Quelle action ?
par Elisabeth Boyer
Que demande le spectateur lorsqu’il dit qu’il veut de l’action ?
Puisque de l’action, au cinéma, il y en a de toute façon. Toute prise (de vue, de son) captée par le cinéaste répond à ces trois commandements : moteur ! action ! coupez ! Même l’immobilité devient action. D’ailleurs ce spectateur réclame de l’action et non pas des actions. Il veut du spectacle. Il rejette les “temps morts”, n’apprécie pas trop les flashbacks. Il a pris l’habitude de rendre compte de l’action en racontant l’histoire. Mais bien sûr son histoire ne peut pas rendre compte du film.
C’est la conception de l’action en tant que drame. Nietzsche note à ce propos : “Cette conception est dans sa racine très naïve : le monde et l’habitude de l’œil décident ici”.
Appelons cette première vision du cinéma la conception monolithique - celle qui produit le jugement indistinct. Le spectateur se projette dans une action dans laquelle il exige de se confondre. Le monde, à son réveil, c’est-à-dire après le film, ne fera qu’apparaître plus aveuglant, détaché du génie de la salle. Sa conception du monde est religieuse. Il attend de l’Autre une capacité à le sauver de l’ombre, comme il attend de la salle obscure qu’elle le délivre de la lumière du jour. Il a horreur du vide. Toute sa vision du monde est réglée par un système plus ou moins complexe de causes externes. L’action doit converger dans un sens et un seul. Tout ce qui ne pourra être interprété dans cette voie sera refoulé, ou mis sur le compte d’un ratage, d’une maladresse du cinéaste.
La deuxième manière de considérer l’action se veut détachée du drame. Elle inscrit un ensemble d’actions dans un système narratif propre au cinéma, mais issu du roman. (Bazin affirme avec enthousiasme que “l’esthétique du cinéma italien [Rossellini par exemple] n’est que l’équivalent cinématographique du roman américain” [1].
On parle moins d’action au sens de spectacle, mais de “peintures sociales”, de “réalités sociales”, de “fragments de réalité”, de récit. On pourrait dire que les actions sont à la fois organisées et dispersées par le récit. Selon Bazin, un seul sens compte, c’est l’image globale de la réalité restituée. La cause de l’art est toujours extérieure, puisqu’il s’agit de la réalité.
Cette vision du cinéma, toujours très vive, n’est pas détachée du religieux. Ainsi, l’absence du religieux (du sens) dans les films d’Ozu, est interprétée par Youssef Ishaghpour comme un surcroît de réalisme, et donc, le sens est réintroduit, - ce qu’il nomme “l’impermanence”. “Le sens, seul, faisait de la vie un tout, devenait intrigue, événement. Après sa disparition reste certes un sens : le sens unique de la vie vers la séparation, la solitude et la mort. Le mode d’éprouver ce sens devient la discontinuité, la présence de ce qu’on voit et de chaque moment. Ce pourrait être - et ce l’est chez Ozu-le « cinématographique » même : des fragments discontinus d’espace et de temps.” [2]
Ceci n’est rien d’autre encore qu’un réalisme du vide. Nous en restons à un niveau interprétatif du cinéma, qui tient compte, certes, des opérations d’un film, mais dans la mesure où elles s’inscrivent dans notre propre interprétation du monde. On fait ainsi fusionner les causes internes (la forme des films) avec des causes externes (le monde tel qu’il est selon nous). Le spectaculaire, dès lors, ne convient pas à cette idéologie artistique.
Dans cette optique, Ishaghpour notera un infléchissement de l’action propre à ce cinéma : “Ozu crée sa propre musique : en remplaçant la continuité d’une action par une succession d’états” [3].
La troisième façon de considérer l’action est celle que je défendrai maintenant : elle correspond au jugement axiomatique.
Notons d’abord cette remarque de Nietzsche : “Mais qu’est-ce qui finalement - si l’on y réfléchit de façon plus spirituelle-n’est pas action ? Le sentiment qui se déclare, la compréhension de soi - ne sont-ils pas des actions ? Faut-il toujours être supplicié et mis à mort ?”
Enfin, au cinéma, si tout est action, par le mouvement même du film qui passe, il n’est pas pertinent de conserver ce terme d’action pour parler d’un film. Nous le déposerons progressivement.
Le cinéma, Alain Badiou l’a exposé ici même, n’est que prise et montage. “Il n’y a rien d’autre”, ajoutait-il, “rien d’autre qui soit « le film »”.
L’action n’est ni le spectaculaire, ni le condensé de l’histoire. Elle n’est pas non plus des fragments de réalité et pas davantage le sens global du monde restitué. Elle n’est pas une esthétique.
Quand le cinéma organise et pense par ses opérations une action, disons qu’il dénature cette action, qu’il la dénaturalise.
Elle n’existe plus en tant qu’action, mais, bien plutôt, “le cinéma organise (je cite Alain Badiou) le passage de l’immobile et, aussi bien - ajoutait-il-, l’immobilité du passage.ou encore : “L’art du cinéma traite l’idée dans la guise d’une visitation, d’un passage”.
Le mode propre d’écriture des films, de construction, se fait au moyen de gestes cinématographiques -terme que je proposais dans un article sur Rossellini. Je rappelle que ces gestes sont une invention. Ils sont impurs car ils ne signifient pas et sont absolument ambigus.
L’ambiguïté est essentielle aux opérations de cinéma. C’est le deux de “l’impureté de l’idée”, du sens déjoué.
Ainsi, la mort du grand-père, au début de La terre de Dovjenko, à la tonalité presque enjouée : l’idée d’une mort naturelle, paisible, en harmonie avec la nature, est interrompue à plusieurs reprises.
L’acteur allongé au milieu d’une profusion de pommes est un vieillard au visage noble et serein. En tout geste, le calme : le visage attentif et grave de ses proches, un champ de blé dans son ondulation, des petits enfants indifférents et souriants. Nous sommes alors surpris par la simplicité des dialogues dans les intertitres :
Semyon -“Je crois que je vais mourir.”
Piotr, son ami, après réflexion -”Eh bien meurs, si tu le dois.”
Il ajoute -”Fais-moi savoir où tu finiras, en enfer ou au paradis, et comment c’est.”
L’idée d’harmonie est entamée par ce dialogue amusant, puis attaquée par un débat politique sur la valeur du travail, qui oppose le père et Piotr au petit-fils. Parallèlement à ce débat, le grand-père se redresse et considère le monde qui l’entoure, hors-champ. Le visage du vieillard est rayonnant. Il demande un fruit. Le bras d’une jeune femme tend une corbeille de poires. Semyon en essuie une sur sa manche, lisse ses moustaches et déguste le fruit.
L’idée qui traverse cette scène est celle du paradis. Elle semble une réponse à la demande de Piotr.
Semyon regarde longuement la jeune femme à la corbeille. Les enfants semblent des angelots.
Mais d’un seul coup, l’idée du paradis s’envole, car Semyon s’adresse à nouveau aux autres : “Maintenant je pars”. Il pose ses mains l’une sur l’autre sur sa poitrine et s’allonge en fermant les yeux.
J’entends encore l’exclamation, mi-surprise, mi-excédée d’un spectateur : Encore ! Pour ce spectateur, l’action de mourir est entendue dès la première fois. Pourquoi ce double geste, cette mort réitérée ? Car Semyon meurt deux fois. Cette mort nous semblait naturelle, une mort de vieillesse. (Dans le même ordre d’idée, je pense à cette réplique d’un personnage d’Ozu : “Cette année je suis trop vieux pour le printemps”.) S’il s’agit d’une mort naturelle, pourquoi alors introduire un élément de décision ?
D’une part, l’idée qui vient, c’est que le naturel résulte, -et d’autre part le geste cinématographique, parce qu’il est double, défait le religieux : il râture ici l’idée de paradis. Seule subsiste la trace forte du dernier regard qu’un homme peut jeter sur le monde avant de le quitter. Le vieillard décide de s’effacer : c’est la volonté tragique d’un homme : le sens est congédié. Ce n’est pas la volonté divine : le drame est absent de tous les gestes.
Voici encore une nouvelle ambiguïté due au montage : après la mort du grand-père suivent des pleurs violents, des lamentations de femmes. La surprise est de comprendre ensuite que ces cris ont pour cause la terreur produite chez les koulaks par l’annonce de la collectivisation des terres. L’ambiguïté demeure pourtant à chaque vision du film. S’il n’y a pas d’action, il n’y a pas non plus un sens, épuisé et clair après le passage du film. Les idées repassent dans toute la multiplicité des gestes montés dans leur même impureté.
Le spectateur monolithique, s’il pense avoir trouvé le sens de “l’action”, expliquera que d’une part le grand-père meurt, et qu’ensuite des koulaks pleurent sur la perte de leurs propriétés.
Le deuxième spectateur, celui de la “conception esthétique”, interprètera le vide, la rupture entre les deux séquences, comme une opposition entre deux mondes : la lutte des classes.
Le troisième spectateur, le spectateur “axiomatique”, ne repousse pas ses “visions”. Son regard est ainsi fait, sa pensée, qu’il préfère avoir vu ce qu’il a vu. Il élucide ses visions, ne les renvoie pas au néant. sa pensée saisit l’idée au passage : à jamais, ces pleurs appartiennent aussi à la mort du grand-père. Ces larmes, puisqu’elles sont celles des koulaks en révolte, excèdent l’idée des regrets de la famille, des proches. Anonymes et insensées, elles ont, regardant la mort du grand-père, une dimension universelle.
Ecoutons Mallarmé : “Laquelle des deux ouvertures prendre, puisqu’il n’y a plus de futur représenté par l’une d’elles ? Ne sont-elles pas toutes deux, à jamais équivalentes, ma réflexion ?” [4]
L’art du cinéma propose toujours au spectateur de devenir étranger à ce qui lui est familier. C’est pour cela que tout geste dans un film est surprise : une parole, un regard, un silence, une répétition.
Si nous repoussons la pertinence de la notion d’action pour parler d’un film, nous rejetterons de même la notion d’état, ou succession d’états, car toutes deux désingularisent les gestes, en relativisent certains, en oublient d’autres. Or chaque geste d’un film, chaque opération de saisie et de montage, est d’une égale importance.
C’est ce que nous donne à penser le cinéma d’Ozu, où chaque film semble être une variation, -variation sur le thème de la famille.
C’est dans la continuité d’une sorte de rituel de gestes quotidiens qu’advient toute rupture, qui devient ébréchement du familier,, dissonance dans l’harmonie, défaut de sens.
Dans Printemps tardif, c’est dans la tension des gestes réglés d’une cérémonie d’anniversaire de deuil que se traite à voix feutrée du rapiéçage et des transformations à opérer sur des pantalons. Pas de drame.
La famille, c’est l’idée de l’immobilité due à la peur du changement. On y parle peu. Il faut l’irruption d’un étranger pour que la parole advienne : “C’est dégoûtant !” dit Setsuko Hara, sans cesser de sourire, à l’ami de son père, veuf, qui s’est remarié et en est heureux.
Le même mot sera répété, à plusieurs reprises, dans des situations diverses. Cette parole deviendra, à travers des regards échangés, irruption d’une idée obscène sur le visage de Setsuko Hara, pendant la représentation du drame nô auquel elle assiste avec son père, lorsqu’elle le verra saluer une femme qu’il pourrait épouser. Pendant ce rituel de la représentation, le masque de l’acteur sur la scène, le chœur hiératique, empreint d’éternité, mettent à nu, contraste du montage, l’expression comme empoisonnée du visage de la jeune fille, devenu étranger au déroulement du drame. La rupture ne se donne que dans les inclinaisons de tête et dans l’expression de l’actrice, mouvements en trouée dans l’immobilité de la salle.
Toute idée chez Ozu passe en brèche dans un écart, un écartèlement du rituel et du familier, du familial.