Talking About Trees (Suhaib Gasmelbari, 2019)
par Elisabeth Boyer
Talking About Trees est un défi à la nuit : ce jeune cinéaste réinvente le cinéma soudanais, par touches subtiles. Il se met à exister devant nous en dépit d’une très vieille et tenace condamnation à mort par la Dictature, qui frappa et bannit ses aînés.
Ces nuits de l’exil sont évoquées par quatre vieux cinéastes soudanais, les personnages du film. Leurs visages surgissent un à un comme des mineurs aux lampes frontales mouvantes, ils parlent, travaillent, projettent. « Nous sommes forts, car nous sommes fragiles. » Leurs paroles s’énoncent au présent : leur courage a été décuplé par leurs souffrances. Leur amitié est indéfectible, exemplaire. Ils entendent rouvrir après trente ans un grand cinéma de Khartoum à ciel ouvert, comptant sur leurs propres forces, mais qui ne peut aboutir sans une autorisation en haut lieu. Par des paroles sobres, un humour joyeux ou amer, ils se rappellent leur apprentissage du cinéma ailleurs, là où ils ont appris d’autres langues.
Suhaib Gasmelbari réinvente le gros plan, cher au cinéma muet : ainsi, il filme ses pairs, saisit chaque visage avec délicatesse et beauté, au plus près de la parole ou de l’écoute de ses maîtres. L’histoire réelle du Soudan, du lointain au proche, se dessine, se découvre au présent. De même sont insérés de brefs extraits de leurs films retrouvés, tel un matériau nécessaire au futur. Le jeune cinéaste réintroduit sur ce mode discret le conte africain de l’un, et la brièveté de l’insert, son impact poétique nous touche infiniment. Tout comme ailleurs la figure du chameau (La station) se met à exister de façon insolite et inoubliable, reprise et renouvelée. Film de montage, sa modernité tient aussi dans sa dimension poétique, souvent joyeuse en dépit d’une situation désastreuse. Aucun cliché ne peut avoir cours dans ce cinéma renaissant. Les cadres même du filmage s’enrichissent d’une géométrie plus variée – observer, voir, comme à travers des grilles que l’on accommode, tout comme on peut moduler aussi l’impact des sons.
La nuit recommencée donne à écouter les bruits avec une intensité incomparable. La nuit, nécessaire aux projections en plein air, où un film de Charlot génère tant de rires nouveaux lors des projections itinérantes de ces quatre amis. Le cinéma est cet art en partage. Toujours, la lumière recommencée, précieuse et dirigée, dispensée, pensée. L’élan de toute cette jeunesse, occupée sérieusement au foot, enthousiaste à l’idée de pouvoir rire ensemble, regarder des films pour en discuter, plutôt que seul devant sa télé.
Au rythme posé et élégant des ses aînés, dans le vif de leurs décisions, même les plus infimes, le film apparaît comme ce dont l’Humanité réelle est capable. L’universalité nécessaire du cinéma.