Répétition et singularité

par Denis Lévy

L’ART ET LE TEMPS

On sait comment se répartit à peu près le goût ordinaire : d’un côté, le film comme objet de plaisir éphémère, oublié sitôt consommé ; son seul attrait est d’être récent. De l’autre côté, le culte archéologique du passé, où la désuétude est le critère principal. Chère vieille chose contre film jetable : tel est l’état de l’opinion auquel on doit se soustraire, si l’on veut sortir du cycle de la consommation et de l’exhumation (de ce qui fut jadis consommé).

Si le cinéma est un art, ses œuvres échappent au temps : elles sont éternelles. Ceci ne peut se penser qu’à condition de se défaire entièrement de l’idée que le cinéma serait un reflet -et en particulier un reflet de son temps. Dans un film, l’art ne consiste pas à refléter, mais à extraire et à construire. Certes, par ailleurs, le cinéma comme technique d’enregistrement constitue une prodigieuse source de documentation, entre autres sur son temps. Mais, même quand cet aspect ne lui est pas indifférent, l’art est toujours au-delà du document [1], la pensée au-delà de l’information.

Cela ne signifie évidemment pas que l’art ne pense pas son temps. C’est au contraire en le pensant, et ce faisant, en l’arrachant à lui-même, qu’il produit de l’éternel : qu’il produit ce qui du temps, en vérité, restera.

C’est pourquoi il est absurde de dire d’un film qu’il est démodé, qu’il a mal vieilli, ou même qu’il est vieux [2] -à moins qu’on ne désigne par là qu’il échappe à la catégorie d’œuvre d’art. L’art est au contraire ce qui échappe aux effets de mode et de goût. Il est même avéré qu’un film moderne est tout à fait l’opposé d’un film à la mode. Il n’y a pas plus de vieux films que de vieille pensée.

En d’autres termes, il n’y a pas de progrès en art. Un film d’Oliveira ne pense pas mieux qu’un film de Griffith : il pense autre chose, ou il pense autrement -ce qui revient au même, puisqu’il n’y a de pensée qu’immanente à la forme de l’œuvre.
On le vérifiera dans les remakes : le fait de reprendre la même histoire n’implique ni redites [3]ni améliorations. Du Seventh Heaven (L’heure suprême) de Frank Borzage (1927) à celui de Henry King (1937), si l’histoire est identique, son traitement, qui constitue le propos du film, est entièrement autre, -et le fait que le second soit parlant n’implique aucune espèce de valorisation sur la version muette. Dans celle-ci, l’idée centrale est celle du vertige de l’amour, tandis que dans le film de King il s’agit essentiellement d’une conversion, d’une réconciliation avec un monde tourmenté.

Ancien et nouveau

Ancien désignera donc ici une simple antécédence chronologique, étrangère à toute idée de progrès, de même que nouveau n’impliquera que l’idée d’invention. Le couple ancien/nouveau est donc un couple dissymétrique, dont les termes ne s’opposent pas. Son usage permet notamment de sortir de l’imprécision d’une opposition entre classique et moderne.

L’appellation “cinéma classique” ne recouvre en réalité aucune catégorie sérieuse, -sinon dans le sens des “classiques du cinéma”, c’est-à-dire de l’ensemble un peu flou des œuvres cinématogra-phiques du passé communément tenues pour dignes d’intérêt ; disons, pour être clairs, le passé artistique du cinéma. Cet ensemble est, comme on sait, sujet à d’incessantes révisions, et chaque époque a ses découvertes et (plus rarement) ses défaveurs. Autant nommer cet ensemble le cinéma ancien, pour éviter toute équivoque : on le distingue ainsi à la fois des “vieux films” à juste titre poubellisés par le temps (bien que régulièrement déterrés sous le nom de “nanars” par les nostalgiques et parés par certains des qualités de reflet d’une époque ou d’une mentalité), -et de ce que l’esthétique oppose généralement au classique : romantique, baroque ou maniériste. Mais ni l’histoire des mentalités, ni l’esthétique ne sont nos préoccupations.

En toute rigueur, si “moderne” s’oppose à “classique” entendu en ce sens, “modernité” désignerait simplement la qualité d’œuvre d’art d’un film récent. Comme dit l’adage, les modernes d’aujourd’hui seront les classiques de demain. Mais à ce compte-là, il n’y aurait d’œuvre d’art que moderne. Or la modernité, comme on sait, est un concept plus complexe que celui d’art actuel, et il y aurait quelque sectarisme à vouloir exclure de l’art par exemple les œuvres “néoclassiques”. Le néoclassique, en effet, ne peut se confondre avec l’académisme, dans la mesure où, comme son nom l’indique, il apporte quelque chose de nouveau dans une inspiration classique. [4]
Dans tous les cas, “ancien” ne peut impliquer aucune idée de péremption. Au contraire : dans toute œuvre d’art, l’ancien et le nouveau coexistent. L’ancien est ce qui est répété d’un film à l’autre. Le nouveau est ce qui apparaît comme une singularité artistique du film, -une idée-cinéma inventée. Reste à savoir ensuite si cette idée est moderne ; mais ceci est une autre question, dont il a déjà été largement traité dans L’art du cinéma.

Répétition

Un film qui ne présente aucune singularité, c’est-à-dire un film qui se contente de répéter, est un film académique, un film qui ne se soutient que d’un système. Car c’est le propre du système de (se) répéter, et le propre de l’art de (se) singulariser.

Qu’est-ce qui, d’un film à l’autre, est répété ? Essentiellement des éléments : des situations, des histoires, des personnages, des décors, etc. Les films de genre en sont l’exemple le plus manifeste, qui proposent une typologie de ce qui est répétable.
La conquête de l’Ouest, les guerres indiennes, le héros-expert, la femme-pionnière et la femme-colon font partie de la typologie du western. Il arrive que des westerns introduisent des éléments qui n’avaient pas encore été utilisés dans le genre, comme l’importation massive de femmes dans Westward the Women (Convoi de femmes) de William Wellman (1951), ou un héros indien dans Devil’s Doorway (La porte du diable) d’Anthony Mann (1949). Mais l’historien pourrait objecter, à propos de ce dernier film, que Mann ne fait là que renouer avec une tradition inaugurée et abondamment illustrée par Griffith, et qui avait disparu dans les années trente et quarante au profit du seul “mauvais” Indien (“Un bon Indien est un Indien mort”). De fait, la véritable innovation du film de Mann est de présenter l’Indien, non seulement comme un héros, mais comme une figure de l’américanité. Cette présentation est le résultat d’une suite d’opérations menées sur la typologie elle-même : le choix pour interprète de Robert Taylor, dont le physique ne répond guère à l’image classique de l’Indien [5], est redoublé de ce que le héros apparaît, dans les premières minutes du film, sous l’uniforme de l’armée des États-Unis (il revient de la Guerre de Sécession, où il a combattu dans les rangs nordistes) ; l’histoire d’amour est manquée, dont la déclaration a lieu dans les ruines, entre l’Indien et une jeune avocate impuissante à faire respecter la justice ; l’armée elle-même ne peut empêcher les forfaits du spéculateur-politicien local ; l’In-dien tombe en défendant sa terre, comme un arbre qu’on abat, ne laissant pour image finale que l’horizon fermé d’une chaîne de montagnes que regarde un soldat désemparé : l’horizon incertain d’un pays où la couleur des gens autorise l’injustice [6]… C’est cela, en vérité, qui reste du film, et qui vaut encore pour aujourd’hui et partout.

Il faut donc distinguer entre deux types de nouveauté, selon qu’il s’agit de l’introduction d’un élément inédit ou de l’invention d’une opération singulière.

Dans le premier cas, l’innovation est répétable : on connaît la série de films “pro-Indiens” qui suivit Devil’s Doorway. [7]

Une opération, en revanche, est irrépétable telle quelle. Répéter textuellement une opération, c’est la plagier. Mais sans la plagier, on peut la reprendre. Toute reprise d’une opération est un infléchissement de cette opération, une transformation. C’est ainsi que fonctionnent les références, à l’intérieur d’un film, à d’autres films. (Qu’on pense par exemple à la reprise de gags, pratique courante dans le cinéma burlesque.)

Singularité

La Politique des Auteurs a mis en avant la singularité du style des cinéastes, marque personnelle imprimée à leur œuvre. Mais par définition, cette singularité est ce qui se répète d’un film à l’autre. Opérante pour le repérage des auteurs, elle ne l’est plus dès qu’il s’agit de désigner la singularité d’un film.

C’est pourquoi nous nous attachons, dans l’étude des films, plus qu’à la singularité du style, à celle des opérations, et en particulier à celle de l’opération globale du film, qui articule l’ensemble de ses opérations : ce qui fait que le film émerge dans la mémoire, semblable à aucun autre, et qu’il nous parle hors du temps, -ce qu’on peut aussi appeler le sujet du film.
Si, sur cette déclaration qu’est le sujet d’un film, le temps n’a pas d’effet, il en a un sur le regard qu’on porte sur lui, et sur les mots qu’on choisit pour le nommer. Ancien ou nouveau est le regard. Mais là encore, nul progrès : quelle époque peut prétendre “mieux” voir les films que la précédente ? Tout au plus se contentera-t-on de ne pas répéter les anciens, mais en les reprenant d’aujourd’hui.

Mais la singularité des films reste à jamais singulière. Dans l’ancien, il y a toujours du nouveau à découvrir, quelque chose qui était demeuré inaperçu à la vision précédente, -et il ne s’agit pas seulement de détails.

C’est pourquoi on ne saurait rompre avec l’ancien. Si l’art est en rupture, ce n’est jamais avec les œuvres qui le précèdent, mais avec l’académisme qui l’entoure, comme la pensée est en rupture avec l’opinion. Il ne saurait y avoir d’art nouveau qu’en fidélité à un art ancien. C’est même l’effet de toute œuvre d’art nouvelle que de donner à voir ce qu’il y avait encore d’inaperçu dans les singularités anciennes. Aussi tout avant-gardisme, qui veut faire la révolution dans l’art, faire du passé table rase, est une impasse. La modernité, au contraire, nous apprend à revoir les films anciens d’un œil neuf.

Notes

[1Il faudra un jour étudier de ce point de vue les films “didactiques” de Rossellini pour se demander s’ils relèvent ou non de l’art, —sans se laisser influencer par les dénégations du cinéaste lui-même.

[2Godard faisait remarquer qu’on dit “un vieux film”, alors qu’on ne dit pas “un vieux tableau” ou “une vieille symphonie”.

[3S’il n’y a pas plagiat —mais encore une fois, nous restons dans la supposition de l’art.

[4Dans les termes de L’art du cinéma , c’est-à-dire en termes de configurations, il faudrait plutôt parler de “néo-hollywoodien”.

[5Pas plus que, par la suite, Burt Lancaster dans Apache (Bronco Apache) de Robert Aldrich (1954).

[6On notera au passage qu’à la fin de The Naked Spur (L’appât), 1953, Anthony Mann reprendra une image terminale similaire, mais pour une idée très différente : celle de l’horizon incertain, au-delà des montagnes qu’il faudra franchir pour devenir un homme de bien. Ce qui montre qu’un élément ne produit par lui-même aucune idée, fût-ce dans l’œuvre d’un même cinéaste, et qu’il y faut toute une opération.

[7Ce fut en fait Broken Arrow (La flèche brisée) de Delmer Daves (1950) qui fraya la voie : les producteurs de Devil’s Doorway, intimidés par l’audace de leur propre film, ne le distribuèrent qu’après le succès obtenu par le film de Daves.