Le cinéma et la politique

par Denis Lévy

Le cinéma s’est souvent trouvé impliqué dans la situation politique de son époque, que ce soit sous la contrainte de l’Etat (nazi, stalinien, par exemple) ou d’un système (Hollywood), —ou librement, comme en témoignent, pour s’en tenir à des exemples récents, Les virtuoses [1] ou dans un tout autre registre le très court film collectif Nous sans-papiers de France. C’est plus particulièrement ce second aspect qui nous retiendra, car l’inclusion du cinéma dans la réalité politique relève davantage de la sociologie ou de l’histoire que de l’art, où ce qui importe est la capacité subjective à toucher au réel de son temps. Les films que nous citons touchent, chacun à leur façon, à un réel politique : le film de Mark Herman en traite, tandis que le film collectif n’a le temps que de le désigner —ce qui n’est déjà pas si mal, quand tant de films s’évertuent à refléter l’état de la situation sociale pour y constater l’impossibilité de tout réel, et en particulier de toute novation politique.

Car les films-miroirs, qui prétendent être “en prise directe” sur la réalité, font croire à l’image, à la véridicité du reflet, alors qu’ils ne reflètent jamais qu’une opinion sur la réalité : une vision du monde partielle, médiocre et consensuelle, telle que l’Etat parlementaire la prescrit et la décrit —“fracture sociale”, haine des banlieues, abaissement de toute forme d’intellectualité… Rien qui fasse droit à un possible (“tout ça finira très mal” est leur seule maxime), au moindre acte de pensée politique.

A ces thèses aujourd’hui dominantes s’opposent, chacun à leur façon, Les virtuoses, Reprise ou Nous sans-papiers de FranceL’art du cinéma a voulu marquer cet évènement en consacrant deux numéros de suite à l’étude des rapports entre pensée politique et pensée cinématographique.

On a longtemps considéré qu’il allait de soi d’appliquer au cinéma des concepts politiques, que le cinéma était transitif à la politique, et que par conséquent les films pouvaient se départager en progressistes et réactionnaires —traduisez “de gauche” ou “de droite”. Entre les deux, le déchet centriste, neutralité douteuse ou pur divertissement (toujours, en définitive, “objectivement” du côté de la réaction). C’est la thèse classique telle qu’elle fut énoncée et pratiquée activement dans l’après-guerre, par la critique de gauche à l’origine, mais finalement adoptée massivement, comme un effet naturel de la division politique du monde en deux “blocs”. On entérinait ainsi la réduction (étatique) du cinéma à un instrument de propagande privilégié.

Cette thèse a connu une flambée extrémiste, à la fin des années 60, où, avec Mai 68, on voit le retour de l’idée, chère à l’agit-prop des années 20, d’un cinéma révolutionnaire, ou prolétarien, ou au service du peuple ; mais le cinéma militant, ou d’intervention politique, de l’époque ne sut que rarement retrouver la verve inventive de l’agit-prop, et la critique qui l’accompagnait ne fit que révoquer l’ancienne division pour en instaurer une nouvelle : le cinéma des “deux bourgeoisies” d’un côté, le cinéma révolutionnaire de l’autre.

L’ultime avatar de cette conception est aujourd’hui le “politiquement correct” dont on ne sait jamais exactement ce qu’il recouvre, bien qu’il soit communément entendu. On comprendra confusément que le terme implique quelque chose comme le respect des droits de l’homme, de la femme, et des animaux en général.

Dans tous les cas, il s’agit là d’une conception instrumentale du cinéma, qui y voit avant tout un véhicule d’idéologie ou de propagande. On ne peut la comprendre qu’à raison de l’effet de réalité produit par le cinéma, effet si important qu’il devient tentant de traiter du film comme si c’était la réalité, et de lui appliquer des catégories qui concernent la réalité, notamment politiques. Le critique n’est souvent pas seul en cause : nombre de films se prêtent en effet au jeu, en prétendant à la fois refléter la réalité (donc se soumettre à ses catégories), et véhiculer un message, ou tout au moins un “contenu”. Dans cette conception, le cinéma est donc réduit au reflet, et la politique à l’idéologie, du même mouvement. Autant dire que la place de la pensée, qu’elle soit artistique ou politique, y est fort restreinte, et que la forme n’y joue guère qu’un rôle de décoration, ou de sucre autour de la pilule, forcément amère, du “contenu” (car la réalité, c’est bien connu, est toujours amère). On voit que le couple forme/contenu est intimement lié à la théorie du reflet. Le fond de l’affaire est la question du sens : c’est l’idée que la réalité, et donc son reflet, produit d’elle-même un sens, ou un manque de sens, ce qui revient au même.
On trouve encore aujourd’hui cette conception, par exemple chez ceux qui reprochent aux films de Kiarostami de ne rien rapporter de la situation politique en Iran, aussi bien que chez ceux qui y croient la voir sous une forme symbolique ou cryptée. Aborder ces films avec de telles catégories ne peut qu’aveugler sur leurs réelles idées, leurs idées-cinéma.

Il faut tenir que le cinéma comme art est radicalement disjoint de la politique. Corollairement, il faut redire que le cinéma comme art ne consiste jamais à refléter la réalité. L’art ne reflète pas, il ne reproduit rien : il propose son propre réel, il produit ses idées propres. C’est à cette mesure seule qu’on pourra penser une véritable autonomie de la pensée artistique, et qu’on pourra se défaire de la paralysante vision du cinéma comme instrument (notamment de propagande, dans le cas qui nous intéresse) ou comme véhicule d’idées qui lui sont extérieures ou antérieures.

On ne verra pas ici un retour, même sous une forme améliorée, à la théorie de l’art pour l’art. Il ne s’agit pas d’innocenter le cinéma pour n’y voir qu’un pur jeu de formes. Que le cinéma soit disjoint de la politique ne signifie pas qu’il n’entretient jamais aucun rapport avec elle.
Il y a au contraire plusieurs rapports possibles d’un film à la politique :

• la politique peut constituer simplement l’objet du film, au sens où la situation présentée est une situation politique, fictive ou non. C’est le cas de ce quasi-genre [2] hollywoodien qu’est le “film d’élections” [3], de The Fugitive (Dieu est mort, John Ford 1947), qui se passe dans un pays imaginaire en proie à une dictature militaire, ou d’Un roi à New York de Chaplin, qui se situe pendant le maccarthysme ; mais cela ne constitue aucune garantie ni preuve que le propos de ces films soit politique —celui de The Fugitive ne l’est pas centralement, et dans le film de Chaplin, c’est la satire de la “société du spectacle” qui l’emporte (encore que ce soit sans doute traiter de la politique que de refuser de prendre parti dans l’affrontement maccarthysme/communisme, et de proposer une position diagonale) ;

• le propos (le sujet) du film touche à la politique, c’est-à-dire que les idées-cinéma désignent et s’organisent autour d’un réel qui est aussi celui de la politique (ou d’une politique) :
– dans le cas le plus simple et le plus courant, à travers (en traverse de) l’objet, —généralement une situation politique explicite, comme dans La Chinoise [4], qui met en scène des débats d’idées entre jeunes marxistes-léninistes ; mais la situation politique n’est pas nécessairement unique, ni principale, comme on voit dans Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse [5], de Minnelli, dont le réel se constitue dans l’interférence de trois situations : familiale, amoureuse et politique ;
– il arrive parfois que la situation présentée par un film n’ait pas un caractère politique manifeste, et que le sujet du film puisse pourtant se rapporter allusivement à la politique, en soustraction à l’objet : c’est le cas de Sergeant Rutledge [6], qui dans le croisement du western et du film d’enquête judiciaire, fait passer l’idée que l’égalité entre Noirs et Blancs est possible ; c’est aussi le cas de Les virtuoses, où la soustraction à l’objet consiste à se détourner de la situation sociale au profit de l’idéal collectif ;

• c’est encore une autre question de se demander en quoi un film peut être contemporain d’une politique, ou d’un mode [7] de la politique, et s’y référer explicitement sans pour autant se situer sur le registre de la propagande : ainsi les films de Dovjenko ou d’Eisenstein peuvent-ils être envisagés sous le rapport de la pensée qu’ils proposent de la révolution bolchevique ; de même, on ne saurait éviter de voir dans les films de Ford The Sun Shines Bright [8] ou Sergeant Rutledge les contemporains évidents de Martin Luther King ;

• un film peut aussi n’avoir aucun rapport du tout avec la politique, pas même de “neutralité” (ce qui est encore un rapport) : sa pensée se situe simplement ailleurs, et on ne saurait lui en tenir grief —car tout n’est pas politique.

Ces différents types de rapports ne sont pas exclusifs les uns des autres. Il ne s’agit pas ici de catégoriser des films, mais de noter quelques-unes des relations que les films peuvent entretenir avec la situation politique de leur époque. On voit que si les films interviennent dans cette situation (encore une fois, ils ne le font pas tous, et rien ne le requiert), c’est une intervention sous le signe du possible [9] et non de l’efficace —c’est-à-dire une intervention qui n’est ni idéologique ni politique, mais cinématographique : l’art du cinéma n’est ni porte-voix ni arme, mais pensée. Le cinéma n’a pas pour vocation de changer le monde, mais il peut réaliser l’impossible en proposant un monde possible : ou comme disait André Bazin, il “substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs”. Il n’a pas même pour vocation de changer les consciences : la conscience n’est pas, comme le croient les moralistes, l’affaire de l’art, pas plus au cinéma qu’ailleurs [10]. La conscience n’est pas la pensée.

Mais toute intervention de l’art dans la situation politique est précieuse pour la politique elle-même. Car il peut y tisser, par sa pensée propre, des connexions insoupçonnées, qui font briller des bribes de vérités aussi irréductibles à une traduction en termes politiques que l’acte politique est irréductible à une action artistique.

Notes

[1Brassed off, de Mark Herman (1996), dont nous parlerons dans notre prochain numéro.

[2Plutôt que de genre, il faudrait parler de situation-type.

[3Cf. par exemple State of the Union (L’enjeu, Frank Capra, 1948), The Last Hurrah (La dernière fanfare, John Ford, 1958), ou Advise and Consent (Tempête à Washington, Otto Preminger, 1962).

[4Jean-Luc Godard, 1967.

[5Cf. l’article de Daniel Fischer dans ce numéro.

[6Le sergent noir, John Ford, 1960. Cf. l’article d’Elisabeth Boyer dans L’art du cinéma n°15.

[7« La politique n’est pas une instance permanente des sociétés, elle est rare et séquentielle : elle se donne dans des modes historiques. Le mode, rapport d’une politique à sa pensée, caractérise l’existence lacu¬naire de la politique et permet une appréhension de la politique par sa pensée. » (Sylvain Lazarus, Anthropologie du nom, p.89). S. Lazarus identifie six modes de la politique : révolutionnaire, classiste, bolchévique, stalinien, dialectique, parlementaire. On notera au passage que les politiques en extériorité (les modes stalinien et parlementaire) ne sont guère compatibles avec l’art : la seule “esthétique” qui leur convienne instrumentalise le cinéma en porte-parole du parti-Etat, ou en miroir impensé de l’état des choses, et des choses de l’Etat.

[8Le soleil brille pour tout le monde, 1953.

[9Cf. l’article de Dimitra Panopoulos dans ce numéro.

[10C’est le système hollywoodien qui voudrait que son cinéma soit celui de la prise de conscience. L’art hollywoodien n’est fait au contraire que d’affirmations et d’interrogations qui donnent à penser plus qu’elles ne dénoncent ou n’alertent.