une pyramide // les pierres d’une pyramide vues de trois-quarts // de nouveau la momie // travelling sur un oranger // les pierres d’une pyramide vue de face // de nouveau la momie // des monticules de ciment dans l’eau.
Dans la première série, la disposition des arbres dans le creux de la colline fait, d’une certaine manière, que ce plan ressemble au plan de l’amphithéâtre.
Dans la deuxième série, l’analogie est plus complexe. Ce qui frappe toujours, ce sont les dents de la momie que l’on retrouve dans les pierres de la pyramide.
Je n’irai pas plus loin dans cette analyse qui ne rend pas vraiment compte des rapport complexes qui existent entre les plans, rapports indicibles donc proprement cinématographiques, et qu’on ne peut vraiment ressentir que dans la vision du film dans son ensemble.
Toujours est-il que l’objet, en tant que signifiant latent, est évincé. On passe d’une image à l’autre, non pas par les objets mais par les rapports analogiques qui se glissent entre les objets. On pourrait appeler ça une analogie objectale ou analogie d’image. Les objets deviennent neutres, car ici c’est leur forme (entendre leur plastique) qui attire l’attention. L’image devient en quelque sorte abstraite. Ce montage-là ne constitue qu’un type de montage utilisé dans Méditerranée. Je n’entrerai pas dans l’analyse des différentes procédures.
Les significations cachent un sous-ensemble : les symboles. Un symbole est une idée figée en une image. Le cinéma d’Eisenstein est fortement symbolique. Il en use pour établir son discours. On pourrait dire que Koulechov (dans l’expérience dite "Effet Koulechov"), lui, crée le symbole sur deux images.
Pierre Francastel dit : "Le but de l’art n’est pas de rendre le réel symbolique ni de réaliser le symbole" (L’image, la vision et l’imagination). Le symbole, qu’il soit restitué ou créé, n’est jamais qu’une fixation dans le définitif. Avec Méditerranée, il s’agit de ne jamais s’arrêter à la première vision. Ce serait créer le symbole, rendre définitive une vision des choses, être dogmatique. Alors, si Pollet ne crée pas le symbole, le spectateur est invité à faire de même. Comme le dit Sollers, le spectateur est "conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée". Le spectateur est convoqué devant le miroir réflechissant son propre dogmatisme latent ; un dogmatisme du regard. Mais il ne s’agit pas non plus de dire que tout est possible, d’obtenir un multiple infini, qui du coup absenterait toute pensée (ce qui se donne dans un certain cinéma dit expérimental). Il s’agit plutôt, depuis le vide tissé de la disjonction des images, d’appréhender les limites qui encadrent l’idée du film ; limites, elles, en perpétuel processus. Le regard requis appelle à l’humilité puisqu’on "n’est plus qu’un point de plus en plus perdu et lointain".
Le montage n’a pas lieu uniquement entre les images. La bande sonore vient simultanément rencontrer la partie strictement cinématographique. Et de même qu’il y a un montage d’images hétérogènes, on trouve une disjonction entre image et son. La bande sonore peut se diviser en trois parties distinctes : le texte —la musique —les "autres sons".
La musique, tout comme les "autres sons", se constitue en différents blocs qui sont répétés de manière différete tout au long du film. Tout deux permettent d’une part la mémorisation des séquences, et d’autre part, ce qui est plus important, de voir de manière différente les image proposées.
Toutefois, je ferais un reproche concernant la musique. Si je disais précédemment que ce film n’a pas de caractère hypnotique, la musique néanmoins, pour ce qui me concerne, me charme au point de me laisser bercer par elle. Ceci empêche alors une distance requise quant à ce qui se passe à l’écran.
Quant au texte : classiquement, un texte lu en voix off est, soit redondant (description des objets), soit informatif (apportant un supplément d’information d’ordre objectif que les images ne contiennent pas : la voix d’un narrateur, ou la pensée [c’est une information objective par rapport au sujet du film] d’un personnage ne se dévoilant pas à voix haute), soit se posant de manière contradictoire par rapport au texte (pour obtenir un effet comique, ironique, ou chose plus rare, pour changer le sens des images dans certains films de commande). Le texte de Sollers n’est rien de tout cela.
Cependant, il constitue à mon avis une erreur sur au moins deux points :
1- Il est hermétique.
2- Il est trop explicatif.
Eclaircissons cette apparente contradiction.
1- Le texte est poétisant, dans ce sens qu’il parle du cinéma avec des termes empruntés à d’autre domaines, et pour on ne sait quelle raison. Le mot "tableau" par exemple, alors qu’il serait tout aussi simple, et plus clair, de parler de plans. Il y a fort à parier que le texte soit responsable de la réputation que Méditerranée a, d’être un film "difficile".
2- Une fois que l’on a saisi que le texte explique le processus du film cela devient plus clair, puis trop clair. Certaines phrases sont malgré tout fort intéressantes : "On est dans ce travail millénaire, incessant ; l’une après l’autre, les pièces du jeu sont reprises, elles seront relancées, autres et les mêmes, de la même façon et différemment" ; "la moindre chose est aussi vaste que la plus vaste" ; "conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée." Mais à côté de ces phrases en viennent tout un tas d’autres, qui, me semble-t-il, sont trop plaquées sur l’image, voire redondantes, non pas par rapport à l’image, mais au processus en cours. C’est-à-dire qu’elles gênent la vision que se fait simultanément le spectateur du film. Cela donne une certaine lourdeur : "L’accumulation de mémoire se poursuit, monotone" ; "rien ne parle plus, mais c’est une sorte de parole tacite, arrêtée juste avant la parole, endormie, qui ne peut franchir ce champ où elle est freinée" ; "le rapport se fait plus étroit, plus rapide" (ici la lourdeur est accentuée par la musique qui s’accélère) ; "rien ne parle plus" (sur les photos en noir et blanc) ; "contre toute attente, un reflux irrésistible" (après les photos en noir et blanc). Le texte est donc celui d’un spectateur qui aurait vu plusieurs fois le film et qui donnerait au spectacteur (nous) les clefs quant à la façon de voir le film. Quelle frustation ! Il dit implicitement tout savoir sur le film comme sur le spectateur et se donne à entendre, en surplomb du film et du spectateur, tel une sorte de dieu. Ainsi on reçoit en oscillation un texte hermétique puis un texte qui nous dirige. Cette erreur est malheureusement réitérée et accentuée dans Contretemps.
Enfin, si Pollet propose un regard sans cesse renouvelé, délié de tout dogmatisme, pour que, du film, il reste ce quelque chose de rare qui fait figure d’éternité, la vérité, Sollers semble dire que la vérité sombre dans l’oubli avec le reste. Tout devenant possible, rien n’est finalement possible. Et c’est à l’absentement de la pensée que l’on court comme on peut le voir dans Contretemps où seul Raimondakis le lépreux (et le film) pense encore ; pensée terrible à l’égard des autres intervenants puisqu’elle met en garde contre l’absence même de la pensée. Je crois en revanche que pour Pollet, ce reste, cette éternité, existent. Ce que je vois à travers au moins ce plan de Méditerranée — je m’expose là au risque d’isoler une image des autres alors qu’au contraire elles se valent toutes comme le dit le film, mais si je le fais, c’est que son caractère exemplaire naît de la rencontre avec les autres images, de sa place dans le film — il s’agit de la jeune fille qui boutonne sa blouse. C’est un geste anodin qui pourrait être sans merveille, mais au contraire : la jeune fille, au lieu de boutonner sa blouse de haut en bas ou, vice versa, la boutonne un coup en haut un coup en bas. Ce simple geste écarte alors, au même titre que le dogmatisme du regard, l’idée de mort qui parcourt inlassablement et de façon sans cesse renouvelée l’oeuvre de Pollet.