Le cinéma éduque-t-il ?
Le didactique, Hitchcock et Alice
par Denis Lévy
Il faut d’abord dissiper une équivoque : le didactique dont il sera question ici désigne simplement la part d’éducation du spectateur que comporte toute œuvre d’art. Il s’agit donc d’une qualité intrinsèque des œuvres. On ne le confondra pas avec le didactisme, conception philosophique de l’art (Platon, Brecht) où “l’art, étroitement surveillé, peut être ce qui accorde à une vérité prescrite du dehors la force transitoire du semblant, ou du charme. L’art acceptable doit être sous la surveillance philosophique des vérités. Il est une didactique sensible dont le propos ne saurait être abandonné à l’immanence” [1].
On notera à ce propos que le système hollywoodien oscille entre cette conception et la conception classique (aristotélicienne), dans laquelle “l’art est innocent de toute vérité. C’est-à-dire registré à l’imaginaire. En toute rigueur, dans le schème classique, l’art n’est pas une pensée. […] Le “plaire” ordonne l’art à un service”. [2]. Le didactisme du système impose aux films d’être “le charme d’un semblant de vérité”, et de se présenter comme des fables dont la moralité est explicitement énoncée. En même temps son versant classique oriente les films dans le sens de l’identification, “laquelle organise un transfert, et donc une déposition des passions” [3]
Ces deux orientations du système ont chacune leur répondant dans la théorie du cinéma (celle du moins qui ne voit dans les films hollywoodiens que des produits du système) :
- la critique didactique s’intéresse aux films comme véhicules d’un discours idéologique explicite ou implicite. Le cinéma est considéré comme un reflet idéalisé de la réalité, et les critères en vigueur doivent donc être ceux qui valent pour la réalité : un film pourra donc être progressiste ou réactionnaire, féministe ou machiste, de gauche ou de droite, démocrate ou républicain, etc. ; mais les critères artistiques sont soit ramenés au rang du décoratif, soit franchement révoqués. Aussi bien, tous les films s’équivalent aux yeux de cette critique, puisqu’ils sont vus comme phénomènes culturels ou sociaux ;
- la critique “classique” voit plutôt le film comme un miroir de l’inconscient. Le cinéma est le lieu où se nouent des rapports complexes entre l’auteur, le film et le spectateur : affects et pulsions s’y combinent pour produire du sens, dont la venue à la conscience, médiée par l’identification, amène à une catharsis.
L’œuvre de Hitchcock est le fétiche de cette voie critique. Il est vrai qu’elle se prête souvent à une telle interprétation, qui se soutient d’indices difficilement récusables. Mais c’est le principe même de l’interprétation, et du sens, dont il faut récuser la validité en matière artistique.
POUR EN FINIR AVEC LE “CONTENU”
On reconnaîtra ici la vieille distinction entre la forme et le fond (ou “contenu”), serpent de mer de la théorie du cinéma. Pour les “classiques”, le cinéma est essentiellement structuré comme un langage destiné à communiquer un sens ; il s’agit donc avant tout, pour la théorie du cinéma, de décrypter les codes qui établissent un réseau de signes destinés à capter l’adhésion imaginaire du spectateur. Pour les “didactiques”, seul l’objet, le représenté, est significatif, et la forme n’est que le sucre qui enrobe la pilule du message. Si celui-ci se présente sous la forme (préférable, parce qu’économique pour l’analyste) du discours explicite, on s’en tiendra à l’énoncé du discours, tenu pour le “contenu” du film.
Il faut en finir avec la question du contenu en art, quoi qu’on mette sous ce terme : objet, signifié, message, discours, ou sens.
On fera en effet le pari qu’une autre façon de voir est possible, où le didactique ne tient ni au discours, ni à la prise de conscience, mais à la vérité. « Il n’y a d’éducation que par les vérités. »« L’art est éducateur tout simplement parce qu’il produit des vérités et que “éducation” n’a jamais rien voulu dire […] que ceci : disposer les savoirs de telle sorte que quelque vérité puisse y faire trou. » [4]
Le contenu ne relève jamais, en définitive, que des savoirs : c’est ce qu’un film nous communique. Tant que le didactique s’en tient à ce registre, il demeure étranger à l’art ; ce qui ne signifie pas qu’il faille en nier l’existence ni l’intérêt par ailleurs : ce n’est simplement pas ce qui nous intéresse. [5]
Notre conviction est (prenons le risque d’être taxés de formalisme) que si le cinéma est un art, c’est dans la mesure où la forme cinématographique (c’est-à-dire le film lui-même, tel qu’il se présente au regard) est en capacité de produire des idées. Des idées qui ne sont ni transcendantes, ni extérieures à l’œuvre, ni incarnées dans celle-ci. Mais des idées singulières et immanentes au film, saisissables dans ses opérations concrètes : des idées-cinéma (ou des “grains” de vérités-cinéma), c’est-à-dire des idées qui ne sauraient être produites que par le cinéma.
Les articles qui suivent essaient précisément de saisir l’idée-cinéma du point de vue de ce qu’elle “enseigne”, dans ce qui troue, ou trouble, l’ordre des contenus, notamment quand il se présente sous l’aspect du discours. Le tour d’horizon qu’ils proposent n’est nullement exhaustif : il ne s’agit, comme toujours, que de jeter les premiers jalons d’une orientation de recherche, dans la pleine conscience qu’il n’y a là qu’un début de chemin.
On aurait pu (on le fera un jour) parler des films de Cecil B. DeMille, dont les opinions personnelles sont bien connues, pour montrer qu’au delà de l’idéologie, conforme à ces opinions et au système, que l’interprétation pourra toujours déceler dans ses films (messages biblico-humanistes explicites, héros de la pureté, séduction par le luxe de l’imagerie), ce qui en reste avant tout, c’est une sensualité exubérante, le goût des matières et des corps, une énergie, une vitalité perpétuellement renouvelée… Rien, en somme, du sinistre puritain que ses contemporains nous décrivent et qu’il était probablement en personne. Mais sur ce point (au minimum) nous ne suivrons pas la politique des auteurs : ce que dit l’œuvre est le tout de l’œuvre. Ni les intentions déclarées, ni les opinions personnelles du cinéaste ne valent dans le repérage de ce que pense le film, -qui est évidemment, à l’origine, ce que pense le cinéaste, mais ce qu’il pense en cinéma. Et il s’avère que ce que les cinéastes pensent en cinéma est assez souvent éloigné de ce qu’ils pensent en personne, ou du moins de ce qui nous en est rapporté (on sait par exemple à quel point les interviews de John Ford peuvent être contradictoires, voire franchement fantaisistes). Il est après tout d’une évidente justice d’estimer un artiste selon ce qu’il fait et non selon ce qu’il est (ou est supposé être) dans la vie. [6] Nous parlerons un jour de Henry King, cinéaste important dont la biographie nous est quasiment inconnue.
Nous aurions pu parler (le ferons-nous jamais ?) de la fonction de propagande des films d’Eisenstein, à propos de quoi nous aurions sans doute touché les limites d’une conception discursive du cinéma.
Nous aurions pu (nous le ferons) parler du rôle que joue la politique dans les films de Godard. Nous avons déjà parlé de la façon très singulière dont les films de Dovjenko pensent l’idée de révolution. [7] Nous aimerions parler des films expressément “didactiques” (trop mal connus) de Rossellini… La liste reste ouverte.
HITCHCOCK MORALISTE ?
Pour ma part, je vais essayer de montrer, à travers un exemple précis, ce qui dans le cinéma d’Alfred Hitchcock se donne à penser au delà de l’image dans laquelle on le fige souvent : celle d’un cinéma “aristotélicien”, dont la principale fonction serait de purger les passions du spectateur (et notamment sa passion pour le cinéma). Cette vision, communément répandue, d’un Hitchcock en même temps moraliste et pervers, acharné à culpabiliser le spectateur de son désir de fiction, tout en ne cessant de le satisfaire, paraît à la fois indubitable (encore une fois, les films s’y prêtent volontiers [8]) et insatisfaisante au regard de l’émotion proprement artistique (l’émotion du vrai [9]) que produisent ces films. Il est en effet reconnu que les films de Hitchcock comptent parmi ceux qui se revoient avec le plus de plaisir sensible et intellectuel. Or il est clair que ce plaisir ne tient ni à l’intrigue (encore que ce soit une caractéristique du suspense que d’être répétable à loisir avec la même “efficacité”, contrairement à la surprise, qui est éventée sitôt la première vision), ni à la fable morale, dont on a assez vite fait le tour à la réflexion. Ou si l’on préfère : l’intérêt qu’on a pour le film ne tient ni à l’habileté technique de sa mise en scène, aussi virtuose soit-elle, ni à la leçon donnée au spectateur, singulièrement inefficace du reste. Car enfin, que nous a-t-on prescrit dans cette leçon ? De cesser de nous attacher aux images ? De nous défier de notre désir de drame ? De nous détourner des films de suspense ? D’exorciser, dans notre pulsion scopique, le démon caché de la perversité ? Maigre idée que celle-là : valait-elle l’invraisemblable dépense de construction qu’est chaque film de Hitchcock ?
De fait, il y a bien d’autres idées dans les films de Hitchcock : ces idées sont là, dans la matérialité concrète du film, tellement manifestes qu’elles en sont sans doute aveuglantes. Manifestes mais non obvies : obtuses, comme dit Barthes, parce qu’elles ne font que passer, comme toujours au cinéma [10]. D’où la difficulté d’en parler, de les épingler en mots. Essayons cependant.
VERTIGO
L’exemple retenu est celui d’une brève séquence de Vertigo (Sueurs froides) : celle de la première filature de “Madeleine” par Scottie. [11]
La séquence précédente, au restaurant, nous avait montré Scottie, encore hésitant à se charger de l’enquête, littéralement appâté par la beauté de Madeleine. Sans autre transition qu’un fondu enchaîné entre le visage mi-songeur mi-ébloui de Scottie au restaurant et la voiture dans laquelle il attend Madeleine pour la filer, on comprend que l’appât a été efficace.
La tonalité diurne de la scène contraste fortement avec l’atmosphère feutrée du restaurant, qui donnait la sensation d’être un écrin pour Kim Novak. Le soleil brille sur la façade ocre de l’immeuble que Scottie surveille derrière son journal, sans crainte du stéréotype. [12] Les seules traces de tension sont l’accompagnement musical (un rythme sourdement lancinant par-dessus lequel flottent des bribes du thème de Madeleine) et le passage brusque de la tache jaune d’un taxi au moment où Madeleine, qu’on vient de voir sortir de l’immeuble, débouche en voiture dans la rue. Ce bref moment de surprise, renouvelé à chaque vision parce qu’il ne débouche sur rien d’autre que le pressentiment d’une possible collision, aussitôt écarté puisque rien de tel n’a lieu, -ce moment a pour effet de jeter une ombre rapide, une ombre de couleur vive, dans la tonalité de journée radieuse de la scène.
La filature commence, vue du point de vue de Scottie :sa voiture blanche à quelques mètres derrière la Jaguar verte de Madeleine, le long des rues en pente de San Francisco. On a ici un montage de mouvements extrêmement musical, [13] en même temps que l’espace se resserre et s’assombrit peu à peu, jusqu’à ce qu’on aboutisse à une ruelle étroite, un peu glauque, où Madeleine gare sa voiture avant d’entrer dans un immeuble de briques sombres. Scottie la suit, pousse une porte vitrée sur laquelle sa silhouette se découpe un instant, comme sur un écran de cinéma. Il pénètre dans un réduit obscur, on plonge dans les ténèbres tandis que la musique se fait sinistre, jusqu’à une porte qu’il entrouvre. Depuis qu’on est entré dans la ruelle, le film s’est installé dans une atmosphère de Film Noir. L’enquête aboutit bien à un de ces lieux mystérieux, coupé du monde, qu’on attendait.
Or la porte que pousse Scottie nous dévoile le plus inattendu des lieux : une immense boutique de fleuriste, vue en profondeur, où une lumière bleutée diffuse compose, avec le jaune et le rouge dominants des fleurs, un tableau chatoyant, auquel la reprise pianissimo du thème entier de Madeleine confère un parfum de mélancolie. Les bruits sont lointains, assourdis comme dans un rêve, diffus comme la lumière. L’éblouissement produit par le surgissement des couleurs, après l’obscurité et le noir rideau de la porte, peut sans doute s’interpréter comme l’événement qui marque enfin le début de la fiction : après une vingtaine de minutes de film consacrées à des scènes d’exposition (dans tous les sens du terme), l’énigme se présente concrètement sous nos yeux. Qui plus est, elle se présente comme un rappel, ou même une reprise, de la séquence précédente : en effet, Madeleine, marchant de long en large en attendant son bouquet, vient “se montrer” à nous et à Scottie comme elle l’avait fait avant de quitter le restaurant, elle vient s’exposer à notre regard comme pour s’assurer d’avoir été bien vue. A ce moment, elle est à la fois Judy, actrice de la machination dont Scottie est victime et dans laquelle elle joue le rôle de Madeleine, et Kim Novak, actrice du film de Hitchcock dont nous sommes les “victimes”. Le cinéma se désigne lui-même comme fiction, et dévoile en même temps la splendeur apprêtée de cette fiction. On peut aussi plus trivialement dire que Hitchcock dévoile honnêtement les clefs de l’intrigue. L’éthique du cinéma de Hitchcock est de ne rien cacher au spectateur, ou au moins de ne pas lui cacher qu’on lui cache quelque chose. [14]
Mais cette idée d’un cinéma qui exhibe ses propres mécanismes, où la “transparence” des opérations deviendrait celle des pendules en verre, ne rend pas entièrement justice au saisissement qu’on ressent devant une scène dont l’anecdote est après tout d’une telle banalité (quoi de plus anodin qu’une femme qui achète des fleurs ?) qu’elle devrait au contraire dégonfler piteusement le suspense amorcé dans le début de la séquence.
C’est, davantage qu’à un simple effet de surprise (le saisissement est le même après de nombreuses visions), à un sentiment de miracle qu’on a affaire. L’enchantement des couleurs sur lequel s’ouvre la porte, comme un rideau de théâtre, donne à voir un tableau plus qu’un décor, -impression augmentée par la trame qui diffuse la lumière (on verra, dans la suite de la séquence, cette trame, devenue légèrement verdâtre, transformer le soleil californien en lumière spectrale, sorte de crépuscule en plein jour comme on peut en voir lors d’une éclipse).
L’enchantement ne reste intact que très brièvement : il est très vite infiltré par l’angoisse, triplement. Dramatiquement, d’abord : Madeleine, d’abord de dos, se retourne et fait quelques pas dans notre direction (rappelons que nous avons le point de vue de Scottie) ; un instant, on craint qu’elle ne voie Scottie. Mais son regard flotte dans le vide sans rien voir, -plus exactement, sans vouloir rien voir. Ensuite, la musique, très éthérée au début, module les fins de phrases de façon inquiétante. Enfin, un contrechamp nous montre de près le regard luisant dans la pénombre de Scottie fasciné, aperçu dans l’entrebâillement de la porte. Cette porte est garnie d’un grand miroir dans lequel se reflète Madeleine en buste, avec derrière elle la perspective du magasin. Or ce miroir a une teinte verdâtre qui retourne le tableau impressionniste que nous venons de voir en un portrait lugubre, où Madeleine, qui “prend la pose”, a le teint d’un mannequin de cire, et où, sous la lumière glauque, les fleurs prennent une allure funèbre. Derrière l’image de la beauté vient se glisser subrepticement l’idée de la mort. Mais cette beauté n’est qu’image : le “miracle” du coup de foudre s’inverse (comme le reflet des fleurs dans le magasin) et au portrait en gloire d’héroïne wagnérienne pour lequel Kim Novak posait dans la séquence précédente répond maintenant le reflet même du miracle, viré à une illustration de conte d’Edgar Allan Poe.
Mais en même temps, l’impression de miracle se réalimente à une autre source, littéraire cette fois : à cette idée que le cinéma, c’est aussi ce spectateur qui, tel Alice, au bout d’un tunnel obscur, découvre l’émerveillement de ce qu’il y a de l’autre côté du miroir, -aussi inquiétant que ce soit.
Que la beauté, lorsqu’elle n’est qu’image, est funeste, mais que cela n’ôte rien à la capacité d’émerveillement du cinéma ; que la peinture soit le danger mortel du cinéma, mais qu’elle lui confère le charme des contes : c’est un peu de ce que donne à penser la rencontre, sur un écran de cinéma, du Film Noir, de la peinture et de Lewis Carroll.