Thirty-two short films about Glenn Gould (1994) de François Girard
par Daniel Fischer
Ce film est un assemblage de 32 séquences (ou "films brefs") centrées autour de la personne du grand pianiste canadien Glenn Gould, disparu en 1982. Nombre d’entre elles, c’est une des singularités les plus évidentes du film, sont non seulement "autour" de Gould, mais, prenant de grandes libertés par rapport à leur matériau de base, sont plutôt "à propos" de lui que "sur" lui (ce qui est conforme au about du titre original). La "figuration" de l’artiste est assurée tout au long du film par un comédien revêtu des accessoires légendaires (casquette, moufles, ample manteau) [1] ; on verra ainsi ultérieurement "Gould" apparaître en répétition, dans un restaurant, au téléphone de façon répétée (en un motif qui réalise un véritable leitmotiv), dans le Grand Nord, à l’hôtel etc., tandis que divers intervenants viendront périodiquement égrener des souvenirs ou livrer le fruit de leurs réflexions dans le cadre a priori rassurant de l’interview.
Traçons quelques pistes pour tenter de cerner la nouveauté (et la beauté) de ce film.
1. Il est clair d’abord qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre pieuse célébrant la mémoire de l’artiste défunt. "Gould" acquiert d’emblée le statut d’un personnage de fiction, mais ce que "raconte" cette fiction ne laisse pas d’être de plus en plus énigmatique à mesure que le film se déroule. Les fragments qui sont rapportés à notre intention, loin de contribuer à l’édification d’un monument commémoratif convenable, en attente de visiteurs admiratifs, s’agencent plutôt mal entre eux, ou pour être plus exact, car il ne s’agit pas en l’occurrence d’un manque, ces fragments revendiquent, avec une sourde ténacité, leur être disjoint, séparé : pour fêter la vedette du piano, nous devons en passer par l’éparpillement de 32 fragments qu’aucune perpective totalisante immédiate ne vient recollecter. Le "personnage" qui en résulte - si on peut dire que la succession des fragments aboutit à quelque "résultat" - peut tout aussi bien, à certains moments, être qualifié de burlesque et à d’autres moments de chaleureux, pathétique etc. La totalité aux contours pacifiés qui est la promesse a priori des films consacrés à la commémoration d’une star disparue se défait ici à mesure que chaque nouvelle pierre du monument vient s’ajouter à la précédente. En réalité, ce qui nous est livré de "Gould" ce sont des éclats, des facettes multiples et même, si l’on veut, des images dans leur fonction leurrante, au sens où en parle Lacan quand il dit que "l’être (se) décompose, de façon sensationnelle, entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu’il offre à voir" [2]. Le sujet-Gould, qui est l’objet de notre visée, se dérobe perpétuellement, ne se trouve à aucun moment au lieu où notre oeil espère le focaliser - toujours un peu au delà, ou en deçà ...
2. Une approche qui est tout sauf triviale se propose ici, celle de Welles, et notre film s’y confronte implicitement. On sait, depuis Citizen Kane, que la juxtaposition d’éléments disparates, voire contradictoires, est un moyen sûr pour étayer une certaine thèse sur la Présence ; sa formulation approchée serait quelque chose comme : "Il y avait là quelqu’un assurément, mais dont le poids de présence - désormais révolu - était tel qu’aucune des facettes ici visibles ne lui rendra complètement justice, pas même leur somme, ni même la somme de ce qu’on a vu et de ce qu’on aurait pu voir," et ainsi de suite (une telle formule, dans son principe, ne saurait avoir de fin). A cet égard Mr Arkadin est la variante négative (et somptueuse) de cette thèse, avec la suspicion que le quelqu’un en question, loin de réaliser une plénitude, est quelque chose d’assez voisin de zéro. Mais nous ne sommes pas véritablement ici dans une thématique de type wellesien, qu’elle soit positive ou négative et il serait sans doute plus approprié, pour qualifier le film de F. Girard, de parler de "tombeau" - dans un sens voisin de celui que le terme avait au XVIIème siècle, en particulier dans le domaine musical (pièce composée en l’honneur des célébrités défuntes), mais dont la pensée a été renouvelée pour nous par Mallarmé.
3. Si nous tentons de déplier la formule singulière de ce tombeau-ci, nous obtenons quelque chose comme : "Il y a eu Untel ; sa vie, sa pensée nous sont connus par quelques traits passés dans le domaine public : il était "excentrique", il ingurgitait une quantité extravagante de médicaments, le sort des animaux en détresse le préoccupait, son interprétation au piano de l’oeuvre de J.S. Bach a été marquante pour ses contemporains, il avait une chance de bossu à la Bourse ; certains de ces traits sont sans doute plus essentiels que d’autres (lesquels à votre avis ?) ; voici le monument que nous lui dédions".
Nous pouvons ici nous rendre attentifs à ce que Mallarmé nous invite à distinguer dans son Tombeau d’Edgar Poe. Il s’agit avant tout dans le dernier tercet (...Que ce granit du moins montre à jamais sa borne / Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur) d’interrompre le flot des calomnies - mais aussi bien des adulations - dont fera l’objet l’artiste dans le futur. Glenn Gould, le pianiste, a sans aucun doute été honni de son vivant (et, dans une certaine mesure, il continue de l’être) tant en raison de l’inventivité de certaines de ses interprétations du répertoire "classique", que pour la radicalité de ses refus concernant les exécutions en concert - et la mise en cause de la "starification" des musiciens qu’impliquaient ces positions. Il a parallèlement suscité une masse exubérante de discours à sa gloire, et c’est sur cette "gouldologie" hétéroclite que le film fait délibérément l’impasse pour laisser une chance à quelque chose de silencieux, ou en tout cas de non aisément "médiatisable", et qui serait la trace de l’art véritable de Gould.
4. Le film choisit ici de nous faire ré-entendre la signification ancienne de savoir-faire contenue dans le terme d’"art" et il y arrive par la façon dont il fait circuler le thème du travail. Deux séquences-manifeste peuvent être citées, situées en quelque sorte en pendant, et qui toutes deux "représentent" l’exécution d’une oeuvre pianistique : dans l’une ce qui est filmé c’est "l’anatomie" de l’instrument, avec ses cordes, ses marteaux etc. tandis que l’autre nous révèle l’anatomie radioscopée d’un pianiste dont nous ne connaîtrons jamais que la forme du squelette et la souplesse des articulations. Bien entendu, ces deux séquences sont là pour ne pas en montrer une troisième : l’image d’archives d’un concert du vrai Gould, qui renverrait à un parasitage culturel, social etc. dont nous avons vu que le film ne voulait pas. Mais peut-être plus essentiellement elles renvoient à la matérialité de ce qui est à l’oeuvre dans toute musique et polémiquent ainsi de façon ouverte avec les conceptions romantiques de l’art (l’inspiration, les pouvoirs de nature quasi divine octroyés à certains élus etc.). Le cinéaste a sans doute voulu nous proposer ici une version ludique des magnifiques séquences musicales de la Chronique d’Anna Magdalena Bach des Straub (il faudrait pouvoir l’interroger là-dessus). On peut aussi citer la belle séquence de l’accordeur de piano qui se souvient avec émotion, plusieurs années après la mort de Gould, de l’intérêt professionnel que celui-ci lui portait, et qui était, sans que cela soit dit explicitement (mais on le devine), l’élément sur la base duquel les deux hommes partageaient sans pathos une estime mutuelle.
Ce à quoi le film veut aussi nous rendre sensible par le biais de l’aspect "matériel" de l’art (le corps de l’artiste, la réalité brute de l’instrument), c’est à la notion de "matériau". Il nous est suggéré qu’un ensemble de traits humains ("psychologiques") et non-humains ("matériels") est soumis, si c’est bien d’art qu’il s’agit, à une opération et que le produit de ce travail (l’opus à venir), si même il reste immanent au matériau de base, aura été "visité" [3] par quelque Idée. Il y a ainsi, dans la séquence du studio d’enregistrement, un "mixage" de niveaux de réalité différents : la bande enregistrée elle-même (vue et entendue), Gould seul dans un coin du studio réécoutant la musique (mais entendons-nous vraiment la même chose que lui ? les mouvements rythmés de son corps battant la mesure semblent plutôt à l’unisson d’une musique intérieure idéale inaudible par nous), enfin les techniciens qui, ainsi que nous l’apprend leur bavardage tandis qu’ils manipulent les réglages du son, paraissent avant tout préoccupés par la question de l’éventuelle nocivité du café crème pour l’estomac. Changement de registre aussi discret que soudain : une pensée vient de s’imposer à l’un des techniciens et presque instantanément aux autres dont le propos diététique se trouve de ce fait interrompu - "Cette prise est excellente ; on a quelque chose" - pensée dont l’évidence rallie Gould lui-même quelques instants plus tard et le contraint à sortir de son rêve. "Quelque chose" a surgi pour ressaisir les éléments au départ dispersés et les constituer rétroactivement en objets d’une "visitation" de nature artistique [4].
5. Il y a un accord entre la structure même du film et cette conception "matérialiste" qui se donne dans ce qu’on pourrait appeler sa musicalité intrinsèque. Les 32 "films brefs" qui le constituent, et qui ne sont pas sans faire référence aux 32 Variations Goldberg de Bach dont Gould a laissé une interprétation mémorable, sont agencés de façon à ce que se développe une "lecture verticale", fondée sur la différence, l’hétérogénéité des séquences. Celle-ci a partie liée, dialectiquement pourrait-on dire, avec tout un jeu d’échos qui parcourt le film : tandis que les séquences contiguës mettent plutôt l’accent sur la rupture, le hiatus (le surgissement de chacune est signalé par l’apparition sur le noir de l’écran de son "titre", et l’envol, comme émergeant du silence, de la musique qui l’accompagnera), des séquences plus éloignées entre elles sont dans le rapport d’une question laissée en suspens et de sa réponse. Il y a aussi une certaine façon d’instaurer les séquences, mêlant le noble et le trivial, le poignant et le saugrenu, le cosmique et l’infime : c’est comme s’il y avait un champ filmique à ensemencer et que le cinéaste, loin de refouler la souveraineté du geste par lequel les séquences sont "intronisées", l’exhibait ostensiblement, pour donner à voir une sorte d’équivalent cinématographique de "bagatelles" weberniennes (il faut rappeler que Gould, dans sa production théorique, a été un fidèle défenseur des musiciens de l’école de Vienne).
6. S’il y a une Idée qui "visite" notre film de façon axiale c’est peut-être celle d’anonymat artistique. Des traits nous sont déclinés, ils entrent dans la composition de ce qu’il faut bien appeler un individu ; mais on ne nous demande pas de partager la croyance en une totalité aux contours bien délimités, en une substance qui serait en quelque sorte "derrière" ces traits comme une essence cachée et dont ceux-ci seraient l’expression plus ou moins trompeuse. Ce qui nous est présenté, c’est, pour reprendre la belle expression de G. Agamben, un être-ainsi : "ainsi tel qu’il est, avec tous ses prédicats " [5]. Cet être radicalement privé de la sorte de toute identité représentable (comme le dit Agamben dans une parenthèse : "tous les prédicats ne constituent pas un prédicat"), A. Badiou nous a appris à le reconnaître comme étant un sous-ensemble générique, soit "un sous-ensemble indistinct, tellement quelconque dans le rassemblement qu’il opère de ses composantes qu’aucun trait commun à ces composantes ne permet de l’identifier dans le savoir" [6]. C’est tout l’office du film de F. Girard que de déjouer les séductions de la totalité, ainsi que nous l’avons vu, et de faire simultanément advenir la réalité inqualifiable d’un tracé - celui d’une vie, dont le nouage à une pensée artistique rigoureuse nous est connu sous le nom de Gould. Et c’est précisément parce que cette vie est inqualifiable, parce que l’individu dont le film fait sa matière reste dans un anonymat définitif (encore une fois non pas au sens d’une carence de l’investigation, d’un défaut qu’il serait possible de corriger, mais parce que cet individu ne coïncide avec aucune des propriétés qui sont ici répertoriées, tout en n’étant pas non plus différent d’elles) que se fait ressentir la nécessité de lui dresser ce monument qu’est le film lui-même, i.e. le tombeau d’un individu singulier.
Le film là encore ne cède pas sur ce geste essentiel qui est de lier le caractère singulier et en même temps quelconque de cet individu. Citons à nouveau G. Agamben : par "être quelconque" il ne faut pas entendre "l’être, peu importe lequel", mais "l’être tel que de toute façon il importe" [7]. Nous avons vu, dans la séquence du studio d’enregistrement, que pouvait se révéler soudain la capacité des techniciens à être saisis par une vérité artistique, événement qui prenait un relief et une gravité bien plus grands que les gesticulations de Gould isolé dans un dangereux solipsisme. Mais il y a aussi, dans la séquence "Hambourg", la jeune servante de l’hôtel, que Gould retient dans sa chambre, alors qu’elle est requise ailleurs par son travail, afin de lui faire écouter son dernier disque tout juste sorti des presses et à peine déballé ; il estime sans doute qu’il n’est pas absurde de tabler par ce moyen sur la possibilité d’une rencontre avec cette passante anonyme, alors que le même jour il vient d’annuler une série de concerts publics (pour des raisons de santé évidemment). Rien d’équivoque pourtant dans cette scène, rien non plus qui relève d’une condescendance de grand seigneur : dans une chambre d’hôtel, deux personnes, chacune assise sur une chaise dirigée vers un pick-up de (bonne) fortune, écoutent une sonate de Beethoven ; l’une l’a exécutée au piano et enregistrée, l’autre est manifestement en train de la découvrir pour la première fois. Nous n’assistons pas cependant au miracle de la communion des âmes, par le truchement des vertus oecuméniques de l’art ; ce qui se révèle plutôt, c’est "le Plus Commun, qui retranche de toute communauté réelle" [8], à savoir le sentiment profondément démocratique qu’une vie tout aussi digne d’intérêt que celle de "notre héros", et par ailleurs aussi anonyme qu’elle, vient, à la faveur de cette audition, d’être croisée fugacement. Il y faut quelques plans et un montage particulièrement dense : un lent panoramique accompagnant le mouvement de la jeune femme qui s’est levée de sa chaise et se dirige vers l’endroit où se trouve la pochette du disque (elle découvre alors que l’occupant de la chambre et l’artiste sont la même personne) ; son immobilisation à la fenêtre, éclairée latéralement par la lumière du monde, tandis que sur son visage filmé de profil d’impénétrables pensées suivent leur cours ; l’objet probable de ces pensées, le vaste monde et son réservoir infini de fictions (elle est peut-être requise par l’une d’elles, à moins que ce ne soit par cette infinité elle-même) donné par un plan de coupe sur la ville embrumée aperçue de la fenêtre ; enfin la résolution de ces pensées, alors que s’ébauche un panoramique de sens inverse au précédent, c’est-à-dire vers le centre de la pièce, par un "Danke schön" où se marque, par un poignant paradoxe, la gratitude reconnaissante d’une égale. On peut aussi citer la séquence du restaurant de routiers, séquence au cours de laquelle l’oreille de "notre héros" se connecte avec d’autres singularités entr’aperçues et croisées au hasard, travaillées ici par des pensées amoureuses ; l’Idée de la foncière égalité de l’humanité se donne ici comme une Idée non naturelle, qui n’est pas donnée d’emblée, qu’il faut aller chercher, expérimenter et dont l’essence serait plus facile à capter par un musicien, peut-être parce qu’elle est de nature musicale (l’acteur qui joue Gould "orchestre" avec ses doigts les voix qu’il entend). Egalement l’interview de la cousine au cours duquel celle-ci parle de l’"humilité" de Gould [9]...
7. En guise de coda. La dernière séquence du film nous montre le lancement d’une fusée et nous rappelle qu’en 1977 les USA envoyèrent les sondes spatiales Voyager I et Voyager II pour explorer les confins de notre galaxie avec à leurs bords, dans l’espoir que quelqu’un les intercepte, divers messages placés "afin de témoigner de l’existence d’êtres intelligents sur une planète appelée Terre". Parmi eux un court prélude de J.S. Bach interprété par Glenn Gould. Nous entendons ce prélude et nous voyons, dans le même paysage de Grand Nord que celui de la première séquence du film, la silhouette solitaire qui nous était alors apparue s’éloigner progressivement et devenir peu à peu indistincte. Ce plan fixe une fois achevé, absorbé par le noir du générique de fin, il nous est désormais loisible de dire que cette silhouette aura accompli le trajet de sa généricité : elle témoigne(ra) pour le genre humain, pour l’être quelconque auquel elle s’est égalée, et ce par son reste, à savoir son art. Ce reste qui, loin d’être un déchet, est une capacité universelle. Le choix de Gould comme interprète de Bach peut paraître parfaitement approprié aux voeux des dirigeants de la NASA, mais le film sait nous faire goûter ce qu’il y entre aussi de mal-entendu : la musique qu’il nous fait entendre est jouée par un homme qui a tenté de se soustraire aux prédications et qui, à ce titre, échappe aussi à la saisie étatique. L’ironie de cette fin aérospatiale (haute ironie, intimement mêlée à l’émotion), est de nous faire comprendre que l’individu "imprédicable" qui nous a été présenté est, de par ce fait même, nécessairement non-réconcilié avec l’ordre du monde [10].