Mr Arkadin (1955) d’Orson Welles

Figures poétiques

par Dimitra Panopoulos

Splendeur d’Arkadin, criminel plus crapuleux que Macbeth, Arkadin dont la puissance dépasse celle de Kane, mais qui s’avère plus sombre qu’Othello, sans décliner comme Quinlan, Falstaff, et Mr Clay, dans la boue. Qui est Arkadin ? Ce film, Mr Arkadin, nous conte-t-il l’éclipse d’une puissance, ou bien la lumière d’une énigme, sinon les deux ?

Mr Arkadin est la reconstitution fictive d’une enquête menée sur l’énigme d’un avion vide, volant au-dessus de Barcelone. L’avion vide pose une énigme que l’enquête va tenter de résoudre. Le récit de cette enquête constitue la fiction qui nous est montrée.

Mr Arkadin est le récit d’une enquête commanditée par un homme puissant, Arkadin, sur lui-même, sur son propre passé, à un petit trafiquant, Van Stratten venu séduire sa fille et faire chanter Arkadin.

Mais Mr Arkadin peut aussi être dit le récit de l’élimination successive des témoins du passé crapuleux d’Arkadin.

Ceci résume que le nom Arkadin est la fiction d’une vie qui en masque une autre. Cette vie fictive est bâtie toute entière par Arkadin pour sa fille Raina.

Pour résumer, quand tous les témoins sont éliminés, il ne reste plus qu’à éliminer de même le témoin de tous les témoins rencontrés, Van Stratten, mais c’est Arkadin qui disparaîtra.

Mais il faut résumer : quand à la fin du film Arkadin disparaît, l’énigme de l’avion vide, tout comme l’énigme d’Arkadin lui-même (ou son secret), subsiste, différemment, mais entière. Tout l’art de Welles consiste à garder intacte cette énigme au moment où le film se termine.

Il nous faut donc passer de l’autre côté du miroir

SPIRALE

La fiction de Mr Arkadin prend son élan de trois séquences.
Ces trois séquences sont imbriquées, chacune inclut la suivante.
Avec la découverte de l’avion vide, nous est annoncée une reconstitution fictive de l’enquête menée sur les circonstances de cette découverte.

Puis, le récit d’un petit malfrat, Van Stratten, indique qu’il s’agit de commencer par sauver un certain Jacob Zouk d’Arkadin, dont Zouk est le dernier témoin et complice.

Enfin, dans le récit fait à Zouk, un flashback montre que Van Stratten s’est intéressé à Arkadin après qu’un gangster, Bracco, lui ait suggéré de faire chanter Arkadin. Bracco, avant de mourir, livre deux noms, celui d’Arkadin et celui de la femme qu’il a aimée, Sophie.

Ce flashback dure presque tout le temps du film. Il montre d’abord la recherche, puis la rencontre d’Arkadin. Lors de cette rencontre dans un bal masqué, Arkadin, homme d’une grande puissance et aux lourds secrets, propose à Van Stratten d’enquêter sur Arkadin lui-même, arguant d’une amnésie qui l’aurait atteint en 1927.

Van Stratten n’est donc pas l’enquêteur de l’enquête annoncée initialement, qui doit porter sur les causes de la disparition du pilote. L’enquête fictive menée, c’est le film entier. L’enquête commanditée par Arkadin à Van Stratten en fait partie, et le film la présente au point de la rencontre avec Zouk.

Il y a une triplicité des enquêtes menées, l’une enveloppant les deux autres sans les subordonner :

1) Tout d’abord l’enquête menée sur la disparition d’Arkadin. Cette enquête commence par la découverte de l’avion vide : la reconstitution fictive de cette enquête doit aboutir à ce moment précis où l’avion vide est découvert.

2) Puis, l’enquête menée par Van Stratten pour retrouver la trace d’Arkadin, après avoir rencontré Bracco. L’énigme est là celle qui lie les deux noms d’Arkadin et Sophie.

3) Enfin l’enquête menée par Van Stratten, commanditée par Arkadin sur lui-même. Cette enquête vise une date elle aussi énigmatique, vide de tout souvenir, celle où Arkadin prétend avoir perdu ou a réellement perdu la mémoire. Au rebours d’un film noir, le processus d’enquête est là disjoint de l’enquêteur. On le verra, c’est Arkadin lui-même qui part à la recherche de son passé. Le film prend cette enquête sur sa fin pour en redonner tous les moments cruciaux.

Chaque fois un vide ouvre au mystère, le mystère à l’enquête, et cette dernière à la fiction. L’équivoque consiste à laisser croire que les trois enquêtes fusionnent en une seule.

Le mouvement du film affecte celui d’un cyclone. Il y a, on le sait, un oeil au centre de tout cyclone. Cet oeil est celui d’Arkadin. L’oeil reste intact quand le film se termine. Le mouvement spiralé d’un cyclone est celui d’une courbe qui effectue plusieurs révolutions autour d’un point dont elle s’écarte de plus en plus. Mais, il y a de ce point de vue, dans Mr Arkadin, une spirale centripète au lieu d’être centrifuge, puisque pour commencer, le film donne les effets les plus lointains de cette énigme. Mais chaque fois que l’on est au bord d’une révélation, par exemple celle que fait le gangster nommé Bracco, assassiné sur le quai de Naples, celle que fait la compagne de Van Stratten, Mily, à bord du yacht d’Arkadin, on atteint une spire supérieure.

TRIANGLE

Quel que soit le nombre de personnages à l’image, il se forme un triangle. Le triangle constitutif du film est celui dont les sommets sont Arkadin, Raina sa fille, et Van Stratten. On appellera ce triangle la situation romanesque : toute l’action est interne à ce triangle. Tant que le triangle ne s’est pas formé, la situation romanesque du film n’est pas encore nouée. Ainsi, après la mort de Bracco, tout le temps d’enquête qui précède la rencontre d’Arkadin peut être dit un temps d’exposition. Il est traité en stylistique d’exposition, sur un mode aléatoire, ouvert mais banal, Van Stratten n’étant rien. En revanche, quand Van Stratten rencontre Arkadin et qu’ensuite Raina surgit entre eux dans la chambre, le dispositif triangulaire des personnages est immédiatement visible à l’image dans un étirement et une tension maximale de l’espace. La présence de Van Stratten scinde immédiatement le lien d’ Arkadin et Raina. C’est dans cette division, et non de la rupture du lien entre Arkadin et Raina que se noue la situation romanesque du film.

Il y a triangle et il y a boucle. On dira boucle que l’objet de l’enquête soit le sujet de l’enquête. Rappelons-le, c’est une enquête ordonnée par Arkadin qui porte sur Arkadin lui-même. On appellera donc boucle la recherche de soi, dès que cette recherche est menée sur soi par soi en prétendant qu’il s’agit de quelqu’un d’autre, comme le dit l’intrigue. Qu’il y ait triangle et boucle dépend d’Arkadin. Que le triangle se rompe, et que la boucle se défasse, c’est qu’Arkadin n’est plus le maître de la situation. Disons que le triangle représente la fiction ordinaire. Un homme cherche à découvrir un secret : qui est Arkadin, d’où il vient, ce qu’il a fait. On est dans la situation classique d’une quête, celle d’un criminel. La boucle, elle, caractérise qu’un homme se cherche lui-même, ignore ou feint d’ignorer son passé, lance quelqu’un à la recherche de ce passé, accompagne lui-même cette quête et tue son propre passé sous la forme de l’éxécution des témoins.

Le film met en concurrence triangle et boucle. Toute l’action du film repose sur la course que mènent entre elles les figures, (le triangle et la boucle), c’est-à-dire la situation de fiction ordinaire, et la situation de fiction singulière, la fiction singulière étant celle d’Arkadin à la recherche de lui-même.

A la fin, la boucle se défait et le triangle s’affaisse : Arkadin à la recherche de lui-même et de ce qu’il a été, ayant supprimé au fur et à mesure de leur découverte par Van Stratten, témoin des témoins, chaque témoin et complice de sa propre histoire, il n’y a plus que lui-même, Arkadin, pour témoigner de sa propre existence : Arkadin disparaît. La boucle de la recherche de soi est brisée. Le triangle aussi. Van Stratten qui aspirait à la main et à la fortune de la fille d’Arkadin se trouve évincé par un muguet de bonne famille.

La boucle, qu’on peut dire l’histoire latente, et le triangle, manifeste, vont évidemment être figurés à l’image et commander ses procédures : contre-plongées, géométrisation, angles spéciaux, plongées inclinées ... tout ce que d’ordinaire on appelle à tort le baroquisme de Welles.

Cette figure, le triangle, relève donc de tout à la fois : composition du cadre, composition de l’image, forme du récit, disposition des personnages.
Le grand angulaire contribue à la géométrisation de l’image, qui devient composition d’obliques, d’angles et d’arêtes convergentes. L’image inclinée déjoue la vision ordinaire et la conduit selon des triangles ou bien des faisceaux qui donnent son dessin au plan. Ainsi par exemple, une procession des pénitents en Espagne s’inclut dans l’écho triangulaire des capuches dressées avec les tourelles pointues du château. La scène précède celle où l’on verra le château d’Arkadin, château qu’on peut dire en Espagne, où l’Espagne est elle-même artificielle. La composition peut aussi être celle d’un cadrage interne au cadre, qui divise l’image en deux triangles selon une diagonale, et se tend à l’image suivante par la diagonale opposée, comme en miroir : dans le cas par exemple d’un champ/contre-champ entre Arkadin et Van Stratten, le champ et le contre-champ sont ainsi tendus dans leur simultanéité véritable (bien qu’ils ne laissent paraître qu’un personnage à la fois). Dans une scène d’ivresse, celle de Mily, compagne de Van Stratten et qui avoue à Arkadin le point où en est l’enquête, les trajets divergents de Mily entre des cloisons qui tanguent recoupent la multiplicité des angles de prise de vue. Arkadin est le seul axe de repère, ou d’équilibre dans cette séquence étourdissante.

Le triangle n’est pas ici un schème de structure. La géométrisation triangulaire peut se manifester de diverses manières : disposition des personnages, lumière, angle de prise de vue, inclinaison de l’image, etc... Mais le triangle n’est pas toujours là. Ce triangle formel ne domine pas le film. La musique ou le son n’offrent évidemment aucun triangle.
La figure du triangle ne remplace pas une linéarité manquante. La géométrisation dont elle procède permet de couper droit dans l’absence de linéarité narrative. C’est du rythme et de la composition que résulte la figure du triangle. Elle se donne comme une trace saisissable des opérations du montage. Elle est donc, à tout moment du film, au bord de disparaître.

Mais la figure du triangle n’est pas la seule opération du film. Il y a aussi des points d’arrêts, des bifurcations et des boucles qui ouvrent à la dimension spiralée du film. Ceci a à voir avec le temps. Si dans le temps où se déroule l’enquête de Van Stratten visant à rencontrer successivement chacun des témoins du passé d’Arkadin, on peut noter une véritable insistance de la figuration en triangle, la figure du triangle laisse bientôt place à une figuration du temps.
On n’est pas ici dans une remontée du temps, dans une recherche du temps perdu. Le passé est donné comme un élément de la figure actuelle, présente, d’Arkadin. Le flashback n’a pas pour but de nous conduire à travers le passé jusqu’au présent. En fait le flashback rompt ici avec la linéarité d’usage, il n’explique rien, dispose une bifurcation temporelle : bifurcation du temps en lui-même, et non avec autre chose, à l’image de la trame inverse décrite par Lévinsky dans The Immortal Story : "Damnés châles.(...), dit Lévinsky. Dans chacun d’eux, il y a un motif. Seulement, parfois, ce motif se déroule en sens inverse de ce que l’on espérait, comme dans un miroir". Le flashback est ce motif (ou cette trame) inverse : il n’a pas pour effet d’enchaîner le film à un récit du passé, mais au contraire de le retourner dans le présent de la fiction.

Arkadin est toujours déjà là. C’est lui qu’on cherche, mais il semble être présent en tous les points du temps. Si bien que le temps est entièrement construit à travers la personnalité d’Arkadin. Il se donne de ce qu’Arkadin se précède lui-même. Passé et présent sont situés sur un même plan et sont simultanés. C’est le traitement du temps qui inscrit le film dans une spirale, le temps étant commandé par l’omniprésence d’Arkadin dans la recherche.

Quand Arkadin commandite cette enquête sur lui-même, il y a plusieurs scénarios possibles, variations diverses de deux principaux scénarios, le versant de l’intrigue ordinaire, et le versant métaphysique : 1) C’est, dans la première hypothèse, l’occasion donnée à Arkadin de retrouver la trace de tous ses complices initiaux, par l’intermédiaire de Van Stratten, et les éliminer, ou continuer à les éliminer. Ou bien, 2) deuxième hypothèse, Arkadin a vraiment oublié son passé. Il le découvre à cause de Van Stratten. Il veut tuer ce passé et se débarrasser de Van Stratten en lui mettant à dos tous les crimes successifs, qu’il a sans doute lui-même commis pour se débarrasser des témoins du passé. Le versant métaphysique tient dans cette volonté et cette capacité d’Arkadin à revenir sur son propre passé. C’est la force d’Arkadin qui est en jeu, quelle que soit l’édification crapuleuse et criminelle de sa puissance.

Le film se déploie en spirale aussi du point de vue du scénario puisque chaque séquence qui re-traite l’histoire d’Arkadin semble ajouter à l’une de ces hypothèses. Mais toutes consistent à mettre en scène la co-présence du passé et du présent d’Arkadin. C’est cette mise en scène du passé qui place le passé sur un même plan que le présent. Et comme c’est un passé qui ne se laisse pas rapporter par la mémoire, Arkadin devient la figure de l’impératif de contemporanéité du passé et du présent.

LE BATTEMENT DE L’ALLITERATION

La confrontation de la méthode triangulaire et de la conception du temps conduit à ce que j’appellerai le battement de l’allitération.

On ne peut conclure de l’utilisation du triangle à une forme baroque chez Welles. Le cadre de Welles est évidemment plein. C’est ce qu’on pourrait appeler une saturation de l’image au sens où l’image de Welles ne laisse aucune part à ce qui n’est pas elle. Il y a constamment de l’image et de l’image pleine. Que l’image soit pleine, n’indique pas non plus l’existence d’un réseau de significations cryptique.

Le montage travaille sur les différentes variantes du triangle. Or, il ne s’agit pas de mettre en évidence une structure mais de mettre en place une forme d’allitération. Les compositions visibles des scènes selon l’idée vectrice du triangle organisent une convergence vers Arkadin. L’allitération tient à la visibilité fugitive et saisissante de cette convergence récurrente sur Arkadin.

Le principe de l’allitération forge une analogie fictive, qui ne prend pas sa source dans une ressemblance naturelle. Il ne s’agit pas d’une ressemblance entre telle et telle image d’objets anguleux : c’est la composition imagée d’une scène à l’autre qui procède par écho, selon une idée vectrice qui est celle de la convergence vers Arkadin. Ainsi en va-t-il des scènes dont Arkadin trace l’oblique dans l’image, autour de laquelle s’organise le reste, personnages et éléments de décor.

L’analogie fictive produite par l’allitération des images entre elles est une procédure poétique. Elle établit comme une rime interne au film, rime entre les images, ou parfois entre les éléments d’une même image. Une proposition de Michel Deguy peut être prise comme axiome pour l’investigation de la poétique de Welles dans Mr Arkadin : "Le poème est fait de séquences où s’indivisent image, figure, rythme. Il faut entrer dans l’indivision" [1]. Ce film, Mr Arkadin, se meut dans cette indivision : ainsi du rebond d’un dialogue sur une image, ou d’une image sur une autre. La séquence initiale avec Zouk est là-dessus une séquence matricielle, puisqu’elle ne cesse de disposer une telle allitération à l’image. Van Stratten entre dans la pièce mansardée de Zouk : le décor entier y est disposé selon des triangles ; tréteaux contre un mur, tableau à demi-décroché qui pend incliné à l’envers, armature d’un parapluie donnant à voir tous ses faisceaux métalliques, faisceau lumineux en cône provenant du vasistas. Parfois, l’image est divisée en deux triangles par la lumière et l’ombre. Quand Van Stratten s’avance dans la pièce sous le toit incliné, cette inclinaison ajoute un cadre triangulaire à l’intérieur du cadre complet de l’image, et ce cadre ajouté est une nouvelle découpe de l’image. Van Stratten et Zouk sont filmés de telle sorte que Van Stratten surplombe Zouk, Van Stratten étant filmé en contre-plongée, ou bien Zouk en plongée. C’est la disposition triangulaire qui fabrique, ou compose, une convergence de l’un sur l’autre de ces deux personnages, en l’absence même de profondeur de champ. De même, toute la séquence avec Bracco présente aussi de multiples compositions en triangle : ce sont les faisceaux lumineux filmés en contre-plongée inclinée, ou les cordes attachées en cône tout autour d’un mât, ou encore les trajectoires croisées des personnages et du travelling de la caméra qui se composent en angles. A tous moments dans cette séquence, le grand angulaire de la contre-plongée déforme les parallèles en arêtes convergentes et donne chaque fois une nouvelle découpe triangulaire de l’image. Ainsi, les caisses empilées entre lesquelles Bracco titube, semblent au bord de s’effondrer sur lui et l’engloutir.

L’enquête d’Arkadin via Van Stratten met aussi en scène l’opération allitérative car elle touche à l’élément répétitif du sujet : cette collection de gens, cette galerie de caractères, c’est Arkadin. En dépit de la variété très grande de ces personnages, le traitement allitératif des scènes produit une invariable convergence sur Arkadin. L’allitération des scènes entre elles instaure une quasi-monotonie du sujet Arkadin résultant de ce qu’il y est toujours traité comme une énigme. Chaque trait est singulier mais il y a répétition de ce qu’ils ont tous à voir avec Arkadin. L’aspect (ou la dimension) fantasmatique de ces personnages vient de ce que la stylistique des scènes qui les composent se ressèrre sur eux jusqu’à rendre visible en chacun un trait d’Arkadin. Ce ne sont que des traits. Il y a une résonance allitérative de ce que ces scènes sont toutes des scènes de discussion en lieu clos, et que les personnages y sont chaque fois filmés avec une suspecte lenteur.

La procédure poétique principale de Welles, cette allitération qui établit l’indivisibilité, examinons-la par un détour à travers la philosophie. On pourrait dire selon Alain Badiou que si "l’opération soustractive du poème, (...) soumet l’objet à l’épreuve de son manque, la dissémination vise, elle, à dissoudre l’objet par son infinie distribution métaphorique. Si bien qu’à peine mentionné, l’objet émigre ailleurs dans le sens, se désobjective en devenant autre chose que ce qu’il est. L’objet perd son objectivité, non par l’effet d’un manque mais par celui d’un excès : une équivalence excessive à d’autres objets. Cette fois, le poème égare l’objet dans le multiple pur. Le poème, au plus loin de fonder l’objectivité, entreprend, littéralement, de la faire fondre." [2] Alain Badiou énonce là l’hypothèse d’une désobjectivation poétique par la métaphore. Welles opère une désobjectivation poétique par l’usage de l’oblique, qui, par rebonds, s’exerce en allitération. Welles le dit lui-même, dans un entretien avec Peter Bogdanovitch : "J’enlève toutes les images qui ne me sont pas nécessaires... Un tirage en accéléré, c’est comme cela que ça s’appelle. Pour moi, il faut que cela se passe si vite qu’on ne s’aperçoive pas qu’on s’est approché. C’est un peu comme une coupe franche... Ca y ressemble. Je procède souvent comme ça. (...) J’aime beaucoup ces montages. Je n’en faisais pas beaucoup au début, mais plus je travaille, plus j’y ai recours." [3] En reprenant son propre terme, j’appelle la procédure de désobjectivation propre à Welles une coupe franche. L’oblique n’est pas baroque, elle est une coupe franche. Cette désobjectivation de l’objet vient de l’allitération. Il y a dans l’image de Welles de nombreux objets. L’obliquité de la disposition du cadre opère dans les objets une coupe franche qui est une désobjectivation.

La coupe franche, n’est-ce pas de cela dont parle Pollet lorsqu’il dit : "L’ellipse, - on coupe un peu dans le temps et le spectateur est censé comprendre ce qu’on a coupé - ce n’est pas encore vraiment du montage, il faut couper encore plus, qu’on ne sache pas pourquoi on passe d’un plan à un autre. Alors on obtient une certaine logique, la poésie." C’est en effet de poétique qu’il s’agit, mais Pollet évoque ici une coupe en plus de l’ellipse, une coupe supplémentaire. La coupe supplémentaire diffère de l’ellipse en ceci qu’elle défait la constance mimétique au profit de l’allitération fugitive. L’ellipse participe de la transparence dans le découpage réaliste. Bazin donne du découpage la définition suivante : "Quel que soit le film, son but est de nous donner l’illusion d’assister à des évènements réels se déroulant devant nous comme dans la réalité quotidienne. (...) Si nous essayons, par un effort d’attention volontaire, de percevoir les ruptures imposées par la caméra au déroulement continu de l’évènement représenté, et de bien comprendre pourquoi elles nous sont naturellement insensibles, nous voyons bien que nous les tolérons parce qu’elles laissent tout de même subsister en nous l’impression d’une réalité continue et homogène." [4] Le montage, dit Pollet, c’est couper encore plus que pour une ellipse. La coupe supplémentaire est un agencement poétique du montage qui s’exerce sur le temps, à la différence de l’ellipse du découpage : l’ellipse enjambe le temps, tandis que la coupe supplémentaire accélère et concentre le temps. Cette coupe supplémentaire vient effectivement en plus : elle apporte la discontinuité. La coupe supplémentaire est un mode d’enchaînement singulier. En stricte rhétorique, la coupe franche est une abruption, c’est-à-dire un passage brusque, diagonal. Il y a une obliquité de la coupe supplémentaire elle-même, puisque la coupe supplémentaire affranchit de l’exigence de continuité : le montage y supplante le découpage.

Notons la remarque de Terry Comito au sujet de Touch of Evil : de la fin du film, où l’espace est fragmenté et réassemblé, il indique que"les transitions entre les gros plans et les plans d’ensemble y sont abruptes et agencées de telle façon que nous ne pouvons les rationnaliser en termes de point de vue d’aucun des personnages. En fait, les transitions n’ont aucune justification mimétique" [5]. La coupe supplémentaire du montage donne à voir la coupe franche. La coupe franche s’exerce par l’oblique dans la composition de l’image. La coupe supplémentaire établit d’une image à l’autre la rime interne des configurations selon cette coupe franche, rime légère et saisissable que j’appelle le battement de l’allitération. La coupe supplémentaire configure les images entre elles en fonction de l’oblique dont procède la coupe franche.

L’obliquité de la coupe supplémentaire produit donc une gradation : elle produit l’intensification des traits d’une figure, qui sera le "complément supérieur" mallarméen [6]
propre à la poétique du film. Poétique, et non réaliste, Welles permet de trancher sur un débat : le cinéma est-il fondamentalement réaliste, comme l’a cru Bazin par exemple ?

Les catégories qui ont trait à la (vrai-)semblance réaliste ne rendent pas compte de l’art du cinéma. L’art du cinéma est ce complément supérieur, cette poétique qui rémunère le défaut des langues qu’il organise entre elles, c’est-à-dire leur incapacité créatrice et merveilleuse à ne pas rendre la réalité. L’art du cinéma n’est pas dans ses virtualités mimétiques, sa capacité à l’imitation réaliste. Dans Mr Arkadin, la gradation produit un effet de resserrement de la réalité et la dépouille ainsi de sa vraisemblance authentifiante. Elle dématérialise le caractère mimétique que comporte toute image pour ne plus laisser voir que le trait intensifié d’une figure virtuelle, Arkadin, centre de convergence qui se dérobe à toute représentation ordonnée par les objets. Il faut donc bien citer Deleuze disant : "quand les images virtuelles prolifèrent (...), leur ensemble absorbe toute l’actualité du personnage, en même temps que le personnage n’est plus qu’une virtualité parmi les autres. Cette situation était préfigurée dans Citizen Kane (...), lorsque Kane passe entre deux miroirs face à face ; mais elle surgit à l’état pur dans le célèbre palais des glaces de La dame de Shanghaï, où le principe d’indiscernabilité atteint son sommet" [7]
. La mimétique n’est jamais que le matériau du film, elle n’est qu’une surface où disposer un point d’indiscernable, à partir duquel le personnage wellesien surgit.

L’INCANTATION DE LA PRESENCE

Welles dit : "Le côté visuel des films est une clé pour la poésie. Aucune image ne se justifie par elle-même, qu’elle soit belle, horrible, tendre... Elle ne signifie rien sauf à rendre la poésie possible. Et cela indique quelque chose, car la poésie devrait nous faire dresser les cheveux sur la tête, nous suggérer des choses, évoquer davantage que ce que nous voyons. Le danger avec le cinéma c’est que tout est là, puisque c’est une caméra. Il faut donc faire en sorte d’évoquer, d’enchanter, de faire surgir des choses qui ne sont pas vraiment là." [8]

Et en écho, rappelons Emmanuel Gratadour disant du cinéma de Pollet : "si une image signifie, c’est contre le gré du cinéaste. Donc, bien qu’elle signifie, une image ne dit rien, (cinématographiquement) " [9].

Ce qu’ont de commun ces deux propos, c’est de souligner l’immédiate visibilité, l’évidence de la chose filmée : l’image signifie, dit l’un, la caméra est là, dit l’autre. Evidence à laquelle le cinéaste doit remédier : Pollet faisant en sorte que l’image ne dise rien, Welles disant l’impératif de faire surgir des choses qui ne sont pas vraiment là, de faire affleurer ce qui n’est pas de l’ordre du visible, mais de telle sorte que son évocation ou son incantation s’inscrive dans le visible du film.

Si Pollet écarte tout symbole, Welles s’y soustrait dans Mr Arkadin : en veillant à ce qu’il y ait une irréductible impossibilité de circonscrire ce que recouvre le nom Arkadin au moment même où l’on voit Arkadin. Dans la scène entre Mily et Arkadin notamment, où les dialogues nous informent de façon significative sur le passé d’Arkadin, un suspense de l’immédiat l’emporte sur l’énigme d’Arkadin, tout en même temps que le contraire s’avère : c’est le mystère d’Arkadin qui surplombe le suspense. Car ce ne sont pas les révélations en tant que telles qui importent, mais le mouvement du secret. Ainsi, chaque image d’Arkadin et la construction du film entier autour de ce personnage efface tout symbole au profit d’une évocation.

LA PRECARITE DE LA PUISSANCE

Qu’est-ce-qui est ainsi évoqué et ne se laisse pas saisir par le réseau des significations ? Ce qui est ici nommé évocation, ou suggestion, n’est une opération qu’à la condition d’être ramifiée par ce qu’on a appelé l’allitération. Ainsi par exemple, les capes ou les drapés dont se vêt Arkadin (conjugués à la contre-plongée) ont toujours pour effet de conduire une convergence des lignes (en triangle) vers le visage d’Arkadin, et plus encore vers son regard. Or ce regard d’Arkadin est caractérisé par un étrange battement qui va de l’absence à la présence. Et y compris le versant ’présent’ de son regard garde une trace d’absence mêlée à cette intensité étincelante. C’est cette idée d’une insaisissable et fugitive vacillation du regard d’Arkadin, qui lui donne sa puissance de fascination. L’intermittence est ici celle du regard, comme elle était dans les autres films celle de la lumière.

Rappelons le conte du scorpion que dit Arkadin dans la scène du bal masqué :
" Un scorpion voulait traverser une rivière. Alors il demande à une grenouille de l’aider. Non, dit la grenouille, non merci, car si je te porte sur mon dos tu me piqueras et le dard d’un scorpion c’est fatal. Il n’y a, dit le scorpion, aucune logique dans tout cela - car les scorpions ont toujours été bons logiciens. Si je te pique, tu mourras et je me noierai. Alors la grenouille convaincue autorisa le scorpion à monter, mais juste au milieu de la rivière elle ressentit une terrible souffrance et elle comprit qu’en fin de compte le scorpion l’avait piquée. Logique ! cria la grenouille affolée en entraînant le scorpion dans les profondeurs de l’abîme. Où est la logique dans tout ça ? Je sais, dit le scorpion, mais je n’y suis pour rien. C’est mon caractère."

Le conte du scorpion montre la puissance, aux prises avec l’impuissance. Il indique la précarité de la puissance, qui fait la tension du "character". C’est bien le caractère à tous les sens du mot, tempérament, et personnage, qui est montré par le battement du regard d’Arkadin.

Aussi le film ne commence-t-il réellement que lorsqu’apparaît Arkadin, masqué : Arkadin qui n’est pas même un visage, mais ce masque et cette voix. Le sujet est (là) ce vide qui parle enveloppé d’artifice multiple. L’artifice d’Arkadin est montré dans son extériorité massive, chaque emblème en est souligné formellement dans sa visibilité et son poids. Il y a une visibilité de la pesanteur comme carapace, artifice, massivité : tels la Rolls-Royce noire, le lourd manteau d’Arkadin, le bateau, le masque. Y compris l’amour d’Arkadin pour sa fille entre au rang de l’artifice : car cet amour pour sa fille reste infilmable, inattestable, insignifiant. Cet amour est filmé comme un pur axiome. Il relève de l’artifice de puissance, comme de son impuissance. Tout l’artifice d’Arkadin est destiné à sa fille, qui n’est rien. Arkadin, l’unique sujet du film, suppose, pour que l’artifice tout entier se maintienne, un artifice affectif de la puissance. L’art de sa puissance est ainsi subjectivé comme artifice affectif lui-même vide.

INCONCILIABLE

Le film est encadré par deux séquences brèves qui exhibent toutes deux l’avion vide en plein ciel. Mais la seconde séquence ne termine pas le film en une fin classique : il n’y a pas de résolution.

La fiction n’a pas pour effet de reconduire à un même point. Mr Arkadin ne retrouve pas dans cette même séquence, la tonalité initiale qui était celle d’un documentaire. Quelque chose a été produit par la fiction elle-même, dans sa durée, qui l’a soustraite à son point de départ par bifurcation.

Bris, éclat, disparition sont toujours situés au bord d’une implosion latente. Quand saute le dernier point de subjectivation, l’axiomatique entièrement vide de l’artifice présente à nu le vide métaphysique. La fiction ne retombe pas dans l’indifférence de ce qui est résolu.

CESURE

Rappelons la triplicité des enquêtes menées : la première, enveloppant les deux autres, vise le sujet, Arkadin, dans sa puissance comme artifice qui va -on y reviendra. La seconde est l’enquête menée par Van Stratten conduisant à la rencontre d’Arkadin. Cette enquête est une course du rien, au sens où Van Stratten n’est rien, et où l’enquête est toujours polarisée par le sujet Arkadin. La troisième enquête, menée par Van Stratten, sur Arkadin, en fait menée par Arkadin sur lui-même via Van Stratten, organise l’allitération des traits subjectifs comme chacun-un, absolument singuliers, en même temps que liés entre eux par le mode sur lequel ils sont filmés.

Cette triplicité des enquêtes menées est traversée par la boucle et le triangle qui nouent un romanesque avorté et une allégorie du sujet. Mais de telle sorte que l’un fonctionne en coupe de l’autre. C’est de ce qu’il y a triangle et boucle et césure de l’un par l’autre que le film ne bascule pas dans l’allégorie. La poétique de ce film est interne à ce mode de la césure.

VIDE

Welles termine son film sur le fait que Van Stratten n’est rien, qu’il n’est jamais qu’une course vaine. Il est finalement évincé, balayé comme une feuille morte, inconsistant. Toute la séquence traitée en stylistique d’exposition, qui précède la rencontre d’Arkadin, est mouvante et spectaculaire. Mais dès lors que Van Stratten devient médium d’Arkadin, seuls les personnages rencontrés comptent, Van Stratten n’est plus qu’un principe de mobilité, ainsi que le personnage de Vargas, que l’on voit courir tout au long de Touch of Evil. Van Stratten n’est jamais un point-sujet. Pris dans la lumière d’Arkadin, il s’en approche sans jamais y accéder comme sujet, et tombe sitôt Arkadin disparu. S’il y a ce filmage massif d’Arkadin, c’est qu’il est seul le point-sujet fondamental, tel un monument d’artifice hanté par le vide. Van Stratten n’est rien, eu égard à Arkadin qui lui, est pour ainsi dire, vide. Mais il y a loin de cette métaphysique du sujet comme vide qui s’est construit en artifice puissant, à une quelconque vacuité. Pour qu’il y ait un vide, il faut construire l’artifice de ce vide, ou bien il n’y a rien.

Au terme du film, découvrir que l’artifice est bâti sur un vide ne permet pas de se détourner sur autre chose, étant donné qu’il s’avère le principe de consistance du film même. Si l’art de la puissance se subjective comme artifice lui-même vide, ce vide, au lieu d’être un rien est quelque chose, de ce qu’il est artificialisé, ainsi que le montre le film.

UNE FORCE QUI VA

Le film commence sur l’avion vide, et en présente ainsi l’énigme : l’avion vide, c’est Arkadin, et non l’avion vidé d’Arkadin. Arkadin est sujet et objet du film, du fait qu’il est présenté comme le seul qui ait réellement, à la fois un passé et un présent. Le film met en tension la co-présence du passé et du présent, l’impératif qu’il y ait les deux à la fois. Ce n’est pas la mémoire qui constitue la force d’Arkadin. La mémoire est plutôt le défaut de sa puissance, sa faille irréductible. Arkadin a besoin de la mémoire mais la mémoire n’est pas ce qui le constitue. La mémoire ne lui délivre rien, ne dit pas de quoi est faite sa force, elle n’indique jamais que les strates successives dans l’édification de sa puissance. Arkadin doit fuir le passé mais ne peut pas le fuir. Le film là aussi affecte le mouvement du cyclone dont le propre est de se déplacer d’Ouest en Est. Le film ramène Arkadin d’Ouest en Est selon le mouvement de l’enquête qu’il a lui-même commanditée à son sujet. (Or, c’est de Varsovie que vient Arkadin, et la date énigmatique de 1927 est liée à Zurich.) Chaque trait de son passé qui est son présent, Arkadin l’anéantit. Arkadin disparaît quand son passé est épuisé : il est alors soustrait à lui-même. Cette disparition d’Arkadin n’est pas le châtiment de ses crimes. La force d’Arkadin va contre sa puissance. L’avion vide en plein ciel est cette force qui va, cette force réelle d’Arkadin, en même temps que sa puissance artificielle. L’enquête de tout le film désigne le secret de cette puissance dans le caractère aveugle de sa force, qui reste finalement vide. L’enquête menée sur cet avion vide, enquête enveloppant les deux autres, métaphorise la métaphysique du sujet Arkadin comme puissance vide qui va. L’avion vide, ce n’est donc pas tant Arkadin disparu, qu’une image nue d’Arkadin, l’artifice vide dont serait ôté le masque.

Le film est ce conflit entre force et puissance, et leur défaite conjointe. Arkadin rompt la boucle singulière de cette enquête en éliminant, en l’absence de tout autre témoin que lui-même, l’ultime personne en position de témoigner du passé d’Arkadin comme de son existence présente : Arkadin.

Notes

[1Liminaires, in Aux heures d’affluence, p.9.

[2Que pense le poème ?

[3Moi, Orson Welles, p.328.

[4Orson Welles, p.66-67.

[5Avant-Scène Cinéma, n°346/347, p.21.

[6Variations sur un sujet, p.364.

[7L’image-temps, p.95.

[8Sight and Sound, autumn 66.

[9L’art du Cinéma, n°2, p.20.