Modernité et cinéma hollywoodien
par Denis Lévy
J’aborderai le thème de cette rencontre, “le cinéma et l’histoire”, sous l’angle des rapports que l’art du cinéma entretient avec sa propre histoire. Il ne s’agira pas exactement de ce qu’on appelle des filiations ou des influences entre des œuvres ou des cinéastes : il ne s’agira pas tant de l’action du passé sur le présent, que du regard rétrospectif que les œuvres modernes nous permettent de porter sur les œuvres anciennes. Il s’agira en somme de voir comment le présent d’un art peut opérer comme révélateur de son passé.
Pour en arriver là, je vais devoir faire un détour par “l’esthétique”, notamment pour préciser d’une part ce que j’entends par modernité au cinéma, et pour justifier d’autre part mon choix du cinéma hollywoodien comme précurseur de cette modernité. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de la longueur de ce détour préliminaire.
Une autre précision : ce que je vais m’efforcer de présenter ici est en quelque sorte le résumé de deux années de réflexion collective, menée au sein de l’association L’art du cinéma, et dont les résultats sont régulièrement publiés sous forme de fascicules qui portent ce nom. Ce que je dirai aujourd’hui est donc largement redevable de ce travail collectif, et notamment des contributions d’Alain Badiou et d’Elisabeth Boyer.
Ce travail a développé quelques hypothèses sur le cinéma comme art, que je vais donc exposer. Ces hypothèses ne portent que sur cet aspect du cinéma, et n’excluent nullement le fait que par ailleurs, le cinéma puisse être aussi une industrie, un divertissement, ou une source de documentation. Mais dès le moment où l’on soutient qu’une part du cinéma puisse être un art, il faut en mesurer les conséquences pour la pensée.
ART
Je rappellerai tout d’abord ce qu’on entendra par art du cinéma. L’art est une pensée qui active des vérités, et la singularité de ces vérités est qu’elles “ne sont nulle part ailleurs données que dans l’art” [1]. En spécifiant, on dira que les vérités prodiguées par le cinéma ne le sont nulle part ailleurs que dans le cinéma : ce sont des vérités-cinéma, et les idées qui les articulent dans les films sont des idées-cinéma. La pensée cinématographique est irréductible aux autres formes de pensée, y compris artistiques.
Elle n’y est cependant pas étrangère, au contraire, -puisque nous retenons d’André Bazin l’idée que le cinéma est un art impur, fondamentalement, au sens où il implique les autres arts dans son existence même. Il est, non pas la synthèse, mais le supplément des autres arts, leur “parasite” en quelque sorte, -dérobant l’image à la peinture, le personnage au roman, l’acteur au théâtre, la musique à elle-même… Cette impureté constitue la spécificité du cinéma : autant dire que toute tentative de cinéma “pur” est vouée à l’échec, dans la mesure où toute purification est un arrachement du cinéma à lui-même. De même, il ne sera pas possible de parler d’un film en termes “purement cinématographiques”, sinon à tenir un discours technique. La forme du film (qui n’est nullement réductible à sa technique) exige au contraire qu’on en parle dans la référence aux autres arts telle qu’elle s’y inscrit. Et c’est d’ailleurs ce caractère d’ambiguïté, ou de métissage, qui fait la force d’art contemporain du cinéma. Si le cinéma est l’art du XX° siècle, c’est qu’il propose l’impureté comme concept marquant de ce siècle.
On pourra peut-être établir une corrélation entre l’inquiétante mise en avant, sur d’autres registres, du concept de pureté dans le monde actuel, et le fait que les manifestations de l’art au cinéma se soient faites, ces dernières années, extrêmement parcimonieuses. On me dira qu’au cinéma comme ailleurs, l’art est toujours rare. Mais il faut bien constater qu’il l’est aujourd’hui de manière drastique : la situation actuelle de l’art du cinéma est celle d’une raréfaction de la création, aggravée d’une défaillance généralisée de la critique sur la question de l’art. Il est clair que dans l’opinion critique moyenne, l’art du cinéma n’est plus une question : il est entendu une bonne fois pour toutes que le cinéma est le 7° art, et toute la production sera traitée sur le même plan, comme si elle relevait naturellement de l’art, en dehors de tout critère, -comme l’illustre assez bien la commémoration d’un centenaire équivoque.
(Disons en passant que ce nivellement de tous les films tient au recouvrement du concept d’art par le concept de langage. Comme l’a fort bien démontré Pierre Sorlin, il y a déjà presque vingt ans [2], le cinéma n’est pas un langage, il ne communique rien, il est en dehors de toute logique du sens.)
Mais de cette surdité à la question de l’art, on ne prendra pas non plus le contre-pied en annonçant, comme certains (Godard, par exemple), la mort du cinéma -“tout est art” ou “il n’y a plus d’art”, cela revient au même.
MODERNITE
La position de L’art du cinéma est qu’il y a de l’art.
Il y a de l’art, mesurable à son inventivité, donc distinct de la production académique, qui n’est que ressassement stérile de recettes formelles, et distinct du naturalisme, qui ne veut voir dans le cinéma qu’un reflet de la réalité, c’est-à-dire en définitive, un reflet de l’opinion commune. Cet art est actuellement dans une passe difficile, une phase d’action restreinte -mais probablement pas plus que les autres formes de pensée.
La modernité cinématographique, par son extrême invention, exige, non pas un soutien critique, mais un accompagnement théorique, qui en tire les conséquences et qui expose la redéfinition de ce qu’est l’art du cinéma telle que ces œuvres la proposent. Autant dire que la question permanente est, pour chaque film : Qu’est-ce que l’art du cinéma ?
J’appellerai modernes tous les films où se manifeste l’invention cinématographique contemporaine, c’est-à-dire les films qui proposent des idées-cinéma inédites. La modernité doit être vue comme un ensemble de films plutôt que d’auteurs, dans la mesure où la notion d’auteur est, à mon sens, une source de confusion sur la question de l’art, même si elle a été, en d’autres temps, une notion éclairante. (Mais nous n’entrerons pas ici dans le détail d’une critique de la Politique des Auteurs.)
Disons, pour cadrer sommairement ce que nous nommerons modernité, qu’on y inclura certains films de Jean-Luc Godard, de Manoel de Oliveira, de Jean-Daniel Pollet, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, de Chris Marker, ou encore de João Botelho, de Hans-Jürgen Syberberg, de Marguerite Duras ou de Guy Debord (liste non limitative). De cet ensemble apparemment hétéroclite, il est pourtant possible de dégager un certain nombre de traits communs.
DESTITUTION DE L’OBJET
La modernité est notamment caractérisée par son désintérêt affiché à l’égard de la fonction mimétique du cinéma. Le cinéma se soustrait à la représentation, à l’imaginaire ; l’objet est ramené à son rang de matériau fragmentaire, par lui-même insignifiant. On peut le dire autrement : le cinéma n’est pas reflet de la réalité. On peut soutenir qu’il est “le moins mimétique des arts” [3], et qu’il l’a toujours été ; mais, pour parvenir en toute rigueur à cet énoncé, il aura fallu le voir à l’œuvre dans les films modernes.
La pensée n’est donc pas une monstration. La pensée est repérable dans les opérations qui constituent les films, et qui ne consistent nullement à reproduire quoi que ce soit. Un film, une œuvre d’art, est donc un ensemble structuré d’opérations qui constituent des idées-cinéma.
Le travail du spectateur sera par conséquent de tenter de saisir les effets pour la pensée de ces idées-cinéma. A la condition d’en respecter la complexité (ou l’impureté). Car le propre des idées-cinéma est de n’être pas simples, ou d’être impures [4]. De même qu’il n’y a pas d’éléments simples au cinéma, comme le sont la touche en peinture ou la note en musique. Le cinéma opère d’emblée sur du multiple. C’est pourquoi ses opérations sont essentiellement soustractives : découpe et coupe, ou prise (de vue, de son) et montage.
Une autre caractéristique des idées-cinéma est qu’elles ne font que passer, que visiter le sensible. L’idée ne se présente jamais qu’au passé. D’où la nécessité, que chacun ressent devant un film, de fixer ce passage par la parole, de faire une lecture du film. Mais une lecture au sens que Stanley Cavell [5] propose (et non au sens sémiologique) -une lecture qui ne soit pas une interprétation, c’est-à-dire qui se tienne à la fois au plus loin de la tentation de faire signifier le film et au plus près de la littéralité des opérations du film, de ce qu’elles énoncent ; tout en se souvenant que la verbalisation ne peut que réduire l’impureté -ou si l’on préfère, que toute lecture, si elle permet de fixer le mouvement de l’idée, ne peut rendre qu’imparfaitement compte de sa multiplicité intrinsèque.
EGALITE
Les opérations du cinéma relèvent donc de la prise et du montage.
Les opérations propres à la modernité sont caractérisées par la mise à égalité des prises, et par une attention renouvelée au montage. Mise à égalité de l’image et du son, des dialogues et de la musique, de la musique et des bruits, -mais aussi égalité de l’écrit et du photographique, du mouvement et de l’immobilité. Egalité, pourrait-on même dire, entre les opérations elles-mêmes, entre la prise et le montage.
L’intérêt des cinéastes modernes pour le montage ne relève pas d’un retour au montage dans son sens “soviétique” : il suffit de comparer par exemple Méditerranée de Jean-Daniel Pollet (à mon sens le film fondateur de la modernité contemporaine) aux films de Dziga Vertov -ou mieux encore, à ceux d’Artavazd Pelechian, qui se réclament précisément d’un retour à Vertov. Plus qu’à une résurgence du montage, on assiste là à l’émergence d’un nouveau concept du montage -le montage comme rencontre où passe l’idée impure, un montage entendu bien plus largement que la succession des prises. Un montage entendu autrement qu’au service d’un discours de l’image. Si le cinéma n’est pas un langage, le montage n’est pas une syntaxe, constitutive d’une quelconque discursivité. Le montage est l’opération qui, à partir d’un multiple inconsistant, produit un ensemble dont la consistance est établie par le passage d’une idée.
On ajoutera que le montage est aussi ce qui effectue l’égalité.
Dans les films modernes, on a souvent affaire à un montage de tonalités différentes, voire contradictoires, et il est souvent difficile, par exemple, de décider si ce qu’on voit là est comique ou pathétique. On en a un exemple caractéristique avec Os Canibaís. C’est la conséquence de cette idée moderne fondamentale, que les choses par elles-mêmes ne délivrent aucun sens, et qu’il n’y a, entre les idées et les choses, qu’un vide impossible à combler.
Destitution de l’objet et de l’imaginaire au profit des opérations, impureté essentielle du cinéma et des idées qui le visitent, redéfinition du montage : tout cela nous est enseigné par la modernité parce que les opérations y sont plus clairement repérables.
De même, il est devenu plus manifeste que les idées ne dépendaient pas d’une histoire, d’une fable, puisque certains films modernes parviennent à se passer de toute histoire, sans pour autant céder sur l’Idée ; comme il est devenu plus manifeste qu’appréhender la forme d’un film, c’est-à-dire la globalité de ses opérations, ne requiert nul savoir technique.
HOLLYWOOD
Mais sans doute l’expérience la plus passionnante à laquelle nous convie le cinéma moderne consiste à revisiter le cinéma hollywoodien avec ces nouveaux instruments de pensée.
On commencera par distinguer, dans le cinéma hollywoodien, entre le système et l’art.
Il faut voir le système comme un dispositif structural, analogue à la tonalité en musique ou à la perspective en peinture. Ce dispositif de règles axiomatiques est, comme on sait, largement d’origine économique au cinéma : c’est la particularité du cinéma, d’être “par ailleurs” une industrie [6]. On n’a sans doute pas suffisamment pris la mesure disjonctive de ce “par ailleurs” : il faut y entendre que l’art du cinéma n’est en rien redevable de son industrie ; les œuvres d’art ne sont l’effet ni de l’industrie ni du système esthétique qu’elle impose. L’industrie et son système ne produisent que des contraintes par rapport auxquelles les œuvres doivent se situer.
On peut résumer ces contraintes du système hollywoodien en trois rubriques principales :
- l’obligation de transparence de la forme, ou obligation de l’illusion de réalité ;
- la typification, c’est-à-dire la réduction à quelques représentations schématiques, facilement identifiables, des personnages, des situations, des tonalités dominantes [7], et plus généralement des films eux-mêmes sous la catégorie des genres ;
- ce qu’il est convenu d’appeler, de façon assez floue, “l’identification” aux personnages, c’est-à-dire le rapport subjectif du spectateur aux personnages, depuis l’adhésion jusqu’à l’indifférence ou au rejet.
Or, autant le tout-venant de la production des studios se contentait d’appliquer servilement le système, autant les œuvres d’art lui étaient souverainement indifférentes, l’utilisant quand cela les arrangeait, ou l’abandonnant délibérément quand la pensée l’exigeait.
Le système ne propose à l’art, tout au plus, que des champs d’opérations. Ainsi, les éléments du système sur lesquels les œuvres opèrent de façon privilégiée sont le star-system et les genres.
- L’existence du star-system, c’est-à-dire la typification des acteurs [8], permet de jouer à la fois sur l’image de l’acteur, et sur l’identification.
- La catégorisation des films en genres offre plus particulièrement la possibilité d’opérer sur les typifications. Toute œuvre en passe nécessairement par une enquête sur la capacité des éléments contraints du film à se prêter aux opérations de pensée.
Toutefois, l’appréhension de l’art ne doit pas se limiter aux points de friction avec le système. On ne saurait arrêter là l’effectuation artistique. L’œuvre est loin d’être uniquement une enquête sur le système, elle est avant tout une enquête sur la configuration artistique dont elle participe.
CONFIGURATIONS
J’emprunte à Alain Badiou l’usage suivant du terme de configuration :
« Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période "objective” de l’histoire d’un art, ni même un dispositif “technique”. C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art » [9].
Je ferai l’hypothèse qu’il existe, dans l’art du cinéma, au moins une telle configuration, sous les espèces du cinéma hollywoodien. Cette configuration hollywoodienne, initiée par les films de Griffith, semble aujourd’hui saturée, et vouée depuis une trentaine d’années, pour l’essentiel, à l’académisme. Mais, étant virtuellement infinie, elle peut toujours être réactivée par le surgissement d’œuvres qui en exploiteraient des ressources encore inaperçues.
Il faut encore préciser que s’il existe une configuration hollywoodienne, on ne saurait la limiter aux seuls films américains. On peut constater en effet que le cinéma hollywoodien a été la référence artistique de très nombreux films de toutes provenances, depuis le cinéma de genres italien jusqu’à certains films indiens ou japonais, et même jusqu’au cinéma “réaliste socialiste” stalinien, explicitement constitué sur le modèle hollywoodien.
VERITES
Au point où nous en sommes, que pouvons-nous saisir des vérités prodiguées par le cinéma hollywoodien ?
On pourrait avancer qu’un des énoncés produits par l’art hollywoodien sur lui-même est déjà un énoncé précurseur de celui que le cinéma moderne propose : le cinéma n’est pas reflet de la réalité.
Ceci ne doit pas être confondu avec le propos idéologiste qui fait aujourd’hui partie des opinions reçues sur Hollywood, et qui soutient que les films exhibent de la réalité une image déformée, mensongère et délibérément orientée par la propagande. Cette idée repose en définitive sur la conviction que les œuvres relèvent exclusivement du système, et que par conséquent l’art n’y existe pas, ou consiste simplement en une plus ou moins grande habileté technique (ce qui revient au même). S’il y a de l’art, il existe en extériorité à toute idéologie et à toute propagande, c’est-à-dire, ici encore, en extériorité à toute signification. Nul ne songe à réduire l’œuvre de Johann-Sebastian Bach à une entreprise de prosélytisme protestant : les films d’Eisenstein, on le sait, sont bien autre chose que des produits du socialisme ; pourquoi alors John Ford ou même Cecil B. DeMille seraient-ils les chantres du capital ?
Il faut au contraire s’émerveiller de ce qu’une telle puissance artistique ait pu se développer, et produire cet énoncé, le cinéma n’est pas reflet de la réalité, sous la contrainte d’un système qui prétend affirmer le contraire, en faisant tout pour que le film soit vécu (dans une illusion de réalité) plutôt que lu, et pour qu’il signifie, au lieu qu’il donne à penser.
Mais si on ne distingue pas entre art et système, on sera amené à porter au compte du système les effets de l’art : l’idée, par exemple, que le cinéma hollywoodien n’est pas “réaliste” parce que tel le voudrait le système (qui fonctionne alors comme idéologie). Alors qu’il faudrait dire que l’art hollywoodien tout entier s’inscrit en faux contre l’idée communément répandue que l’art du cinéma consiste à refléter la réalité, fût-elle distordue, ou imaginaire, ou idéologisée. Par exemple, on peut constater que le système hollywoodien présuppose l’existence de Dieu, de préférence sous sa forme chrétienne ; pour le dire en termes philosophiques : la représentation de l’infini-Un est postulée. Or si on examine les films attentivement et sans préjugés (pas même celui de la conviction religieuse personnelle de leurs auteurs), on s’apercevra que l’art hollywoodien ne cesse de défaire cette représentation par le dispositif même du cinéma, dont l’essence est le multiple, -pour finir par côtoyer cette définition de Fernando Pessoa : « Peut-être que cela qu’on appelle Dieu […] est en fait un mode humain d’exister, une sensation de nous-mêmes dans une autre dimension de l’être » [10]. En quelque sorte, ce cinéma détourne la question de l’infini-Un vers celle du multiple, comme par exemple le collectif dans les films de Ford. On peut même voir, dans les films de Henry King, toute religiosité ruinée par la soustraction à la logique du sens : pour être proprement insensés, les films de King relèvent assurément d’une pensée moderne.
Donc, cette fameuse “transparence” formelle, destinée par le système à maintenir une illusion de réalité, est au bout du compte très relative, dès qu’on se penche sur l’art hollywoodien. Du reste, on lui a souvent reproché, en vrac, ses invraisemblances psychologiques, ses inexactitudes historiques ou son indifférence aux réalités sociales -sans voir que c’était précisément cela qui fondait sa puissance créatrice : cette indifférence au reflet, cette capacité a s’exhiber comme fiction, condition de toute vérité.
UNIVERSALITE
Cette puissance créatrice se donne aussi dans l’évidente volonté d’universalité que manifeste l’art hollywoodien. Cet universalisme de Hollywood, on peut l’assigner à un double registre :
- la volonté de s’adresser à tous, au-delà des particularités nationales ou communautaires
- la volonté de donner à penser ce qui met en jeu l’humanité immortelle [11], c’est-à-dire ce dont l’humanité dispose en commun pour se soustraire à l’être-pour-la-mort : en l’occurrence, l’amour, la politique, et l’art lui-même -toutes choses dont on sait qu’elles constituent les sujets de prédilection des films hollywoodiens.
Stanley Cavell a remarquablement démontré que les comédies hollywoodiennes peuvent être une très sérieuse réflexion sur la question de l’amour, sous l’hypothèse que l’amour est pensable, non en tant que sentiment, mais en tant que processus.
Il faudra s’en inspirer pour mener le même genre de travail à propos de la remise en question permanente de la notion de démocratie, bien loin de l’assentiment béat à l’Etat que les idéologues prétendent lire dans les films américains.
Il faudra aussi étudier le rapport exact du cinéma hollywoodien à l’art en général, et aux autres arts en particulier, pour y voir comment l’impureté est affirmée et portée à son paroxysme : on comprendra peut-être alors, autrement que sous les espèces du pillage barbare, ce que ce cinéma doit réellement à la littérature classique, à la peinture du XIX° siècle ou à la musique néo-romantique. Il faudra enfin s’interroger sur le rôle insistant de la psychanalyse dans ces films, en renonçant à la condescendance toute “européenne” dont nous avons généralement fait preuve jusqu’à présent.
Vous voudrez bien me pardonner l’aspect “programmatique” de cet exposé : il ne fait qu’indiquer à quel point, à mon sens, les recherches sur l’art hollywoodien n’en sont, malgré les apparences, qu’à un stade embryonnaire. Je ne compte évidemment pas pour rien l’abondante littérature qui nous a précédés. Mais je lui ferai le reproche d’être souvent entachée d’historicisme, c’est-à-dire soit d’un souci plus archéologique qu’esthétique, soit de la volonté d’expliquer les phénomènes artistiques par les seules conditions “objectives” de leur apparition, soit de l’idée évolutionniste que l’Histoire aurait un sens.
Ce qui nous permet de nous soustraire à l’historicisme, est précisément ce mouvement de va-et-vient entre le cinéma moderne et le cinéma hollywoodien, par lequel l’un éclaire l’autre. Il ne s’agit nullement de se poser la question des origines du cinéma moderne, mais plutôt de comparer l’idée du cinéma que proposent respectivement Hollywood et la modernité. Or, au point où nous en sommes, on peut au moins conclure qu’il y a bien, pour l’un comme pour l’autre, la même idée de l’art du cinéma. Mais, s’il s’agit bien du même art, peut-on pour autant affirmer qu’il s’agisse de la même configuration ? La question est délicate, et je ne pense pas qu’elle puisse être résolue dans l’immédiat.
La différence la plus évidente entre le cinéma hollywoodien et le cinéma moderne est que le cinéma moderne se déploie en dehors des contraintes d’un système. C’est même probablement la première caractéristique de la modernité. Mais faut-il pour autant en faire un critère distinctif, -puisque nous avons vu que, d’une façon ou d’une autre, les œuvres d’art hollywoodienne se soustrayaient au système ? Par ailleurs, faut-il tenir pour vaines les fréquentes allusions aux genres, par exemple, dans les films de Godard ou plus récemment, dans ceux de Hal Hartley ?
Une autre différence, au moins en apparence, est l’importance du montage dans la modernité. On voit classiquement dans le montage hollywoodien une simple exécution du découpage, entièrement asservie à l’illusion de réalité. Mais d’un autre côté, les films modernes nous ont appris à penser le montage autrement que comme une opération technique. Il faudrait, de ce point de vue, revoir les films hollywoodiens pour se demander si, par exemple, le montage “dans l’image” qu’André Bazin voyait à l’œuvre dans les films de Welles, n’était pas, au fond, une pratique courante, bien qu’inaperçue.
En revanche, une différence importante, et qui ne me paraît pas pouvoir être réduite, est cette égalité que les films modernes pratiquent, notamment entre le son et l’image. Or, quels que soient les efforts en ce sens lisibles dans certains films hollywoodiens (ceux de Ford, notamment), il est vrai que ce qui est massivement pratiqué à Hollywood est une hiérarchisation des éléments, où le son est asservi à l’image.
Pour conclure provisoirement, je proposerai une hypothèse de travail sur la position de la modernité par rapport à Hollywood : le cinéma moderne se situerait au bord de la configuration hollywoodienne, en extériorité à tout système, mais non à l’art hollywoodien, dont les films modernes avèrent qu’il recèle encore des ressources, une fois délivré des contraintes de l’industrie.