A travers André Bazin

L’impureté : une question qui divise André Bazin

par Elisabeth Boyer

“Le cinéma est un art impur. Il est bien le plus-un des arts, parasitaire et inconsistant. Mais sa force d’art contemporain est justement de faire idée, le temps d’une passe, de l’impureté de toute idée. […] Il est le septième art en un sens tout particulier. Il ne s’ajoute pas aux sept autres sur le même plan qu’eux, il les implique, il est le plus-un des six autres. Il opère sur eux, à partir d’eux, par un mouvement qui les soustrait à eux-mêmes.” [1]
Affirmer ainsi aujourd’hui l’impureté de l’art du cinéma a un caractère absolument novateur.

Il faut bien voir cependant que l’impureté du cinéma est un vieux débat, aussi vieux que l’art du cinéma, discussion dans laquelle le concept de pureté intervient chaque fois qu’il y a en réalité suture du cinéma à un seul art. (Dès 1910, il existe des théoriciens d’un “cinéma pur” : un cinéma “plastique”, “extra-théâtral” et “extra-littéraire”). mais ce qui fait massivement question, c’est l’impureté comme telle : quels rapports le cinéma entretient-il avec les autres arts ? comment ? Dès 1922, Elie Faure se prononce ainsi : “Le cinéma ne doit pas être considéré comme une succursale du théâtre. S’il est d’abord “plastique” il tendra toujours plus à se rapprocher de la musique”. [2] Le débat prendra un nouvel essor à l’arrivée du cinéma sonore, mais sans pourtant en modifier les termes essentiels. Pour Elie Faure, s’il existe un danger propre à l’avènement du son, il souligne que ce péril était déjà là, qu’un dialogue explicatif est aussi nocif que, souvent, la légende des intertitres. En 1934, il écrit une nouvelle déclaration d’impureté, plus précise, plus radicale : le cinéma”s’est trop rapproché du théâtre, s’éloignant d’autant de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la danse qu’il doit se garder de perdre de vue, car elles lui interdisent, sous peine de mort, de jamais oublier la forme, le passage, le rythme et le mouvement”. [3] Le cinéma est irréductiblement impur, cela engage son existence : l’impureté ou la mort.

Voilà qui pourrait affadir quelque peu le titre célèbre de l’article de Bazin : “Pour un cinéma impur”, si ce titre insolent ne secouait une religieuse obscénité en prononçant un vœu d’impureté. L’impureté n’a pas bonne réputation : prenez un dictionnaire analogique, vous y trouverez le “mal”, la “salissure, la “débauche”.

A ceux qui qualifient l’impureté de “trahison” il va demander un principe de “confiance” ; que l’on tienne compte de l’existence de ces films qui recourent de plus en plus directement aux autres arts : “c’est là un fait que nous ne pouvons guère qu’enregistrer et essayer de comprendre”. A “trahison”, il va opposer l’idée (capitale dans ses écrits) de “fidélité” -notion qui sera développée plus loin.

L’impureté, c’est le réel des écrits de Bazin sur le cinéma : quelque chose qu’il relèvera ponctuellement dans les films comme ce qui provoque une “gêne exquise”. L’âme militante, Bazin veut clarifier l’idée d’impureté du cinéma parce qu’elle tisse l’existence d’œuvres qui l’ont profondément ému : il défend des films, bien souvent, à contre-courant de l’opinion critique (Citizen Kane, Voyage en Italie).

Cette rigueur même interdit de réduire le montage de ses articles à une esthétique, quand bien même on en décèle des éléments. Cette tentation est comme entravée, déroutée par ses interventions sur les films. L’art est avant tout pour lui un espace de liberté : “laisser à l’art sa liberté naturelle, [...] ne pas vouloir imposer des cadres esthétiques à priori aux créateurs”. [4]

Qu’est-ce que le cinéma ?, le titre du livre est une question : l’affirmation d’une interrogation incessante qui ne peut se poser réellement que du point des œuvres. Les articles contiennent un bon nombre de déclarations paradoxales dès lors qu’ils traitent de généralités esthétiques. Les textes les plus beaux, les plus importants sont ceux qui touchent singulièrement à un film, qui développent en termes libres et vivants en quoi tel film s’expose comme surprise de pensée, comme invention.

L’impureté n’est pas affirmée par Bazin comme une condition du cinéma. Ecrit au début des années 50, ce texte, Pour un cinéma impur, s’inscrit dans une conjoncture précise où l’impureté désigne un emploi particulier, “direct”, du roman ou du théâtre dans des films. Cet emploi est perçu par toute une opinion critique comme une décadence, une dégénérescence du cinéma qui avait à ses yeux si chèrement gagné la possibilité de la transparence, à faire oublier son impureté. Bazin s’adresse à ceux qui prônent la “pureté du 7° art” : un cinéma sans les “béquilles” des autres arts.

L’article contient deux contradictions majeures : d’une part, son sous-titre qui annonce une “défense de l’adaptation”, s’avère être, en grande partie, une critique sévère de l’adaptation romanesque et théâtrale ; d’autre part, dans un texte qui “milite” pour un cinéma impur se dresse, en majesté, un corpus de films (proposé par les défenseurs du “cinéma pur”) dont Bazin admet leur moindre impureté : “Le Cuirassé Potemkine (1925), L’Aurore (1927), Hallelujah (1929), Scarface (1932), New-York Miami (1934), ou même La Chevauchée Fantastique (1939) et Citizen Kane (1941)”. [5] Il assigne alors l’existence de ces films à une époque florissante passée, si bien que l’impureté n’est pas un attribut du cinéma, mais est circonscrite à un donné historique, sa naissance d’abord : le cinéma comme relai des autres arts -des genres épuisés, abandonnés (farce, Commedia dell’Arte), “les avatars de ces formes d’arts dites inférieures qui ne scandalisaient personne” [6], et puis une impureté qui se limiterait à une catégorie de films non encore “autonomes”, films qui font des emprunts directs à des arts riverains, ou, plus exactement, qui prennent ces arts comme objet. Si Bazin reconnaît comme chefs-d’œuvre les films de la liste de ce “vrai cinéma”, il convient qu’il s’agit là d’un cinéma plus “autonome”, “Il est certain que, à qualité égale d’ailleurs, un scénario original est préférable à une adaptation.” [7] (Il dit pourtant, par ailleurs, à propos de Citizen Kane -nommé dans la fameuse liste-, tout ce que le film emprunte au roman.)

Cette reconnaissance de la supériorité du “scénario original” va jeter un doute sur l’impureté du cinéma : peut-il cesser d’en être ainsi ?

Bazin, cependant, ne soulève l’expression “cinéma pur” qu’avec précaution, elle est pratiquement toujours utilisée par lui comme effet, résultat d’une opération impure. (Il écrit sur Les Dames du Bois de Boulogne, à propos de la rencontre d’un texte avec des éléments disparates : “elle est l’impureté à l’état pur”.)

Pourquoi cette question du scénario (non argumentée là -et encore fort obscure aujourd’hui) est-elle mise en balance avec celle de l’impureté ? C’est qu’il subsiste une attirance pour la pureté, du fait même que le rapport du cinéma aux autres arts est malgré tout encore vu sous l’angle de la suture, même si la suture peut s’effectuer, glisser, d’un art à un autre, (roman, théâtre, peinture) -”adaptation”, ”équivalence”, “traduction” sont des noms de cette suture, contre lesquels, étrangement, il met en garde : “Car la fidélité de Bresson au texte de Bernanos, non seulement son refus de l’adapter mais son souci paradoxal d’en souligner le caractère littéraire, est au fond le même parti pris que celui qui régit les êtres et le décor.” [8]

Ultimement, Bazin propose un songe : “peut-être parce que les romans seront directement écrits en films ?” (l’idée sera reprise et développée ensuite par Truffaut). La musique, l’art vers lequel doit tendre le cinéma selon Elie Faure, est presque totalement absentée chez Bazin, et ceci n’est pas dû au hasard : si le concept de pureté reste à l’état latent, fait retour alors qu’on le croit réfuté, c’est qu’il est chevillé à une conception du sens, et l’on sait qu’il est très difficile d’arrimer du sens à la musique. Pour Bazin le cinéma est un langage qui permet de révéler le sens caché de la réalité, d’où l’utilisation massive de la notion de réalisme qui recouvre chez lui les aspects les plus divers du cinéma.

Il semble justement qu’avec son idée de fidélité Bazin ouvre une brêche, dessine une faille dans la notion de réalité, d’ objet, -là même où il va être possible d’introduire le concept de réel. (Le mot est employé parfois par Bazin, mais se confond avec l’usage du mot réalité.)

Si l’on tient que l’art est une pensée (et non pas un langage), alors chaque art a son mode de pensée singulier, son réel propre.
La réalité relève de l’objet, de la connaissance, du dicible.
Le réel ne relève pas de l’objet. Il est une dimension indicible de la pensée. Il touche aux vérités.

La fidélité, telle que Bazin essaie de la définir est impossible à imaginer comme fidélité à un objet. Peut-on seulement être fidèle à un objet ? On peut imiter fidèlement un objet, mais l’imitation ainsi posée ne répond que de la ressemblance visée par les faussaires, pas de l’art. Ce que Bazin cherche en étudiant les films, c’est comment peut bien s’opérer la fidélité du cinéma à un autre art ? Il énonce d’abord que cela requiert du cinéaste un gros travail d’enquête sur l’œuvre riveraine. On pense à l’objection de Platon : “Mais l’imitateur, tiendra-t-il de l’usage de la science des choses qu’il représente, saura-t-il si elles sont belles et correctes ou non -ou s’en fera-t-il une opinion droite parce qu’il sera obligé de se mettre en rapport avec celui qui sait, et de recevoir ses instructions, quant à la manière de les représenter ?” [9] Si Bazin repousse l’adaptation dans sa dimension de trahison c’est qu’elle est une approche superficelle des choses, une décalcomanie d’objet.

La fidélité qu’il propose pour nommer le rapport du cinéma aux autres arts n’est pas une fidélité objectale. Elle suggère, bien que ce ne soit pas énoncé en ces termes par lui, que le réel du film est de se heurter à d’autres réels -qu’il ne peut capturer puisque le réel n’est pas objectal-, générant ce qu’il nomme “des êtres esthétiques nouveaux”. (Prenons l’expression comme une métaphore de l’invention cinématographique.)

Alain Badiou lève toute équivoque esthétique : “Et enfin, le mouvement est circulation impure dans le total des autres activité artistiques, il loge l’idée dans l’allusion contrastante, elle-même soustractive, à des arts arrachés à leur destination. […] Il n’existe en réalité aucun moyen de faire mouvement d’un art à un autre. Les arts sont fermés […]. Et pourtant le cinéma est bien l’organisation de ces mouvements impossibles.” [10]
A propos du Journal d’un curé de campagne, de Bresson, Bazin écrit : “On comprend que cette réalité au second degré de l’œuvre préalable et celle que capture directement la caméra ne puissent s’emboîter l’une dans l’autre, se prolonger, se confondre ; au contraire leur rapprochement même en accuse l’hétérogénéité des essences.” [11]

C’est peut-être avec son article sur Le Mystère Picasso de Clouzot que l’on peut le mieux comprendre l’idée de fidélité, c’est-à-dire l’impureté, comme liberté du cinéaste, comme condition du cinéma -”sous peine de mort”, Elie Faure était radical dans son dire. C’est aussi là qu’apparaissent, d’une façon vive, les limites de la fidélité quand la pensée est requise en dernier ressort par le sens. Sur le réel de la création d’un tableau, Picasso, alors qu’il peint devant nous, se prononce par une formule énigmatique et lapidaire : “je ne cherche pas, je trouve”. Bazin repère le passage de l’idée du film comme la rencontre de cette déclaration de Picasso avec les gestes du peintre pris dans une durée : “chaque trait de Picasso est une création qui en entraîne une autre non comme une cause implique un effet mais comme la vie engendre la vie. […] Toujours la décision de Picasso déroute totalement notre attente.” [12] La durée du film permet le passage de l’idée de l’art comme procédure “sui generis, immanente et singulière” [13], ce qui semble en filigrane dans le commentaire de Bazin, qu’il renforce en citant Picasso dans le film : Il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous les tableaux.”

Là où Bazin se trompe, c’est que le film n’est en rien “la révélation de la durée du tableau”. Le cinéma ne peut pas modifier le réel d’un art. La durée n’appartient pas à la peinture qui n’est pas un art du temps. Nous revenons à l’effet de suture connexe à la recherche d’un effet de sens. Une fois de plus il s’avère mortifère :”Ce que Clouzot, lui, nous révèle enfin, c’est “la peinture”, c’est-à-dire un tableau qui existe dans le temps, qui a sa durée, sa vie et quelquefois -comme à la fin du film- sa mort.” [14] La mort est le sens ultime de toute interprétation. Bazin efface, contredit ce qu’il vient de repérer comme émanant du film -la durée des gestes. Il transfère ses remarques sur un objet : le tableau. (on peut légitimenent se demander : lequel ?) Il essaye de fusionner le réel de deux arts étrangers. Pourquoi, alors qu’il observe qu’en art “la vie engendre la vie”, saute-t-il à cette métaphore biologique d’un cycle “naissance, vie, mort” ? Il semble bien que ce qui le pousse à cette acrobatie de l’interprétation, et qui lui suggère cette idée de la mort soit la question de la finitude de l’œuvre. Picasso, à un moment, déclare : “c’est fini”.

L’idée qui traverse le film, c’est qu’une œuvre d’art est finie. Mais “finie” ne signifie pas “morte”. La décision de Picasso d’arrêter de peindre provoque un choc, une surprise car cela apparaît réellement comme arbitraire. Mais, à la réflexion, c’est absolument indispensable pour que le tableau existe enfin. Car nous n’avons pas encore vu -littéralement- le tableau, ce tableau singulier que le peintre ne peut nous livrer que fini. Il faut donc prendre fini “dans son sens grec : l’achèvement immanent de toute la perfection qui est la sienne”. [15]

Notes

[1Alain Badiou, L’Art du Cinéma n°4.

[2Elie Faure, L’Arbre d’Eden-1922-in L’art du cinéma, Pierre Lherminier-éd. Seghers,1960.

[3Elie Faure, Ombres Solides-1934- ibidem.

[4André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? “Défense de Rossellini”.

[5A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? (les dates sont ajoutées ici).

[6ibidem.

[7ibidem.

[8ibidem.

[9Platon, La République, X, 602b.

[10A. Badiou, Le cinéma comme faux mouvement, in L’Art du Cinéma n° 4.

[11A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? - Le Journal d’un curé de campagne.

[12A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? - Le Mystère Picasso.

[13A. Badiou, Art et philosophie, in Artistes et philosophes : éducateurs ? - éd. Centre Georges Pompidou.

[14A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? - Le Mystère Picasso.

[15A. Badiou, Art et philosophie, in Artistes et philosophes : éducateurs ?