Val abraham (1993) de Manoel de oliveira

par Annick Fiolet

Val Abraham a été réalisé à partir du livre d’Agustina Bessa Luis, une adaptation de Madame Bovary pour le Portugal. Ce film est une pensée sur l’amour, plus particulièrement sur la difficulté pour le XX° siècle de sortir du romantisme.
Le romantisme, par sa conception idéaliste de l’amour, se heurte au réel, et perçoit la différence des sexes comme une impossibilité de l’amour fusionnel, qu’il tente de combler par l’imaginaire.
Le film marque la disjonction sexuelle par la présence de deux points de vue : d’une part celui d’une femme, Agustina Bessa Luis, car de nombreux passages de son livre sont dits intégralement par la voix off d’un homme, Mario Barroso, d’autre part, le point de vue de Manoel de Oliveira, qui présente une pensée en cinéma.
Val Abraham pense le romantisme, en dehors de toute exaltation des sentiments, au contraire en employant divers procédés de mise à distance du spectateur.

Dans les films réalistes, l’histoire sert de support à l’élaboration d’un sujet par le biais d’un procédé de typification. "les personnages, les situations et les tonalités (les atmosphères) (...) sont stylisées de telle sorte qu’ils puissent incarner des idées, des types universalisables, tout en demeurant des représentations plausibles de la réalité. (...) Les acteurs du récit doivent rester des personnes fictives, mais avec une abstraction suffisante pour suggérer des figures universalisables de l’humanité. (...) Le type est l’endroit où l’idée s’incarne dans la réalité" (Denis Lévy). Manoel de Oliveira use de ce procédé, mais en effectuant une torsion par rapport à ses lois : Val Abraham traite en effet de la question du Portugal par le biais d’une incarnation, si on considère Ema comme une figure de la nation. Cependant, le film adopte une attitude réflexive par rapport au réalisme, dont il montre un des processus artistiques par une mise à distance du spectateur : l’incarnation est déjouée par l’emploi de deux actrices très différentes. La première, Ema jeune, est blonde, d’une sensualité provocante, qu’elle porte avec grâce et innocence. La seconde Ema est brune, a le visage plus mince, et sa sensualité est beaucoup plus intime. Les deux Ema sont pourtant reconnaissables comme un même personnage, notamment par le fait qu’elles boitent toutes deux. Cette claudication, qui n’apparaît pas dans le Madame Bovary de Flaubert, reste assez mystérieuse, mais on peut y voir le signe physique d’une difficulté à vivre dans le monde réel. Par cette double incarnation, l’accent est mis sur la présence de l’acteur, brisant ainsi toute tentation d’adhésion. L’incarnation ne s’effectue donc pas sur le mode de l’identification, et on pourrait dire que le processus de l’abstraction réaliste est présenté à visage découvert, puisqu’il ne passe pas par une tentative de séduction du spectateur, pourtant séduit par ces deux femmes.

DISJONCTION : L’IMAGE ET LE SON, LE CHOC DE LA SYNCHRONISATION

Dans Val Abraham, le son est parfois synchrone, mais la synchronie se distingue alors de l’illustration : la scène où Carlos vient pour la première fois au Romesal, M. Cardeano demande à Ema si elle se souvient de lui, et elle répond alors avec une moue : “non, je ne me souviens pas.” La voix off de Mario Barroso contredit alors l’image, en nous affirmant sur un ton objectif et neutre, qu’en fait, elle s’en souvenait tout à fait, qu’”elle le trouvait beau, avec ses dents régulières de caissier”.

On parle toujours du son, synchrone ou non, par rapport à l’image, ce qui, implicitement, place l’image au-dessus du son. Dans Val Abraham, au contraire, image et son coexistent dans un rapport d’égalité : on peut donc parler d’une image désynchrone par rapport au son. Ainsi dans la scène du restaurant, Ema et son père discutent à table, et tout à coup, une voix se fait entendre : c’est celle du Dr Carlos Paiva, dont on ne voit pourtant que le costume bleu, sectionné par le cadre au niveau des épaules, comme une sorte de plan américain inversé, un “plan portugais”. Cette arrivée incongrue est l’inverse d’un surgissement : le personnage apparaît sans visage, marquant le point de vue d’Ema qui n’y prète aucune attention.
La synchronisation peut s’effectuer brutalement, quand le dialogue off devient in : le son, par sa continuité, marque la synchronisation comme rupture par la discontinuité du montage de l’image. Ainsi quand Ema se rend chez les sœurs Melo, un plan nous montre la voiture qui monte une côte vers leur demeure, alors que la voix off anticipe l’image en nous décrivant Ema déjà en train de monter l’escalier dans la maison. La voix off nous indique qu’Ema arrive en haut et se voit alors dans un miroir, ce qui soudainement correspond à l’image d’Ema qui arrive devant un miroir. Toute la scène de la montée de l’escalier constitue une ellipse visuelle, mais pas sonore, et la synchronisation soudaine de l’image et du son apparaît comme un choc. Le même procédé est utilisé quand Carlos vient pour la première fois chez Ema : Carlos monte l’escalier, M. Cardeano vient l’accueillir, lui serre la main, mais la voix off est en décalage total avec l’image, puisqu’on entend par anticipation la conversation déjà bien entamée de Carlos avec le père d’Ema. Là, encore, brusquement, alors que la conversation suit son cours, l’image des deux hommes apparaît brusquement, rattrapant le dialogue déjà entamé.

EMA, UNE FIGURE DE LA NATION

Cet énoncé apparaît véridique si l’on considère Ema dans sa relation aux autres personnages : elle s’oppose aux hommes qui incarnent l’idée de pouvoir, c’est-à-dire l’Etat, et se distingue nettement des autres femmes qui, elles, sont des figures de la morale, de la religion. Il faut souligner cependant la connexion évidente entre l’Etat et la religion dans le cas du Portugal, et la nation apparaît alors rebelle à ce qui voudrait figer son évolution, notamment sur la question de l’amour.

Il est clair que le mariage d’Ema avec Carlos, quand elle déclare : "Je ne sais même plus pourquoi je me marie, je ne l’aime pas ", que ce mariage est le refus d’une première domination, celle du père. La première Ema, la blonde, est tout de suite présentée en opposition à l’Etat, dans la scène stupéfiante où elle provoque des accidents de voiture, en exposant toute sa beauté, sur la terrasse de Romesal, aux yeux des automobilistes aveuglés. Cette affaire prend tant d’ampleur qu’elle en arrive aux oreilles du maire, représentant institutionnel de l’Etat. Celui-ci va se plaindre au père (le responsable indirect), qui bien sûr n’admet pas que sa propre fille soit déjà une révolutionnaire : il est admis que ce sont les vitres illuminées de la véranda qui éblouissent les conducteurs, explication certes douteuse que le père confirme par un magistral : "absolutamente, absolutamente ". On constate ici l’association étroite entre Etat et religion, par le fait qu’Ema ne peut s’opposer à l’un sans s’opposer à l’autre. Ainsi, semer la panique dans la ville, s’effectue par le biais d’une conduite amorale : elle provoque délibérément le trouble chez les hommes. L’idée qui apparaît alors, c’est qu’une conduite amorale, un affront à la religion, est aussitôt réprimandé par l’Etat.
Dans cette optique, le personnage du père est également présenté comme ultra-religieux, dans la scène où il est caractérisé par son chapelet : le cadre est fixe, et le personnage apparaît en train de tourner en rond dans une pièce sombre, complètement flou, au point que l’on suppose une erreur technique. Or, il avance vers la caméra, se retourne, de sorte que seul son dos et ses mains occupent le cadre (en "plan portugais"), et soudain on voit le chapelet qu’il égrène, de façon incroyablement nette.

Par ailleurs, la confrontation d’Ema à la religion s’effectue par son opposition aux autres femmes, notamment au personnage de la tante. La religion apparaît comme une représentation théâtrale dont les acteurs seraient inconscients de la comédie qu’ils jouent : la tante d’Ema est une bigote dont les accessoires sont la croix et le chapelet, et comme le dit Ema elle-même, le tryptique du Romesal fonctionne comme un décor. Ema a la conscience du ridicule de cette représentation non-perçue comme telle, quand elle demande à sa tante si elle devrait comme elle, se déguiser, mettre une cornette, réciter des prières ; et cette idée de mascarade la fait rire aux éclats, d’un rire cristallin, provocateur, qui terrorise sa tante, qui se signe alors comme pour exorciser ce surgissement démoniaque. Cette scène rime avec celle du repas de famille, où le maire entonne une chanson loufoque où il est question d’un canari mort et d’une fourmi qui danse la gigue, faisant ainsi s’esclaffer toute la table. La tante, choquée, se retourne et lance un long et terrible regard à la caméra, comme pour prendre à témoin le spectateur d’un scandale : il apparaît impossible alors d’avoir une attitude passive, il devient soudain nécessaire de penser à son propre point de vue, à moins de se cacher derrière son fauteuil.

POSITIONNEMENT DE LA FEMME PAR RAPPORT A LA RELIGION

Dans Val Abraham on remarque deux types de femmes, d’une part la femme charnelle qui désire les hommes et assume ce désir, ce type de femme étant représenté par les trois servantes, qui constituent une des facettes de l’éducation d’Ema ; d’autre part la femme frustrée, incarnée doublement par les deux soeurs Melo, perverses, et par les deux soeurs de Carlos, gardiennes d’une morale hypocrite. Ema, figure de la nation, est confrontée à ces deux types de femmes de deux siècles différents : le XX° siècle est présenté comme libéral, où le rire voudrait exorciser la morale du XIX°siècle, comme la scène des femmes au lavoir. Les servantes s’amusent du trouble d’un homme qui passe, et rient d’une vérité au-dessus de toute morale : la femme désire l’homme, et si elle le chasse à coup de torchon humide c’est simplement une marque de son pouvoir de décision.

Toute cette scène est très sensuelle, et très musicale, surtout au moment où l’une des femmes dialectise leur fausse querelle sur le désir, par une alternance suave de "non" et"si".

Le rire encore, devient sourire mordant contre la morale, et son aspect pervers, dans la confrontation d’Ema avec les soeurs Melo : cette scène est très éprouvante et marque pour Ema un pas de plus dans la rébellion. Dès son arrivée chez les soeurs, la profondeur de champ et le champ/contrechamp avec d’un côté les deux soeurs figées, et de l’autre Ema qui s’avance, marque l’incompatibilité des forces en présence. Les soeurs, figure double d’une même idée, jaugent et jugent Ema, "celle par qui le scandale arrive", qui bien que vêtue de blanc finit par montrer les dents : "elle sourit comme si elle allait mordre ".

Entre ces deux types de femmes se situe une figure à part, Ritinha, la servante muette, qui, elle, se situe en marge de la morale, puisqu’elle a choisi le renoncement à l’amour et au sexe. Ritinha est une belle femme, qui n’a pas manqué du désir des hommes à son égard, son renoncement est une décision personnelle, un choix douloureux, motivé par sa peur d’engendrer des enfants muets comme elle. Dans la scène du lavoir précédemment décrite, son sacrifice apparaît sur son visage, ses yeux pensifs, son front soudain crispé, et la façon dont elle bat son linge sur la pierre, avec une rage interne. Malgré son refus du sexe, Ritinha a choisi en pensée le camp des femmes charnelles, car dans cette scène elle est dans le même plan que les trois autres servantes, elle sourit à leur propos acquiesçant ainsi muettement à leur comportement sexuel. Cette femme mystérieuse, qui pourrait d’ailleurs être croyante, ne se soucie pas de la morale. Cette prise de position est marquée également par l’antagonisme de l’autre camp à son égard, car ce sont les soeurs de Carlos, incarnations vivantes de la moralité, qui chassent Ritinha du Val Abraham. Ritinha part, sans un mot, avec cette assurance de la femme juste, elle disparaît peu à peu sur le chemin bordé de palmiers, pour faire place à l’horizon, laissant ainsi un vide douloureux.

RITINHA, FIGURE DE LA TRADITION : LE TRAVAIL COMME VALEUR CONSTANTE

Il n’est pas anodin que Ritinha soit caractérisée par son travail, elle apparaît toujours en action, avec insistance,comme dans le plan très long où elle est seule au lavoir : on la voit frotter le linge consciencieusement. La nation trouve là un point de repère important, Ema expliquera à Dossem, dans leur discussion sur le monde et le siècle, que Ritinha se réalise dans son travail, dans ce geste simple et répétitif qu’elle effectue au lavoir. Ritinha ne bavarde pas, elle travaille, elle est la figure même de la fidélité, de la continuité, c’est en ce sens que je la nomme figure de la tradition. Dossem est choqué par cette femme "rétrograde", qui se démarque d’un des aspects principaux du XX°siècle : le progrès. Cependant elle est moderne, puisqu’elle incarne l’idée du libre arbitre, la liberté étant également en évolution du XIX°siècle au XX° siècle, au sens où la liberté n’est pas une absence de règles mais un respect des contraintes que l’on s’impose à soi-même. Cet aspect de la continuité liée à la tradition est présent dans le film, puisque classicisme et modernité y coexistent pacifiquement. Je cite Manoel de Oliveira, pour qui cette idée est fondamentale : "Je prends classique au sens de Bossuet : ce qui reste bon avec le temps. Mais en fait je préfère un autre mot, la tradition. On ne peut plus couper aujourd’hui le temps en deux, il n’y a plus un avant et un après, et moi j’incarne ce fil qu’on ne peut pas couper et qui se rattache loin, très loin, presque au début du cinéma puisqu’il s’agit du muet. C’est comme ça que je porte une tradition dans le cinéma. C’est la même chose avec l’histoire du Portugal, comme j’ai essayé de le montrer dans Non ou la vaine gloire de commander : on ne peut pas délier l’Histoire en plusieurs moments distincts. Au contraire tout s’enchaîne et il est plus intéressant de se placer sur ces continuités que sur les ruptures, c’est plus riche. C’est une façon de marcher, de se diriger vers l’avant, en sachant qu’on a un dos et qu’on peut s’adosser à tous les évènements qui se sont passés derrière soi. Plus on met d’évènements derrière soi, plus il y a de tradition, moins il y a de ruptures et d’oublis, plus on va loin, plus on a d’énergie”. (Cahiers du Cinéma n° 466).

Ritinha par sa présence muette participe à la prise de conscience d’Ema par rapport au travail, qui tente de suivre son exemple au Vésuve : elle revêt une tenue simple, ce qui est rare, et lave les marches du perron de la demeure d’Osorio. Cette tentative de travailler se heurte à deux opinions extérieures, d’une part celle de Caires, le domestique qui considère qu’Ema n’est pas à sa place, et d’autre part celle du postier, qui la pousse à "revendiquer" tout en protestant qu’une femme comme elle, une femme aussi belle, enfin une femme, ne doit pas travailler. Ema, qui dans cette scène incarne vraiment pour la première fois l’idée du peuple, lui répond au nom du peuple : revendiquer pour quoi ? Si les patrons font mon travail, que me reste-t-il ? En effet, que reste-t-il au peuple si on lui prend le travail ? Ici encore, la distinction est marquée entre l’idée d’évolution et le progrès. Cette scène présente également ce qu’il y a d’évolution dans le XX° siècle, en montrant le caractère obsolète de la notion de classe sociale, qui de plus se distingue essentiellement de l’idée du peuple. Le motocycliste ahuri ne fait pas partie du peuple du fait qu’il refuse à la femme le droit au travail, bien qu’il soit au plus bas de l’échelle sociale, du fait qu’il se courbe devant Caires.

L’AMOUR EN QUESTION
PENSER LE ROMANTISME : NECESSITE D’UNE DEDRAMATISATION

Dans Val Abraham, ce qui frappe le plus, c’est qu’il traite de la question de l’amour en l’absence de tout sentimentalisme, de toute conception pathétique de l’amour, avec un désir évident d’objectivité. On remarque l’absence de larmes, de cris, de toute intériorité sentimentale, de cette tonalité exaltante propre à la représentation romantique. A l’encontre des adaptations cinématographiques précédentes — je pense en particulier à celles de Renoir et de Minnelli — Manoel de Oliveira pratique la dédramatisation. La tonalité du film est lyrique, certes, mais un lyrisme qui justement marque la distinction entre le poème et le romantisme. A notre époque, le romantisme n’est pas réellement pris en considération, il reste une idée vague, il est fréquent d’entendre dire indifféremment "c’est poétique" ou “c’est romantique”. Or Val Abraham n’est justement pas un film romantique. Il est proche du poème, par sa construction. Je suis partie d’une constatation : il est difficile de se souvenir de l’ordre chronologique des séquences alors que l’on se souvient avec précision des scènes prises séparément. Cela est à attribuer au montage,cumulation de blocs temporels qui peuvent être arrachés à la durée du film, et mis en correspondance par la pensée, dans un espace extérieur au film, mais qui reste propre à la logique du film. Ainsi, on peut établir des correspondances entre des séquences et constituer ainsi sa propre pensée. Deux scènes du film forment une sorte de rime en cinéma, sur un même thème, le désir : dans la première, la blonde Ema, dont le désir est encore sans objet, respire une rose, pourtant fausse, avec grâce, en rejetant la tête en arrière, elle caresse ensuite la rose avec ses doigts tandis que la voix off cite un texte du XIX°siècle, sur le sexe de la femme comparé à une rose butinée par les abeilles. On retrouve le même geste de la respiration dans la scène où Ema — la brune —, seule dans sa chambre, rejette la tête en arrière pour goûter cette fois réellement l’odeur des cigares oubliés au bal par Fernando Osorio. La position est identique, le geste est également évocateur du désir sexuel, la même image est répétée avec deux actrices différentes et deux objets, une rose, une boîte de cigares. On repense alors au procédé de la répétition dans Mon Cas, car ici encore il y a une reprise avec des éléments de décalage qui créent une mise à distance du spectateur et font percevoir l’idée du désir dans une correspondance soudaine des deux scènes.

DEDRAMATISATION PAR UNE THEATRALITE MANIFESTE : LA SCENE DU MARIAGE

Pour la scène du mariage, Oliveira adopte les conventions théâtrales, car le champ/contre champ délimite d’un côté la scène et les acteurs (le prêtre, Carlos et Ema), de l’autre les spectateurs, sinistres. Il me semble raisonnable de dire que cette scène agit comme un théâtre de conventions désuètes mises en défaut : les acteurs "ne savent pas" leur texte, ils le lisent (insistance par le gros plan sur le livre) ; le rituel de l’échange des anneaux apparaît dans toute sa réduction à l’objet quand Carlos, est ébloui par l’éclat du plateau où sont déposées les alliances, ce qui fait apparaître le mariage comme scène de la rencontre manquée. De plus, l’idée du bonheur, indissociable de l’amour, est elle-même réduite à l’objet, ou plutôt à la couleur, par le bleu dont Ema s’évertue à s’entourer, à se revêtir littéralement de la tête aux pieds (du ruban de son chapeau jusqu’aux chaussures), ce bleu qu’elle réclame tout comme elle désire faire l’expérience de l’amour.

C’est dans le mariage qu’Ema réalise que l’amour doit être une utopie. On pourait parler d’une illusion , qui s’effectue sous la forme d’un constat , d’un état de fait , et non par l’expression d’une douleur exacerbée. Cette prise de conscience est annoncée par la voix off, qui n’est pas celle du sentiment, mais celle de la déclaration, dont la diction est neutre : “Ema se trouvait loin de l’amour romantique, fusionnel, qu’elle avait imaginé”. Le spectateur, au travers des actes d’Ema, perçoit le caractére essentiellement imaginaire propre à l’amour romantique, un amour qui se brise dans sa confrontation au réel. Du fait de la double incarnation, le spectateur est appelé à se remettre en question par rapport au romantisme. Le film ne nous place pas dans le clivage de l’identification ou du rejet, mais dans un intervalle qui invite à la lucidité. La trajectoire d’Ema marque la difficulté pour le XX° siècle de penser le romantisme pour s’en détacher. Cette difficulté apparaît par le comportement manifestement romantique des hommes qu’elle rencontre, pour qui l’amour est réduit à la sacralisation de l’autre. Dans la scène du bal, les hommes parlent de l’amour devant des figures sacrées comme Vénus ou le soleil, qui sont des représentations d’un amour mythique. Ema est elle-même l’objet d’une sacralisation, marquée par les discours qui touchent à sa beauté. Carlos dit : Une telle beauté peut justifier l’amour d’un homme. Dans cette phrase on retrouve encore l’idée de la mort, l’idée que l’amour doit être passionnel, où le sacrifice de sa vie pour l’autre est une preuve nécessaire. Ema reprendra cet énoncé, quand elle demandera au jeune Antonio : “Pourrais-tu mourir pour moi ?” C’est la réponse affirmative qui la fait l’accepter comme amant. Dans cette scène elle est extrémiste dans le romantisme, rattachée par cela au XIX° siècle, bien que pour une fois elle arbore une tenue très actuelle, une combinaison en jean.

La sacralisation est également présente dans sa relation avec son premier amant, Fernando Osorio, mais dans ce cas, c’est lui qui cherche à l’impressionner, comme nous le dit explicitement la voix off. Il veut susciter chez elle l’admiration, réduisant ainsi l’amour à une contemplation mutuelle, où le seul lien est d’ordre sexuel.

Caires, lui aussi est une figure de la dévotion amoureuse : il ne peut faire sa déclaration que lorsqu’Ema habillée en servante semble redescendre du piédestal où il la place lui-même. Par ses yeux mêlés de désir et de crainte, Ema apparaît comme la déesse intouchable : la déclaration de Caires est l’annonce d’un profond respect, mais d’un respect trouble qui lui semble blasphématoire. Cette déclaration sera réitérée plus tard, quand Caires devenu riche, ayant quitté sa place de domestique au Vésuve, pense par cela avoir réduit la distance sacrée qui le sépare d’Ema, ose lui parler à nouveau de son “profond respect”, mais sous la condition qu’il s’agenouille devant l’idole.

Ema attend l’amour, et veut provoquer une rencontre par son mariage : son attitude romantique consiste à vouloir atteindre un amour imaginaire à partir d’un “objet arbitraire”, Carlos, son premier prétendant. Dans la scène où on l’habille pour son mariage -les coulisses avant le spectacle- elle aperçoit une ombre sur le fleuve : “qu’est-ce que c’est ?” demande-t-elle à une des servantes du Romesal. “C’est le bateau qui traverse le Douro” répond celle-ci après une hésitation, mais Ema n’est pas satisfaite de cette réponse prosaïque : “non, c’est un homme” affirme-t-elle. C’est cet homme imaginaire qui lui apportera l’amour idéal qu’elle désire. Ema est touchante, sa naïveté nous émeut, elle n’est pas une Bovary caricaturale, mais elle appelle à regarder le romantisme qui sommeille en chacun de nous. “Je ne suis pas une Bovary !” affirme-t-elle à Pedro Lumiares, et ses mots nous rappellent ceux de Flaubert : “Mme Bovary, c’est moi.” Le rapprochement de ces deux énoncés montre la difficulté à penser le romantisme en terme de continuité, pas comme quelque chose qui se serait éteint de lui-même à la fin du XIX°. Ema énonce ce refus de nommer le romantisme, elle nie son existence et par cela elle est une victime condamnée. L’idée est que nous sommes toujours en péril du romantisme, dont il faut se tenir à distance par la pensée.

ROMANTISME ET DISJONCTION SEXUELLE

Le romantisme est une conception fusionnelle de l’amour et de ce fait il est source de malentendu : c’est cette expérience qu’Ema renouvelle à travers la cumulation de ses rencontres. Pour Ema, le fait que l’amour marque une différence sexuelle est perçue comme une mort pour l’amour, puisqu’elle le conçoit comme un idéal fusionnel. Je reprends les termes d’Alain Badiou sur la question de l’amour, afin de montrer comment la disjonction sexuelle apparaît comme pensée en cinéma, dans Val Abraham : “Il y a deux positions de l’expérience [de la situation amoureuse]”. “On conviendra de dire que les deux positions sont sexuées, et on les nommera la position “femme” et la position“homme”.[…] Les deux positions sont totalement disjointes. "Totalement" doit être pris au pied de la lettre : rien de l’expérience n’est le même pour la position homme et la position femme. [...]. Tout est présenté de telle sorte que nullle coïncidence n’est attestable entre ce qui affecte une position et ce qui affecte l’autre. On nommera cet état de chose la disjonction."

Cette séparation de l’une et l’autre des positions est constamment marquée dans le film, notamment par le cadrage : les personnages sont souvent cadrés comme des portraits photographiques, comme dans la scène où Ema discute sur la terrasse avec Pedro Lumiares. Il y a dans cette scène la suggestion d’une rencontre, une évocation explicite d’un désir mutuel, mais les personnages sont pris séparément dans le cadre, ce qui cependant n’est pas un champ/contre champ, mais ressemble au point de vue du spectateur d’une scène de théâtre qui verrait d’abord l’un, puis l’autre. L’isolement par le cadrage marque ici totalement la disjonction.

Pour marquer la disjonction, le regard intervient également. Dans la scène de rencontre, ici, au contraire, les regards s’évitent, les rencontres sont inhabituelles. Dans la scène du bal, Ema parle à Fernando Osorio pour la première fois. Ils sont dans le même cadre fixe, tous deux isolés de la foule, mais ils sont face à la caméra et leur regard porte sur deux points distincts et invisibles, situés quelque part devant l’écran, mais qui n’est pas non plus un regard caméra. Dans ces deux scènes, la disjonction est marquée, mais elle n’est pas montrée comme une catastrophe, comme une mort de l’amour. En effet, même si la disjonction sexuelle est totale en amour, cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune relation entre une position et l’autre, il y a une relation amoureuse qui là se donne dans la conversation.

Une autre scène fait également état de la disjonction avec l’utilisation de la profondeur de champ : Ema et Fernando Osorio sont assis côte à côte, dans le même cadre, et écoutent tous deux le chanteur lyrique. Le visage d’Ema apparaît très net dans le cadre, ses yeux grands ouverts, elle est très attentive au chant, alors qu’Osorio se fond en flou dans le reste du décor. Il y a encore abolition de la notion de couple. Dans la scène du mariage, qui pourtant est une sacralisation de la fusion romantique, le cadrage isole l’homme de la femme, allant jusqu’à employer deux cadres séparés quand Carlos veut relever le voile d’Ema, et qu’elle finit elle-même son geste ébauché.
L’ambiguïté de notre siècle consiste à s’être cru sorti du romantisme par la libération sexuelle.

NECESSITE DE PENSER LE SEXE ET L’AMOUR DE FAÇON DISJOINTE

La voix off annonce qu’Ema voit dans la libération sexuelle une sorte d’issue de secours, elle finit par suivre les conseils de Pedro Lumiares qui lui dit de prendre un amant. Or cette hypothèse s’avère erronée dans ses termes propres, car sexualité et amour sont deux choses distinctes. Le sexe peut être une condition nécessaire mais en tout cas non suffisante à l’amour. Cette distinction opérée par le film n’est évidemment pas une apologie de l’amour platonique, si l’on considère seulement toute la sensualité dont est baigné le Val Abraham : sensualité des paysages eux-mêmes qui semblent nous envelopper, suavité de la sonorité du portugais, accentuée par la chaleureuse voix off de Mario Barroso, accompagnée d’une douceur musicale. On remarque pourtant l’absence de scènes d’amour, que l’on a pourtant tendance à attendre, car cela fait partie des stéréotypes du cinéma, mais il n’y a aucun baiser, aucune indiscrétion sexuelle qui viendrait s’immiscer dans les rapports amoureux. Il s’agit en fait de ne pas faire intervenir le sexe comme l’élément unique de la pensée sur l’amour. La libération sexuelle n’apparaît pas comme une évolution de la pensée sur l’amour, elle s’oppose comme je l’ai dit précédemment à la morale, à la religion, et en cela participe plus d’un progrès du XX° siècle par rapport au XIX°. Cette libération des moeurs contre la morale apparaît dans un choc des générations : Carlos vient voir M. Cardeano pour se plaindre du comportement d’une de ses filles, comme s’il venait à un service de réclamations. Il lui annonce qu’elle est enceinte, et qu’elle lui a dit cela le plus simplement du monde, tout en se mettant à "dévorer des caramels" ! M. Cardeano lui répond "c’est votre problème !". Aucune question d’amour n’intervient ici. De même, sexe et amour sont disjoints dans la scène où Maria Loreto montre à Carlos, très sereinement, la chambre qu’elle a apprêtée pour son mari Semblano, afin de lui faciliter ses expériences extra-conjugales. Le sexe est ici isolé dans une chambre prévue à cet effet et n’intervient alors pas du tout dans la relation amoureuse du couple, dont il est totalement disjoint.

DISJONCTION ET ANDROGYNIE

Il faut éclairer le fait que la disjonction n’est nullement une discrimination des sexes, mais au contraire la condition nécessaire à une égalité dans une situation amoureuse : il y a une égalité des deux positions par rapport à la vérité de la situation amoureuse. "Dès lors qu’il advient une vérité de la situation en tant que disjointe s’éclaire aussi que toute vérité soit adressée à tous, et garantit que soit unique dans ses effets, la fonction d’humanité. Car se trouve rétablit ce point qu’il n’y a qu’une situation dès qu’on la saisit en vérité. Une situation et non pas deux. La situation telle que la disjonction y est, non une forme de l’être mais une loi "

Cette conception de la disjonction excluant toute discrimination sexuelle apparaît dans la seule véritable scène d’amour de Val Abraham, qui a lieu entre deux femmes, Ema et Ritinha : Ema va cueillir une rose dans le jardin, elle l’offre à Ritinha qui est très émue, et c’est Ema qui cette fois quitte le champ par l’allée bordée de palmiers. Dans cette scène sans emphase, l’émotion est liée à la sincérité, à la rencontre soudaine d’une vérité de la rencontre, dans cette déclaration d’amour muette qui pourtant est perçue comme telle. L’amour apparaît là dans tout ce qu’il possède de secret, d’indicible, d’irrationnel. Dans cette situation amoureuse, cristallisée par une déclaration, Ema prend la position de l’homme, de celui qui aurait pu aimer Ritinha. La rose revêt une importance capitale, car c’est la seule vraie fleur de tout le film : toutes les autres sont fausses. On comprend qu’il n’y a donc pas d’incompatibilité entre la disjonction sexuelle et le thème de l’androgynie présent dans le film. Les positions homme et femme sont attestées dans le cadre d’une situation amoureuse, elles marquent la disjonction des savoirs par rapport à une vérité. Cette thèse ne contredit pas le fait qu’il y ait du féminin chez l’homme, et du masculin chez la femme. Ce thème de l’androgynie trouve une incarnation dans le personnage de Narcisso, le fils musicien de Maria Loreto. Ema et lui viennent de faire l’amour, il est assis de dos sur le lit, Ema lui dit alors : "de dos, tu ressembles à une femme". Cela est formellement démenti par l’image, mais confirmé par le son, car la voix très aiguë de Narcisso correspond mal à son physique.

Dans Val Abraham, Pedro Lumiares est l’homme d’exception qui ne succombe pas au charme d’Ema, qui refuse de la sacraliser. Il est un des rares avec Dossem, qui la considère comme une femme et tente d’entrer en conversation avec elle. Dans la scène où elle vient chez lui pour discuter, Lumiares veut la pousser à repenser son rapport aux autres. Il déclare en effet qu’il la trouve très belle, mais sous-entend que cela ne suffit pas pour se lancer dans un amour. De dépit, Ema retire son peigne pour libérer ses cheveux, d’un geste provocant, et part furieuse, incapable de supporter la limite de sa séduction, et surtout l’image d’elle-même qui lui est renvoyée. Ema se heurte à des malentendus car elle entreprend des rencontres basées exclusivement sur un rapport de séduction. Lumiares lui parle en termes d’égalité et c’est elle qui rompt la conversation.

L’amour qui existe entre Lumiares et sa femme Simona reste secret, tranquille, c’est l’antithèse absolue de l’amour romantique. Ce qui apparaît, c’est la confiance qu’ils semblent avoir l’un pour l’autre, et l’égalité qui sous-tend leur rapport. Pendant toute la scène où Ema tente de séduire Lumiares, Simona est présente, occupée à soigner des fleurs sur le balcon. Elle ne se place pas comme rivale vis-à-vis d’Ema.

AMOUR ET TRAVAIL

Dans sa discussion avec Ema, Lumiares lui reproche notamment son manque de travail, le fait qu’elle aime le luxe et ne se soucie pas de la façon dont son mari le lui offre, elle le critique même dans sa façon de percevoir ses honoraires. Ema prend conscience alors du travail comme quelque chose qui lui manque, travailler devient pour elle un moyen de remettre en question son rapport au monde. A la fin du film, quand elle discute avec Dossem, il est question du monde dans lequel on vit, Carlos réagit alors avec violence à ce qu’il qualifie une conduite impertinente. On peut penser que Carlos est jaloux de la conversation sur le monde qu’il n’a jamais eue avec sa femme et qu’elle partage avec un autre homme.

"L’amour est une enquête sur le monde du point du Deux, il n’est nullement une enquête de chaque terme du Deux sur l’autre" (Alain Badiou).

Il faut également rapprocher l’amour du travail, car ils sont tous deux inscrits dans un rapport capital au temps : le travail structure le temps, le rend précieux, ce qui se répercute sur le rapport amoureux, qui se constitue aussi en moments précieux où la scène du deux prend une importance véritable. La rencontre doit se renouveler et non pas se noyer dans un temps diffus. Le temps du film lui-même est structuré par le travail, qui constitue dans le film un repère chronologique : Ema, la jeune, apparaît lors du sulfatage des vignes, au début du film, dans la scène où elle fait l’expérience du caractère agressif du désir chez l’homme. Ensuite on assiste aux vendanges quand Caires et Antonio regardent passer Ema sur le fleuve. Vers la fin du film, un plan assez long nous montre la taille des ceps sous la pluie. Cette dernière scène est accompagnée d’une voix off d’Ema, sur la question du travail : elle constate qu’il lui manque des connaissances élémentaires, qu’elle n’a rien appris sur le fonctionnement du squelette humain. Il lui semble alors vain de se questionner sur l’amour, sur l’âme, quand on ne connaît pas même la biologie. Cette conscience chez Ema reste assez vague car elle retourne à la fin du film dans le romantisme total : elle se rhabille avec des vêtements du XIX° siècle : une robe blanche avec cependant du bleu pour les accessoires, comme pour le jour de son mariage. Elle se prépare pour une véritable mise en scène de sa mort, sereinement, avec l’idée romantique de la beauté dans le sacrifice. Sa mort, liée à sa désillusion de l’amour idéal est un échec, un refus de vouloir penser l’amour autrement.

Si on associe chez Ema, l’idée que l’amour est essentiel, qu’on ne peut pas vivre sans amour, avec sa conscience du travail comme manque, on peut penser qu’elle a entrevu la nécessité du travail en amour. Cela est pourtant resté une ébauche, elle n’a pas effectué la remise en question suffisante qui seule aurait pu contrer la mort.

Dans la scène du bal, Lumiares évoque le mythe de Psyché, révélateur de la conception romantique de l’amour : l’amour a des ailes, Psyché l’attend, il peut apparaître et disparaître aussitôt, de façon arbitraire. L’amour est perçu comme nécessairement passionnel et incontrôlable. De même dans la mythologie, l’Amour blesse les hommes de ses flèches : c’est un mal dont on serait une victime passive. Or s’il y a des aléas en amour, ils sont liés à l’évènement de la rencontre, mais le développement d’une procédure amoureuse est incompatible avec la passivité des amants. "Cette scène du Deux est un travail, un processus. Elle n’existe que comme trajet dans la situation, sous la supposition qu’il y a du Deux." Cette nécessité d’un travail en amour se retrouve dans le couple Lumiares/Simona : Simona est opposée à Ema du fait qu’elle travaille, on la voit longuement s’occuper de ses fleurs. Cette opposition est inscrite dans un gros plan, où sont disposés trois objets : d’un côté le peigne d’Ema, qui symbolise sa coquetterie mais aussi son oisiveté, de l’autre côté le sécateur de Simona, un outil de travail, et au centre le livre que tenait à la main Lumiares. Simona est caractérisée comme celle qui travaille, particulièrement celle qui travaille en amour. Ema au contraire est la femme oisive, qui même en amour choisit la facilité de la séduction.

Dans un autre plan assez long on voit des pieds nus marcher sur la pierre : ce sont ceux de Simona, femme qui a les pieds sur terre, qui est ancrée dans le réel. Au contraire Ema boite, comme l’albatros de Baudelaire, elle vit dans l’imaginaire et sa confrontation avec le réel est un déchirement. Quand elle se dirige vers la mort, son visage apparaît parmi les orangers, comme un portrait en mouvement, et la caméra accompagne cette image flottante, radieuse, qui se meut dans l’espace et semble entièrement détachée du sol.