Rossellini et la choralité (2)
par Elisabeth Boyer
J’ai posé les termes, dans une première exposition, d’une lecture du tragique dans les premiers films de Rossellini. J’ai souligné que ce cinéma hérite tout particulièrement de la tragédie d’Eschyle. Je désire à présent excéder le versant des analogies afin de présenter une pensée plus synthétique de ce qui est tragique dans les œuvres du cinéaste. Cette période s’ouvre avec La nave bianca (Le navire blanc) en 1941 et concerne tous les grands films jusqu’à Angst (La peur) en 1954. C’est une période tragique car elle opère une soustraction au sacré, comme au romantisme et à toute idéologie.
“La tragédie nous parle de : être et temps (Sein und Zeit). Elle nous demande de penser où nous en sommes, dans le temps historique, de notre rapport à l’être. On peut dire qu’elle exige que nous fassions le point sur l’histoire de la vérité” [1].
Rossellini n’est pas un cinéaste chrétien, contrairement à ce que, unanimement, s’entend à démontrer la critique depuis toujours. Quand bien même beaucoup, surtout en Italie et aux Etats-Unis, comme le relève A.Ayfre, aient jugé cet univers cinématographique “soi-disant chrétien” parce que s’y accumulent “erreurs ou équivoques, blasphèmes ou sacrilèges” [2]. Les premiers grands théoriciens du néo-réalisme et défenseurs de Rossellini, c’est un fait, sont des catholiques : Amédée Ayfre et André Bazin. Même s’ils repèrent tous deux dans des analyses extrêmement fines des écarts de l’œuvre avec une pensée chrétienne, ils en établissent toujours finalement la profonde compatibilité en soulignant ce qu’il y a de “message moral”, de “phénoménologie” - c’est-à-dire “livrer la totalité de l’être à travers la globalité des apparences”.
Ce qu’ils voient dans les films néo-réalistes, c’est qu’il n’y a pas un sens préexistant au film comme dans le réalisme classique. Alors ils décrivent le processus inversé : le film néo-réaliste a un sens, mais “a posteriori”. De cette univocité de sens, Bazin donne deux exemples : “Visconti est néo-réaliste dans La terra trema qui appelle à la révolte sociale, et Rossellini est néo-réaliste dans les Fioretti qui illustrent une réalité purement spirituelle”. Pour Bazin, ce qui est “rassemblé par la conscience” ce sont “des fragments de réalité” : “L’univers rossellinien est un univers d’actes purs, insignifiants en eux-mêmes, mais préparant comme à l’insu de Dieu la révélation éblouissante de leur sens” [3].
LE CINEMA DE ROSSELLINI N’EST PAS UN CINEMA DE LA REVELATION.
Un lecture tragique barre toute interprétation chrétienne de ce cinéma.
1) A “fragment de réalité” j’opposerai : gestes cinématographiques. (On pourrait dire gestes impurs, car s’ils ne signifient en effet pas, ils sont toujours ambigus - même si jamais équivoques.)
2) A “l’insu de Dieu” j’opposerai : le réel qui est justement l’irreprésentable, c’est-à-dire l’insu de la réalité elle-même. C’est en se soustrayant à la réalité que le cinéma peut toucher au réel. Chez Rossellini ce mouvement est la choralité.
3) A “la révélation éblouissante de leur sens” j’opposerai : le passage, en éclaircie-sombre, de la figure de la mort comme non-sens, comme destin de l’être.
1) LE GESTE
L’importance des gestes dans le cinéma de Rossellini est déjà relevée par Bazin. C’est ce qui est soustrait au réalisme et qui annule les effets de spectacle, de drame, de psychologie : “Rossellini ne fait pas jouer ses acteurs, il ne leur fait pas exprimer tel ou tel sentiment, il les contraint seulement à être d’une certaine façon devant la caméra. Dans une telle mise en scène, la place respective des personnages, leur façon de marcher, leurs déplacements dans le décor, leurs gestes ont beaucoup plus d’importance que les sentiments qui se peignent sur leur visage” - il ajoute : “voire que ce qu’ils disent” [4].
Plus radicalement, il me semble que tout est geste dans le cinéma. “Ce qu’ils disent” est aussi un geste. Le geste est l’élément constitutif des opérations cinématographiques. Il est le plus simple des mouvements. La fondation du cinéma se fait dans le travail, dans l’organisation des gestes. C’est pour cela qu’il n’est jamais imitation de la réalité. Il est invention. Griffith est le premier grand directeur du geste. Il est le premier grand cinéaste. Chez Chaplin, demandons-nous ce que la démarche de Charlot imite ou emprunte à la réalité. Elle est pure invention, donc purement poétique. Mais, dira-t-on, cela ne convient bien qu’au cinéma muet. Le son, même Chaplin l’a redouté. Il faut attendre, dans Les temps modernes, la toute fin du film pour entendre pour la première fois la voix de Charlot, pour comprendre que toute parole transposée au cinéma devient elle aussi essentiellement geste. Charlot doit chanter pour être embauché dans le bar. Ses paroles sont écrites sur une manchette pour éviter les trous de mémoire. D’un mouvement savamment mis en scène, la manchette s’envole et les paroles alors inventées, dans une langue nouvelle improvisée, deviennent une gestuelle sonore. Plus tard, dans Le dictateur, le discours de Charlot, à n’être plus un geste, signera l’adieu de Charlot au cinéma.
Chez Rossellini : dans Paisà, les conversations entre Italiens et soldats américains sont souvent des blocs de phrases incompréhensibles pour les protagonistes. Toute signification se soustrait au film.
Prenons pour exemple le premier épisode sicilien : Joe, le soldat américain, énumère à une fille farouche son vocabulaire italien, - Paisà, spaghetti, bambini, mangiare, gasolina. Carmela, la jeune paysanne, à travers quelques mots patiemment élucidés par les gestes de l’Américain, apprend la confiance - la mer, les étoiles filantes, blond, lait. Cette scène baignée de nuit laissera au spectateur une émotion immense, traversée par l’idée du bien et de l’égalité. Lorsque la balle allemande frappe mortellement l’homme auprès d’elle, elle vient de comprendre la photo qu’il lui montrait à la flamme du briquet. Elle dit : Sorella ! (sœur). Le destin de cette femme se décide là. Il est le même. Elle devient soldat. Elle conçoit ce qui est bien. Au péril de sa vie, elle accomplit l’acte juste, qui dépend d’elle. Ses mains braquent le fusil de Joe en direction des soldats allemands et elle tire. Il s’agit là de l’irruption d’une femme dans la guerre. Dans Paisà, du premier geste de résistance.
Les gestes de Rossellini, ce sont les mouvements multiples qui composent la séquence et l’élucident sans jamais l’expliquer.
2) LA CHORALITE.
J’écrivais : le chœur est aussi le profane, la soustraction au sacré. Il semble évident que ce concept se joue “à l’insu de Dieu”.
Cette notion de choralité naît chez Rossellini dans des films réalisés dans une période de guerre. Car c’est dans une guerre qu’éclate le plus lisiblement la puissance ou “l’impuissance personnelle à modifier le destin de son pays” [5]. “Guerre, de tout est père, et de tout est roi ; les uns elle les désigne comme dieux, les autres comme hommes ; des uns elle fait des esclaves, des autres, des hommes libres” [6] (le traducteur ajoute en note que ‘polemos’ peut être retenu dans son sens premier : affrontement, choc).
La choralité dans les films de Rossellini, ce sont ces opérations par gestes, mouvements successifs qui dessinent et décident ce qu’il y a d’immortel, d’héroïque dans l’homme. L’exemple qui me vient à l’esprit se situe vers la fin du dernier épisode de Paisà : les Allemands retiennent prisonniers les Alliés et les Partisans. Les premiers sont rassemblés dans la maison de pêcheurs, tandis que les Partisans italiens sont couchés dehors sur le sol. Tout est immobile dans la nuit, sauf le corps oscillant d’un homme pendu à une poutre. Notre regard passe lentement en revue avec la caméra ces héros rendus invisibles par l’obscurité. Alors une voix s’élève et murmure : “A la maison, personne ne saura ce qui m’est arrivé”.
Des idées passent : c’est le contraire d’une minute de silence, forme réduite et paralysée de la peur. C’est une voix debout alors que tous les corps sont étendus sous l’ordre des nazis. Le pendu est aussi un héros et chaque homme, ainsi en décide le film par ses gestes, est un héros ou un lâche.
Dans l’épisode de Florence, des fascistes se débattent entre les mains des Partisans. Ils se traînent sur le sol couvert de soleil et sont abattus immédiatement par les Partisans. Le mouvement est rapide, sec. Ce sont des morts sans poids.
Le mouvement global de Paisà est un mouvement sinueux, complexe. Les six épisodes dissonants qui le composent échancrent la lisière de la libération. Un coup avant, un coup après. Si bien que l’idée elle-même de libération perd de son assurance.
L’œuvre de Rossellini opère une désorientation du temps historique qui nous permet de penser l’oubli du passé. Le passé est réactualisé mais pas dans une logique de récit. Le film organise l’oubli en le (ré)exposant à notre pensée par mouvements inventés. Nous en disposons maintenant, assignant ce passé au possible de notre pensée présente.
Paisà est ce mouvement impur, discontinu, tortueux, qui rassemble des gestes ordinaires et héroïques, des gens de toutes nationalités. Paisà est le nom de ce qui est plus vaste que la nation, évitant toute symétrie avec le fascisme.
3) LA FIGURE DE LA MORT.
Chez Rossellini comme dans la tragédie d’Eschyle, la mort n’est que l’instant figural du destin. Il n’y a nulle intention, comme c’est le cas chez Pasolini, d’incarner au cinéma des figures de la Passion du Christ. Il n’y a non plus nulle idée de Salut. Dans les films de Rossellini, toute vérité s’entrechoque, passe dans l’obscur, à travers toutes les peurs fabriquées par la superstition, et en premier lieu la peur de la mort. “Quand le vieux vice religieux, si glorieux, qui fut de dévier vers l’incompréhensible les sentiments naturels, pour leur conférer une grandeur sombre, se sera dilué aux ondes de l’évidence et du jour…” [7].
Faire reculer la peur, voilà à quelle tâche s’acharne Rossellini. La peur sera nommée à la fin de ce cycle tragique par le titre même du film : Angst. La peur s’y inscrit dans tous les gestes d’Ingrid Bergman commandée par la terreur que son mari tisse autour d’elle.
Contrairement à la religion qui met la mort en nous - l’eucharistie est un simulacre de tragédie -, les films de Rossellini, par des gestes que certains qualifient de “cruauté envers le spectateur”, vont mettre la mort hors de nous, devant nous. C’est un mouvement essentiel du chœur tragique.
La cruauté telle qu’elle est conçue par les détracteurs de Rossellini n’est rien d’autre qu’une forme banale de la sensiblerie. Cette idée traverse plusieurs fois les films : dans Rome ville ouverte, celle qui collabore avec les nazis et trahit le résistant communiste détourne la tête avec horreur et s’écrie “Pauvre bête !” lorqu’elle voit abattre un mouton. Dans Paisà, un soldat américain prend un repas hâtif. Sur la table à ses côtés, un paysan attrape des anguilles vives dans un plat et leur tranche la tête. L’Américain jette à peine un regard.
Mettre la mort devant nous, ce n’est pas montrer la mort pour renforcer l’horreur, pour pétrifier la pensée (de cela les films indignes et l’actualité télévisée se chargent).
Chez Rossellini, la mort est d’abord mise hors de nous, parce qu’elle n’est pas montrée en réalité. Elle est un mouvement qui passe : tel geste, ou tel autre geste, toujours dans la précision d’une décision. Dans Paisà, le corps du Partisan s’approche lentement de nous, porté par le courant. Plus tard, c’est le mouvement immobilisé du visage grave d’un paysan du Pô qui retient tout clignement de cil, toute respiration, pour être ce mort du film. L’idée perce l’émotion. L’imaginaire est contraint par cette tension : le Partisan mort n’est pas un mort. Quelle idée subsiste alors dans la sérénité de ce visage ? Car nous craignions une vision horrible. Ce “mort” a le visage d’un homme juste et complice de vérité. Tout être de son vivant porte cette immobilité virtuelle de la mort. Tout dépend de ses gestes qui déterminent ses actes. C’est donc le geste qui porte l’immortalité. Le cinéma de Rossellini introduit ce trouble que l’on trouve dans un poème de Rilke :
“[…] Mais les vivants commettent
tous l’erreur de faire des distinctions trop fortes.
Les anges (dit-on) souvent ne sauraient pas s’ils passent parmi
des vivants ou des morts.” [8]
C’est bien parce que l’idée de la mort se donne par des gestes précis et divers que le cinéma de Rossellini affleure la question du vivant.
Toutes les morts n’ont pas le même poids. “Certes, les hommes sont mortels, mais certaines morts ont plus de poids que le mont Taichan, d’autres en ont moins qu’une plume”. [9]
La fin de Paisà pèse terriblement : la chute de chacun des corps des Partisans provoque, un à un, un son sinistre et clair, qui résonne bien après que le film soit achevé.
Nous sommes loin de la thématique du Salut, de la résurrection des morts. L’immortalité est une affaire des hommes.