F for Fake (Vérités et mensonges, 1973) d’Orson Welles

par Dimitra Panopoulos

LE MONTAGE, MAGIE DU CINEMA

J.-C.Allais dit de ce film qu’il "se rattache à l’art du conteur, mais en inverse le propos : au lieu de créer des légendes, Welles va s’appliquer à les démystifier" [1]. En montrant, non pas seulement la technicité du film, mais surtout qu’une fiction se fabrique, que cette fabrique est concentrée sur la suggestion, l’évocation de choses et d’idées qui ne sont pas vraiment là, c’est-à-dire qui ne sont pas visibles mais affleurent parfois et font la magie du cinéma, Welles montre là avec virtuosité que son art propre ne dépend pas tant de ce qui est filmé que du mode sur lequel le montage le présente. Il n’importe pas qu’il soit l’auteur des séquences d’origine, (un grand nombre des séquences du film sont récupérées parmi les chutes d’un film de Reichenbach). De même qu’il importe peu de savoir l’identité exacte de l’auteur d’un tableau -Elmyr est impossible à identifier, ayant une soixantaine de noms !— cela n’entre pas dans l’évaluation du tableau en tant qu’œuvre d’art. Il importe seulement de dire si telle ou telle œuvre relève ou non de l’art.

Legrand [2] inscrit comme il suit les articulations principales de ce film complexe :
"1) présentation d’Oja Kodar sur laquelle tous les hommes se retournent dans la rue.
2) présentation de Welles en prestidigitateur.
3) allusion à un film inachevé que Welles déteste, et "arrivée" à Ibiza.
4) présentation du journaliste Clifford Irving, auteur des faux mémoires de Hugues, et, précédemment, d’un livre sur le peintre faussaire Elmyr de Hory ; présentation de ce dernier qui entreprend aussitôt de se justifier.
5) intervention de Welles qu "rassure" le spectateur : pendant une heure celui-ci ne verra et n’entendra "rien de faux".
6)"dialogue" entre Elmer et Clifford Irving : le peintre expose sa méthode, son ambition, ses activités, exposé souvent ratifié par Irving.
7) commentaires de Welles et de Reichenbach dans un grand restaurant parisien ; autres histoires de faussaires.
8) Welles raconte sa jeunesse en Irlande, ses démêlés avec Hollywood, ses rapports avec Hugues ; interviews de Joseph Cotten et de Richard Wilson sur La guerre des mondes et Citizen Kane.
9) méditation de Welles face à la cathédrale de Chartres.
10) histoire d’Oja Kodar. Son aventure avec Picasso. Histoire du grand-père d’Oja. A la fin de cet épisode, Welles réintervient, pour signaler au spectateur que "l’heure" est largement passée, et que depuis vingt minutes (l’aventure avec Picasso) on le "fait marcher". Conclusion par un nouveau tour de prestidigitation.

Welles paraît donc dans la brume d’un quai de gare, faisant un tour de presdigitation pour un tout jeune enfant. Au sujet de cette scène, Ishaghpour formule une hypothèse importante, disant : "la clef de la situation est peut-être cette clef que Welles soutire du nez d’un enfant au début de F for Fake, en disant qu’elle n’est pas symbolique." [3]C’est pourquoi la séquence de méditation face à la cathédrale de Chartres est pour ce film le point immobile, le point de butée qui sert de pivot au film : la cathédrale de Chartres est elle-même à prendre à la lettre ; œuvre anonyme par excellence, elle ne présente ni ne signifie rien d’autre qu’elle-même. Cette séquence présente l’œuvre pour elle-même, une idée de l’œuvre, irréductible aux artistes qui en sont les auteurs. Welles explicite lui-même cette idée, pour l’art tout entier, dans plusieurs entretiens (notamment dans son entretien avec Bogdanovitch) : savoir, qu’il n’y a pas d’artistes, mais seulement des œuvres [4].

A la suite de cette séquence, le film bascule hors de cette heure dont Welles a promis qu’il n’y serait rien dit de faux. On quitte le régime de l’opposition faux/véridicité, pour celui d’une vérité dans une fiction.

LES ECRET DU FILM : L’ENIGME DU CINEMA

Legrand aussi remarque, que "le caractère cyclique de tant de films de Welles, (et F for Fake, entre ses deux tours de prestidigitation, ne fait pas exception à la règle) s’indique ainsi non comme un procédé rhétorique, mais comme la conséquence d’une forgerie fondamentale. Le but du cinéma de Welles n’est pas d’étudier une évolution psychologique : Kane vieillit et change, mais garde son secret (...). Mais, contrairement à ce qui se passe chez les cinéastes de la "boucle bouclée", le cycle n’est jamais parfait (...)" [5]

Dans un premier temps, Welles démonte toute la dialectique du sujet et de l’objet, en établissant une distinction rigoureuse entre le matériau objectal, l’illusion sur l’identité des artistes à propos des faussaires, et la fiction (comme catégorie sans laquelle l’art ne peut être pensé comme une pensée).

Tout ce qui traite des faussaires est constamment truqué : c’est le montage qui fabrique tous ces dialogues. Ces dialogues sont montés de toutes pièces. De fait, dans toute cette première partie avec Elmyr de Hory, il n’y a jamais deux personnages dans un même plan. (Il faudra attendre la scène entre Welles et Reichenbach, au restaurant). L’histoire des faussaires, telle qu’elle est traitée, développe un propos sur la fiction, l’illusion et la magie. Welles se présente d’emblée, (dès l’ouverture du film), comme un magicien, celui qui tient toujours le fil d’une magie du cinéma.

F for Fake avait pour premier titre : ?, un point d’interrogation ! Car l’enjeu du film, c’est le cinéma lui-même. Luca Norcen l’indique aussi, disant : "Dans F for Fake (...) la ruse, le mensonge, la mascarade, réelle ou métaphorique ne sont pas seulement dans le film (les thèmes), mais sont le film, son architecture énigmatique, sa logique..." [6]. Ainsi, la traduction française de F for Fake en Vérités et mensonges ne convient pas, puisque le mensonge, pour autant qu’il est de la fiction, ne contredit pas qu’il y ait de la vérité.

De fait, l’art dont un film fait vérité ne dépend pas nécessairement de l’auteur authentique des rushes : Welles montre avec ce film qu’à ses yeux, l’art d’un film procède autrement plus du montage que du filmage. Mais en définitive il dit aussi combien peu importe qui signe le film : seul compte le film, l’art de chaque film.

Après avoir procédé à ce démontage de la dialectique classique du sujet et de l’objet, après nous avoir fait buter sur l’image de la cathédrale de Chartres, qui est l’image irréductible, image d’une image, à elle-même sa propre image, Welles engage la marche du film hors de l’heure où rien de faux ne devait être dit. Welles a donc fait table rase de toute illusion sur la technicité du cinéma, mais à l’allure d’un tour de prestidigitation : le film entre ensuite dans la cadence d’une pure fiction, celle de la rencontre entre Picasso et Oja Kodar. Picasso figure l’artiste en train de scruter tout ce qui du monde s’offre à son regard, à travers les persiennes. Puis la scène de duo, (Welles et Oja en chapeaux et capes noires contre la blancheur sans profondeur d’un simple mur), cette scène, dispose une idée de l’amour, qui serait métonymie du monde dès que cette idée, le cinéma la capte dans l’évocation brève des arabesques des corps, comme des paroles en regard. La magie de la fiction ne relève plus là d’une illusion propre à la technicité du cinéma, mais uniquement de l’art du film.

Welles montre donc de façon effective et non pas seulement didactique, que l’illusion et la magie du cinéma ont à voir avec un art singulier de la fiction, et ne peuvent être dites un simple spectacle.

Notes

[1 Les Cahiers de la Cinémathèque, été 76, n°20, p.57.

[2 Positif, mars 75, n°167, p.9.

[3Ishaghpour, Cinéma contemporain, de ce côté du miroir, p.61.

[4Moi, Orson Welles, p.275-276.

[5Positif n°167, p.10.

[6Cinema Nuovo n°3 (319), mai-juin 89, p.13.