Barabbas (1961) de Richard Fleischer
L’ADVENUE DU MEME
Dans le récit biblique, le procurateur doit gracier un prisonnier le jour de Pâques C’est Barabbas le brigand qui sera choisi et non le Christ. S’ensuit le récit de cet homme qui, confronté à cette grâce, se voit donner à penser sa position dans le monde, entre Chrétiens et Rome, à travers des épisodes qui le mènent toujours au bord de la mort, mais dont il sort toujours gracié. Barabbas est un personnage qui erre dans la solitude de sa singularité vis-à-vis des communautés (Rome, la foule et les brigands d’un côté ; les Chrétiens de l’autre) et qui doit se questionner malgré lui, sur les causes et les conséquences des miracles successifs dont il est l’objet.
HOLLYWOOD ET LE SPECTACLE.
Richard Fleischer nous montre combien il est possible de proposer une pensée, et qui plus est complexe, de l’intérieur d’une superproduction hollywoodienne. Film dit “à grand spectacle”, il n’en dresse pas moins une critique du spectacle de l’intérieur même du spectacle. Dans la séquence finale de l’épisode de l’arène, Jack Palance, esclave affranchi, gladiateur diabolique assoiffé de reconnaissances victorieuses, est l’idole de la foule. Barabbas, vieux rescapé d’innombrables péripéties doit combattre contre lui. En sortant vainqueur, il est obligé de le tuer. Telle est la volonté de la foule assoiffée de sang, puis de l’Empereur, face à laquelle, Barabbas, montré si seul, n’a pas d’autre choix que cette mise à mort. Cet acte tragique, répondant à des nécessités complexes, ne s’accorde pas au désir réel de la foule. Cette foule aveugle, contrairement au spectateur pris dans le geste tragique, n’y voit que ce qu’elle veut y voir : son désir sanguinaire assouvi. Néanmoins, la mise à mort de Torwald, bien que n’étant pas montrée à l’image, donne à voir la limite nihiliste de cette critique, commme si le spectacle hégémonique et destructeur ne pouvait que l’emporter. Contraint par le système, il n’en demeure pas moins qu’une pensée complexe traverse tout le film :
Un modèle supprime la liberté de choix car celui-ci se présente comme le tout du choix, puisqu’il impose l’adhésion. Le choix du choix est alors inexistant.
PRISE DE CONSCIENCE. REPRESENTATION.
“Voilà un homme (Barabbas) qui est crucifié pour une croyance religieuse qu’il n’a pas, sans savoir comment il s’est fourré dans ce pétrin. L’éveil de son esprit ne s’exprime pas par une colonne de lumière descendant du ciel et lui faisant dire : Maintenant Je Sais. Il s’agit juste d’un commencement. Pendant tout le film l’itinéraire du personnage l’amène du point A au point B, et non de A à Z.” (R. Fleischer).
Contrairement à la méthode classique hollywoodienne (apportée par D. W. Griffith), ce film ne fonctionne pas sur la prise de conscience (du bien). Même si ce principe parcourt tout le début du film, cela permet à Fleischer de s’y soustraire par la suite ; cette méthode d’interruption du processus permetant que cela soit repérable par le spectateur. Au début, le personnage de Barabbas est certes un brigand meurtrier, alors que les Chrétiens font figure de salut. Seulement, il ne s’agit pas pour Fleischer que Barabbas devienne chrétien, que ce soit là l’unique salut. On pourrait même dire que cette méthode est ici mise en échec, notamment sur les questions du manichéisme et de l’identification, aussi bien dans les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux que dans les rapports film/spectateurs.
Donnons d’emblée un exemple : c’est la séquence d’introduction précédant le générique. Très signifiante dans la mise en scène elle nous donne les bases du propos. Plutôt que de l’analyser en détail, je ne donnerai là que la représentation topologique des communautés (à noter que j’utiliserai maintenant le terme de représentation au sens politique tel qu’il s’énonce dans la politique parlementaire). D’un côté, sur l’esplanade d’un palais, se trouvent deux maîtres : Ponce Pilate (le représentant de l’Etat romain) et, en arrière-plan, le Christ (le représentant des Chrétiens désignés dans un premier temps comme le peuple). De l’autre côté, derrière la garde romaine, les Chrétiens réclamant la libération du Christ. Et devant la garde romaine, les brigands réclamant la libération de Barabbas. On a là toutes les figures telles qu’elles seront présentes durant tout le film, sauf une qui justement va s’y soustraire : Barabbas. Et cette figure n’est pas des moindres car ce dont traite ces communautés c’est bien de l’avenir de Barabbas. Mais celui-ci n’est représentable dans aucune d’elles, pas même celle des brigands. Barabbas n’apparaît à l’image qu’après cette séquence, en dehors de ce lieu, et ceci durant le générique, au début du film pourrait-on dire. Fleischer place ainsi Barabbas hors représentation parlementaire.
Car Barabbas ne représente que lui-même. Et c’est là sa difficulté d’exister, d’être ce lui-même, qui va le faire errer durant tout le film entre les différentes communautés, happé tour à tour par ces représentations dont il se soustrait toujours : il aspire à ne plus être brigand ; il est contre l’Etat qu’il identifie comme un Etat de brigands ; il ne croit pas en Dieu.
Tout au long de son trajet tortueux, il va s’agir pour Barabbas de sortir de la communauté des brigands pour trouver autre chose. Le film débute tel un film fonctionnant sur la prise de conscience. Barabbas ne connait pas le mal car il a été élevé dedans. Il finit par comprendre qu’il y a une violence qu’il ne comprend pas. Il veut comprendre ce qu’est le Bien. C’est ainsi qu’il renverra un Chrétien (qui vient de se battre avec lui) à sa propre contradiction : “je croyais qu’il fallait s’aimer les uns les autres”. L’évolution de Barabbas s’effectue dans un premier lieu grâce à ses rencontres successives avec les Chrétiens qui se trouvent toujours sur son chemin. Cette évolution se fait sous la forme de trois questions qui s’enchevêtrent : 1. Sur l’existence du Dieu Chrétien. 2. Sur la pensée chrétienne face à Rome. Sur la possibilité d’un nouveau monde émancipé. 3. Sur lui-même face à sa position envers l’Etat et les Chrétiens. Par ces chemins sinueux, on est amené à s’identifier à Barabbas lors des moments qui posent question, pour lui comme pour nous, des moments de décision (ex.. : séquence finale de l’arène). Nous suivons le même chemin que Barabbas errant dans un monde obscur et nous avec.
Mais l’évolution de Barabbas s’arrête à ces questions. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de prise de conscience dont la finalité serait d’être Chrétien. En ce sens, on est en marge de toute idéologie. Ce n’est ni un film chrétien ni antichrétien, c’est-à-dire qu’il ne présente aucun modèle à suivre. Il en donne à voir l’absence. Barabbas est tenté de suivre les Chrétiens comme modèle ; on verra plus loin que ce n’est pas une solution. Le geste chrétien est essentiellement vu comme la tâche de l’interprétation des signes de Dieu : signes symboliques que Barabbas interprète pour son malheur sans arrêt de travers - au passage on voit ici les désastres de l’interprétation qui font que Barabbas se retrouve crucifié.
Autrement dit, Barabbas se retrouve seul avec lui-même, dans la même position que le spectateur privé de héros. Car il n’y a pas de héros, pas de modèle, et, pour extrapoler, pas de Dieu représenté dans une figure christique. Un héros, c’est une figure de la décision, d’une prise de position juste à son passage à l’acte. Or, Barabbas est le nom de l’indécision, du doute, mais, sans cesse en butte à des modèles préexistants dont on lui dit qu’il faut s’y conformer.
INDECISION. VIDE.
L’indécision (le doute) fait peur car elle nous place devant un vide. De ce fait, l’abscence de héros place le spectateur dans une position inconfortable, d’angoisse. Voyons la séquence tragique et complexe où Barabbas met le feu à Rome. Il croit bien faire. Le thème musical de Barabbas sonne comme une apothéose glorifiant le geste héroïque avant de retomber dans des dissonances qui suggèrent la perte de repères. Barabbas a pourtant agi par décision, suite à une interprétation, pour être chrétien, mais s’est trompé du point de vue des Chrétiens ; la découverte de son erreur le faisant retomber une fois de plus dans son scepticisme, son doute. Il n’est pas le modèle. Autrement dit, il n’est pas la doublure du christ.
L’IDENTIFICATION, UN POSITIONNEMENT “NATUREL”.
Cette position d’angoisse du spectateur face à l’absence de héros éclaire ici le penchant naturel (ou premier) que l’homme a (Barabbas ou le spectateur), à vouloir se trouver un point sur lequel se raccrocher, un modèle, une idole, un Dieu.
On pourrait dire, à la lumière des émotions suscitées par le film ; que Hollywood, dans son principe d’identification, place le spectateur en position de recherche d’un Dieu (un Christ). D’où peut-être, la nécessité du happy end où le héros satisfait le désir du spectateur qu’il y ait un bon Dieu.
Or, on sait bien qu’il existe beaucoup de films sans héros qui ne nous mettent pas dans cet état d’angoisse ; notamment les films de la modernité. Barabbas nous propose donc de franchir ce pas, de passer de ce stade premier, naturel, d’identification (immédiate), à un stade où l’on doit faire sans ; l’arrachement provoque tout d’abord l’angoisse devant cet inconnu : l’angoisse de la nouveauté, de l’in-connu, de ce à quoi on ne s’attend pas.
Pour le monde qui l’entoure, le mal de Barabbas est de ne pas vouloir se conformer à un modèle préexistant. Et les Chrétiens ne lui proposent que de suivre un modèle, en l’occurence le Christ, comme si c’était la seule issue, comme si c’était le Tout, comme si en dehors de ces repères préexistants il n’y avait rien. Une problématique de l’identité est alors posée : décider de son être par soi-même et, agir en conséquence, de le construire. Barabbas, c’est la difficulté d’être singulier dans un monde qui nous happe.
IDENTIFICATION ADHESIVE ET IDENTIFICATION COMME ADVENUE DU MEME”.
Il convient de disjoindre deux types d’identifications : sur le mode du modèle, et, sur le mode de l’exemple. Les Chrétiens voient le Christ comme modèle, comme une idée que l’on doit répéter telle quelle. C’est ce que j’appelle identification immédiate ou identification adhésive. Barabbas, lui, est à distance de ce modèle. Il n’est pas en communion, en fusion, avec lui. Il y cherche le même, ce avec quoi il peut être en accord. Ainsi, si les Chrétiens mettent le feu à Rome, il en est. Contrairement à l’identification sur le mode du modèle, qui demande une adhésion (les Chrétiens, Rome), l’identification sur le mode de l’exemple propose un questionnement sur son propre positionnement singulier face au monde. On pourrait appeler ça l’identification distante ou identification comme advenue du même. Barabbas est en bascule entre ces deux modes d’identification, happé par l’un (l’adhésion), et tendant vers l’autre.
Rejeté par les Chrétiens parce qu’il n’adhère pas à leur communauté, Barabbas finit par trouver le Christ, celui dont il a pris la place, et ceci, en cherchant sa propre identité -cette rencontre advenant en dehors du religieux : à la fin du film, on pourrait dire que Barabbas “mérite” sa crucifixion, car il y a bien du même entre lui et le Christ. Il reste cependant singulier.
A la fin du film, Barabbas, sur la croix, avant de mourir, dira :“Maintenant, je me remets entre tes mains”. Mais il ajoutera :“Je m’appelle Barabbas”.