Modernité du burlesque
par Frédéric Favre
Le cinéma burlesque est un genre dont les principes et les objectifs artistiques sont si particuliers qu’il ne se laisse pas confondre avec d’autres sortes de cinéma comique, notamment la comédie sophistiquée hollywoodienne. Mais plus encore qu’une simple différence de conception du comique, le cinéma burlesque est aussi en rupture avec le réalisme cinématographique, cette voie esthétique née avec Griffith qui allait devenir l’orientation principale du cinéma américain.
C’est cette rupture entre burlesque et réalisme que je voudrais aborder : elle serait d’une part révélatrice d’une modernité en soi de la forme burlesque ; elle annoncerait d’autre part la capacité qu’aurait le genre -à l’exemple de Jacques Tati- de faire évoluer ses propres règles pour rejoindre l’actuelle modernité artistique que recherche le cinéma.
Identifier le cinéma burlesque au comique est insuffisant. La déstabilisation qu’il provoque est non seulement du côté des objets représentés -du côté de l’écran- mais elle est encore du nôtre : elle est perturbation de notre rapport au film. Le rire burlesque, autrement dit, est spécifique : il accompagne une altération du propre jugement du spectateur, il résulte de l’exploitation non de sa capacité à reconnaître ce qui est drôle, mais de sa capacité à raisonner. L’esthétique burlesque, à cette fin, intervient principalement sur deux aspects de la représentation réaliste, deux aspects dont les cohérences respectives nous permettent de nouer une relation particulière à l’œuvre : l’identification.
Le réalisme, en premier lieu, nous restitue un monde à l’image de la réalité. Il articule un espace dont les éléments figuratifs ont une présence crédible et une importance hiérarchisée, à un temps essentiellement narratif. L’identification rapporte donc l’univers du film à l’idée du monde réel. Le réalisme, en second lieu, constitue un ou plusieurs personnages dont les qualités et les motivations se posent en modèle de comportement. L’identification est ici investissement sentimental dans une figure profondément humaine, elle nous permet du coup d’anticiper en partie les actes du personnage.
Monde, personnage : l’opération spécifique du burlesque consistera à les mettre en tension avec ce qu’on pourrait appeler un petit scandale pour l’esprit, c’est-à-dire une forme cinématographique ouvertement artificielle.
Tension, ainsi, entre le drame et le gag ou, si l’on veut, entre la narration et son interruption brutale par un événement comique et gratuit. Car le gag cherche à faire rire en trompant une attente, en remplaçant une logique initiale risible. Un personnage chutant dans la rue sera certes drôle, mais l’événement ne sera un gag que s’il s’inscrit en travers du récit, s’il provoque par son inopportunité une saute, un bégaiement de l’action. L’idée de Bergson se vérifie encore -”le mécanique plaqué sur du vivant comme cause du rire”- mais cette fois à une échelle plus grande. Ce n’est plus en effet la seule Nature qui se mécanise sous nos yeux, mais bien le film lui-même dans la fluidité de sa restitution du monde. Le gag peut ainsi être défini comme “un événement produisant une mécanisation risible de la représentation”.
Toute situation, dans le burlesque, se développe donc sous la menace constante de l’irruption du gag : les rapports entre les éléments du film sont incertains en permanence, car l’importance dramatique de chaque chose n’est jamais à l’abri d’une soudaine modification. Un détail insignifiant du décor peut par exemple faire faux-bond à son emploi habituel et prendre du coup une importance telle que la crédibilité de la scène en sera affectée, son aplomb ridiculisé. L’une des premières conséquences de la pratique du gag est ainsi d’appliquer un principe égalitaire à tous les intervenants de la mise en scène : les objets pourront résister à l’homme jusqu’à adopter un comportement autonome (les machines, les accessoires, etc.) tout comme les êtres pourront se réifier en pantins désarticulés, en projectiles, en silhouettes dérisoires... Les lois qui sont ici bousculées sont celles qui voudraient faire accepter l’existence d’un ordre préétabli du monde : le gag, sur le mode de la dérision, nous force à une distanciation. Les personnages, les objets, avant d’être des supports de l’idée, ne sont-ils pas des matériaux ? Notre recul devant le film se renforce, par ailleurs, d’une deuxième conséquence liée au gag. Au lieu en effet de trouver à l’univers du film les apparences du monde naturel ; au lieu, si l’on peut dire, de nous “plonger” dans cet univers en oubliant qu’il est cinématographique, nous sommes sans cesse rappelés à son aspect fabriqué et prémédité. Car si le gag fait rire, c’est avant tout par l’exposé de son propre mécanisme : le rire, au-delà du cocasse d’une chute, est aussi lié à la révélation de la volonté mise en œuvre par le concepteur du gag pour nous tromper. Nous sommes déstabilisés par le gag, mais nous comprenons en même temps notre erreur : derrière ce que nous prenons pour la réalité se cache le cinéaste, libre d’intervenir comme bon lui semble pour donner ouvertement sa vision personnelle des choses, et contredire de ce fait l’idée de logique naturelle. Notre rire, parce qu’il porte alors sur notre position trop assurée, devient réflexif.
Le second point de rupture entre réalisme et forme burlesque porte sur la caractérisation du personnage comique. Ce dernier, en refusant d’incarner un type psychologique précis, de prendre le poids d’un caractère cohérent, refuse en effet le statut de héros réaliste. Ce qu’il nous interdit est notre identification : notre communion sentimentale, d’une part, avec ce qui nous paraîtrait relever d’un modèle d’humanité ; notre imitation subjective et spontanée du personnage, d’autre part, dans le désir de partager ses qualités morales ou éthiques. Tourné au contraire vers l’extérieur, le personnage burlesque impose avant tout une allure. Son visage, son corps, ses gestes, loins de ceux du clown, composent une silhouette trop particulière et intriguante pour atteindre à l’universel. Il échappe toujours, en somme, à une typification liée aux nécessités de la dramaturgie : il y a dans sa manière de paraître la marque évidente d’une personnalité dont nous ne pourrons jamais nous emparer, celle du créateur lui-même, individu irréductible. La transgression du personnage réaliste se fait ainsi au profit d’une mise en avant du jeu d’acteur : nous nous trouvons davantage devant l’interprétation manifeste d’un rôle qu’en présence d’un acteur effacé derrière un personnage crédible.
La communion sentimentale fait ici place à une sorte de fascination : nous sommes dans l’obligation de nous saisir d’un langage corporel, d’apprendre le personnage comme nous le ferions d’un système de signes visuels dont la cohérence serait détenue par l’acteur. A la fois fidèle à son image et transgressant cette dernière, le personnage burlesque nous permet de nous sentir proches de lui -voire complices- tout en nous surprenant sans cesse. Il exerce une séduction tout en nous tenant à distance, il nous attire d’autant plus qu’il reste investi d’une identité propre et autonome.
Par sa seule présence, dès lors, le personnage est promesse d’agissements, de mises en situation. Mais les péripéties et les gags, au lieu de nous éclairer davantage sur sa personnalité et son humanité, au lieu de nous permettre d’anticiper en partie ses actes, nous maintiennent encore à distance. Car le personnage se révèle réticent malgré lui à toute réelle transformation, que cette transformation soit souhaitée par nous spectateurs, ou exigée par le monde qui l’entoure. C’est une figure de l’inadaptation qui se dessine, et ceci de manière radicale : ni les victoires, ni les échecs face aux embûches du réel n’altèreront sa nature profondément décalée, marginale et énigmatique. Cette impossible insertion dans le monde, en revanche, suscite un certain nombre d’images auxquelles pourrait correspondre le personnage, quelques prolongements possibles qui viendraient s’accumuler comme autant d’interprétations... sans jamais réussir à le définir entièrement.
Il exprime ainsi un rapport au monde qui semble dépasser les limites du film pour atteindre à l’intemporalité, et prendre les apparences d’un mythe. “Charlot est un personnage mythique qui domine chacune des aventures auxquelles il est mêlé” -écrit André Bazin. Charlot existe pour le public avant et après Le policeman ou Le pélerin. Plus précisément encore, la fatalité qui frappe les burlesques a souvent conduit la critique à les assimiler à des Sisyphes modernes. Cette idée d’une figure mythique est juste, mais elle trouve ses limites. A notre vision d’un être intemporel, le protagoniste répond toujours par son comportement païen, ordinaire, allant ainsi à l’encontre de la position sacralisée du personnage réaliste. Il n’est finalement rien de plus que notre prochain, une figure de l’Autre sortie de l’anonymat mais restant égale au spectateur. Son inadaptation, au fond représentative d’une certaine dignité humaine, lui permet alors de tenter de s’adapter à tout. Il est un être disponible envers ses semblables et les objets, abordant le monde sans a-priori, s’investissant dans toute situation avec une réelle curiosité. Les multiples métiers qu’il occupera, les positions sociales qu’il vivra, seront autant d’occasions d’aborder les choses comme de “curieux et beaux objets” réclamant immédiatement une expérimentation, appelant non pas une projection dans l’avenir -le personnage burlesque construit rarement- mais la jouissance de l’instant. Il ne saurait, par conséquent, se faire le représentant d’une classe sociale : l’idée que nous retiendrons finalement sera celle d’une figure du peuple visitant librement, de film en film, les catégories sociales et les réalités de son temps.
Le cinéma burlesque occupe donc une place à part dans le système des genres hollywoodiens. Il y est non seulement “transversal” en pouvant occuper l’ensemble de la gamme des situations dramatiques, mais il est encore le seul genre dont la tonalité (le comique) se donne par l’intervention explicitement subjective du cinéaste, et non comme émanation naturelle de l’univers du film. La distanciation qu’il instaure, cependant, ayant pour origine un bouleversement des significations accordées aux objets, lui permet de ne pas seulement considérer le registre de la rupture comme une fin en soi. La distanciation est, autrement dit, la possibilité de dépasser le simple niveau du rire déclenché par surprise ; elle nous invite à rencontrer une vision poétique du monde. Des deux pôles du burlesque que peuvent symboliser Chaplin et Keaton, j’ai choisi de résumer celui dont la poésie se donne justement en dehors de la forme évidente et maîtrisée du poème, et prend par là un caractère plus moderne.
Le monde de Keaton, donnant à l’obstacle les dimensions d’un défi, fait de la tentative d’adaptation de Malec (son personnage) une entreprise de pionnier. Qu’il se trouve confronté aux grands espaces de la nature ou à la confusion des villes, le protagoniste aborde une Amérique sauvage, un territoire en partie vierge de la présence humaine ou non régulé par les lois de l’ère industrielle. Malec s’engage alors dans la maîtrise de la nature non pour en tirer un profit immédiat, mais pour répondre au seul appel du monde à remettre chaque fois en jeu la connaissance humaine. Il donne ainsi l’impression de surmonter les difficultés avant tout pour lui-même, avec une sorte de désintérêt pour l’avantage matériel ou social qui pourrait découler de ses succès. Son individualisme n’est pas, en fait, celui d’un propriétaire : il n’a pas de paraître à défendre (nous sommes souvent, du reste, les seuls témoins de ses exploits), si ce n’est peut-être celui d’un homme ordinaire demandant à être traité d’égal à égal. Le pionnier Keaton, étranger à la suffisance, est à l’image de la Connaissance une connaissance en cours, plus justement “en mouvement” ou, si l’on veut, un apprentissage continuel et une assimilation des lois du réel.
L’univers de Keaton nous touche en dehors de son scénario. Certes, Malec réalise ses exploits en endossant à l’origine le rôle d’une victime de l’erreur judiciaire, et favorise ainsi un début de communion sentimentale. “L’ombre portée mythique” dont parle Jean Mitry et qui se détache de la silhouette est par conséquent facilement tragique, rapprochant le pionnier d’une émouvante figure romantique, en proie au courroux de quelque dieu de la Nature ou à la folie des hommes.
Mais il apparaît également que Keaton dépasse dans l’utilisation de la forme ce niveau d’une lecture thématique des péripéties de son personnage. Son monde n’est pas seulement, ainsi, ce que peut en suggérer l’image figurative du cinéma, il est aussi un monde qui ne se réalise qu’au moyen du cinéma.
Nombreux sont en effet les moments où l’émotion devant le gag se double du sentiment que le cinéaste exprime par le film ce qu’il n’est pas possible de trouver dans d’autres supports artistiques. Une grande part de la poésie de Keaton est issue de la manifestation, lors du gag, d’une opération proprement cinématographique dans le traitement de l’espace et du temps. Une poésie qui se donnerait avec la plus grande simplicité... et dans l’innocence de l’abandon du récit.
Dans Les fiancées en folie (Seven Chances), le cinéaste illustre d’une manière étonnante les trajets du personnage et de son automobile. Malec s’’installe au volant (le véhicule se présente de profil)... et le décor se mue aussitôt, par un fondu-enchaîné, en celui du point d’arrivée. Dans le cadre, voiture et personnage n’auront pas bougé d’un pouce, et ce dernier en descendra donc une seconde après y être monté. La contradiction entre les deux continuités (l’une du fondu-enchaîné, qui suggère un important déplacement dans le temps ; l’autre de l’auto et du conducteur, qui sont restés fixes) est ce qui crée le gag, mais elle est en même temps l’occasion de donner d’un procédé admis de la représentation réaliste, un effet dépaysant et “fantastique”.
Fantastique, l’accident ferroviaire du Mécano de la “General” (The General) l’est certainement : “Le pont tiendra !” dit l’officier nordiste, ordonnant que la locomotive s’engage parmis les flammes. Keaton se permettra-t-il de sacrifier une “vraie” locomotive pour les besoins du gag (gag, de plus, annoncé) ? Il comble effectivement notre attente, et nous partage du coup entre l’horreur du drame (des hommes sont implicitement morts) et le plaisir esthétique, vécu en dehors de tout sentiment, de voir réalisé un événement aussi spectaculaire qu’improbable. Remarquons que le découpage est absent et n’exagère pas notre stupeur par le montage de prises de vues sensationnelles.
Le propos de Keaton, dès lors, n’est pas de lier sa poésie au fait spectaculaire. L’exemple pris dans The General s’inscrit dans cette veine du burlesque où la liberté du cinéaste consiste entre autres à réaliser, rendre concret ce que le réel contient de virtuel. Malec, ainsi, traversera la ville entière, dans The Cameraman, pour rejoindre sa fiancée après lui avoir parlé au téléphone. Il arrivera au moment précis où elle raccroche. Il est vrai que le personnage est amoureux, mais le cinéma de Keaton déclare prendre ce sentiment au sérieux... et, au pied de la lettre, démontrant qu’en vertu d’un montage alterné (la fiancée au téléphone, Malec courant), l’exploit quitte l’invraisemblable pour exister effectivement sous nos yeux ! Keaton joue donc avec l’illusion de réalité que produit le film, pousse le montage jusqu’à faire naviguer un cuirassé dans les rues de New-York (The Cameraman), étire la durée du plan pour nous rendre à l’évidence de la beauté de tel panorama, décide que le meilleur moyen de faire fuir le flot des fiancées de Seven Chances, est de leur opposer une impressionnante avalanche de rochers, etc. Son souci de mener les mouvements et les objets jusqu’à une épure géométrique, de concevoir chaque gag comme une trouvaille visuelle, installe peu à peu le spectateur dans l’idée d’un montage d’éléments hétéroclites. Keaton oppose à une perception globale de l’image la présence de corps à part entière et, de ce fait, résistants. Les objets, ainsi, ne se contentent plus de se poser en simples attirails du gag et du personnage, ils transforment également l’équilibre précaire du monde en situation gracieuse, délicate. La sensualité que leur confère la lumière qui, littéralement, “baigne” les films de Keaton, y contribue probablement.
Keaton est emblématique d’un cinéma burlesque qui libère le spectateur du dirigisme de l’esthétique réaliste. Une libération du regard au profit d’une attitude plus consciente et active, prenant en considération des éléments nouveaux constitutifs de l’image : une distanciation qui devient condition d’une émotion spécifiquement burlesque.
Le burlesque use le symbolisme de l’objet, finit par rendre ce dernier étranger à notre manière de voir. L’objet, autrement dit, se livre à nous dans sa nudité, il se présente plutôt qu’il ne représente. Une contemplation, alors, viendrait en réponse à cette exaltation du concret : un état d’esprit qui, partant d’un recul, réinvestirait l’écran pour observer intensément et admirer ce qui s’offre au regard. C’est là une contemplation, bien sûr, synonyme d’activité, voire de vigilance, où l’œil devenu mobile fait libre choix de se saisir d’un détail ou d’apprécier les qualités d’un ensemble, en dehors de l’événement proprement comique. L’émotion dans le cinéma burlesque est donc liée à la prise de conscience d’un espace de liberté. Un espace de liberté, toutefois, qui ouvrirait sur deux registres émotionnels distincts.
Liberté exaltante, d’une part, où l’émotion se donnerait dans un plaisir des sens et un plaisir intellectuel. Le burlesque se distingue en effet du réalisme par la place accordée à la sensualité de son univers. Plus que jamais, notre regard serait relayé par le toucher et l’ouïe, sens en relation évidente avec la nature physique du réel. La poésie du burlesque, par ailleurs, est une poésie de l’association d’idées : elle n’impose aucune métaphore, mais s’ouvre à la comparaison, aux rapprochements les plus incongrus, à l’analogie. Elle autorise “un merveilleux involontaire” que le spectateur viendrait lui-même bâtir en établissant ses propres connexions ou correspondances entre les choses. On pense bien sûr aux surprenants dépaysements qui ont lieu dans le surréalisme.
La liberté du burlesque, d’autre part, est source d’angoisse. Car si le genre émerveille, il produit également du vide. Privés de repères réalistes, nous nous trouvons notamment face à un monde peu enviable, où perce l’inhumanité des rapports sociaux de l’ère industrielle. L’amour et l’ordre, ces deux valeurs fondamentales de la société américaine, seront tournés en dérision avec une violence et une méchanceté souvent inouïes, remplacés par le libertinage, la rivalité à outrance, les destructions ou les bagarres jubilatoires, les courses-poursuite, les coups de matraque, etc. La connotation païenne du personnage prend ici tout son sens : au-delà de toute critique sociale, le protagoniste réactualise les forces et les faiblesses de la “nature humaine”, en les confrontant à un contexte historique inédit, mettant du coup en relief les espoirs et les aberrations de notre siècle. Notre malaise, cependant, dépasse aussi les simples faits pour se donner dans une tonalité plus générale et diffuse. Le rire, en réalité, ne l’emporte que de peu sur une impression de cauchemar ; et il est finalement aisé, à la vue d’un gag, de basculer dans la gêne, sinon dans un sentiment de peur. Car l’effet même du gag burlesque est souvent celui d’une soudaine ouverture du réseau des significations au-dessus d’un gouffre vertigineux, vide dans lequel viendraient se déverser nos propres fantasmes. N’est-il pas par exemple traumatisant de voir Keaton, dans Cops, pourchassé par tous les flics de la ville ? Inquiétant que Charlot, dans The Kid, n’adopte le gamin qu’après avoir tout fait pour s’en débarrasser ? Choquant que Harry Langdon, dans Long Pants projette d’assassiner sa jeune épouse parce qu’il en aime une autre ?
On l’aura compris, la réelle subversion du burlesque réside dans une philosophie -ou une attitude artistique- du refus du message argumenté, c’est-à-dire du refus d’inscrire la dérision au sein d’un échange contradictoire et raisonnable avec le monde contemporain. La modernité des principes esthétiques burlesques se traduit par une reconsidération du statut du cinéaste et de la place du spectateur. Le cinéaste abandonne sa position d’artiste omniscient pour s’avancer face au monde comme quelqu’un qui “ne sait pas” et qui, s’interrogeant, se tourne alors vers l’expérimentation d’une méthode comique. Le spectateur, sur cette proposition d’égalité, est invité en retour à quitter le terrain rassurant de l’identification, et à prendre activement part à un processus, au fond, poétique.
Il ressort malgré tout du burlesque “primitif” et classique qu’il reste un cinéma volontiers séducteur, que ce soit par les œillades entreprenantes d’un Chaplin ou par le spectaculaire agitato qui traverse les films. Keaton amorce sensiblement une nouvelle rupture, en renonçant au vedettariat et en mettant en avant les mécanismes du gag. Mais c’est avec un Jacques Tati cependant, que notre rapport à l’œuvre se fera sur le mode fondamental de la modernité cinématographique, la réflexivité.
La tonalité comique des films de Tati est loin d’être évidente. Débarrassés de leur dimension fantastique, réduits à des faits très ordinaires, les gags sont, de plus, difficiles à voir, soit qu’ils se bousculent en surnombre dans le cadre, soit qu’ils s’y dissimulent discrètement. Lorsque par chance nous en “tenons” enfin un, celui-ci finit souvent par nous décevoir : ou la chute se révèle finalement peu drôle, ou elle est tout simplement absente. Ajoutons à la confusion visuelle une confusion sonore : certains sons sont désynchronisés, d’autres contredisent la logique premier-plan/arrière-plan par des fluctuations d’intensité ou de clarté ; les voix et les bruitages, pour finir, ne sont plus tout-à-fait naturels : bribes de phrases, marmonnements inintelligibles pour les humains, aspect polymorphe ou onomatopée pour les choses.
A cet inachèvement du gag et cette dissociation de l’image et du son, répond de son côté l’inachèvement du personnage comique. Si François le facteur perdait déjà le monopole des gags, M. Hulot tarde, lui, à affirmer un comportement véritablement comique. M. Hulot, souligne Tati, n’invente pas de gag, contrairement à Charlot. Il se contente d’apparaître timidement et de provoquer l’agacement chez les autres, comme par une sorte de contamination. Ce renoncement à ce que Tati appelle “le petit rigolo de la soirée” aboutira à un Hulot de plus en plus disséminé. Playtime le raréfie considérablement, et fait conjointement intervenir d’innombrables personnages qui développeront tous un comique propre à eux-mêmes. M. Hulot, de plus, sera autorisé à se multiplier : un faux Hulot hante les couloirs des bureaux, un gros monsieur hagard surgit sporadiquement, tandis que circule dans Tativille un Hulot noir.
Le comique d’observation que ne cesse de revendiquer Tati doit être entendu dans ce sens : il ne prétend pas reproduire au cinéma l’objectivité du réel, mais traduire au moyen de l’image, du son, et de leurs rapports les conditions posées à tout observateur. C’est autrement dit un véritable travail qu’il demande, celui qui consisterait à aller “vers” le film pour en découper, en mémoriser et en réassembler les éléments disparates, et alors découvrir et prolonger soi-même, par le rire, le potentiel comique d’une situation. Il nous oblige à adopter cette attitude réflexive où les choses ne se font drôles qu’à partir du moment où, finalement, nous le voulons bien. Dans le même temps, c’est une enquête sur la forme comique qu’il propose : Tati cherche moins à révéler au spectateur, lors d’une chute, les raisons de sa surprise -”Comment ai -je été trompé ?”- qu’à lui présenter le gag en constitution, et à le rendre drôle par son cheminement-même. “Qu’est-ce qu’un gag ?” pourrait être autrement dit la question que se pose, dans la distanciation au film, le spectateur.
Le recul auquel nous invite Tati est passionnant. Quittant un rire et un dépaysement surgissant en dernier ressort du gag (la chute), pour un effort d’imagination et un sens de l’humour exercés dès le départ, il nous permet de décider quel fait, articulé à tel autre, relève d’une mécanique du gag. C’est là le recul d’un spectateur, finalement, qui rirait non seulement du gag ainsi créé, mais également -et avec quel étonnement !- de la rhétorique qu’il tient en main. Conscience que le gag se rapporte à un schéma, un outil en pensée permettant de révéler ce qui au sein du réel véhicule sa propre dérision.
Et Tati, au fond, ne fait qu’éclairer rétrospectivement ce qui était déjà à l’œuvre dans le muet, à savoir que la véritable subversion du genre ne consiste pas en une provocation frontale évidente et spectaculaire (c’est-à-dire la satire ou la parodie), mais réside fondamentalement dans la conséquence d’une méthode provoquant conjointement le rire et la conscience de rire. Il est donc inévitable que “penser que nous rions” modifie en retour le regard que nous portons sur les représentations les plus sérieuses que l’on puisse donner du monde. Les rites des sociétés et les idéologies qui les suscitent ne sont plus à l’abri de cette distanciation à même de faire vaciller la catégorie du sacré.
On se demandera, en conclusion, si “être de son temps”, pour le burlesque moderne, ne consiste pas à représenter les rapports d’une société au rire, à faire résonner la subversion non seulement dans la sphère du politique... mais plus encore sur le plan de la question de l’identité nationale. La remise en cause de la centralité et du pouvoir de séduction de M. Hulot débouche sur l’idée de “démocratisation du comique”, cette démocratisation qui fait que l’œuvre de Tati, par exemple, abolit les frontières en se peuplant d’étrangers à l’esprit ouvert et curieux. Une spontanéité que l’on retrouvera, par ailleurs, dans le marché aux couleurs chantantes de Tativille. La capacité de la France à être moderne, ainsi, sera sa capacité à habiter Tativille tout en se tournant vers le monde. On lui opposera une France du soupçon -on se soupçonne beaucoup dans les films de Tati !- et du chauvinisme : il est connu que le cinéaste suscita beaucoup plus l’enthousiasme à l’étranger qu’en France, et notamment aux Etats-Unis ! Le public français ne le suivit pas dans l’innovation que fut Playtime. Ruiné, Tati dut faire des concessions et reprendre la valeur sûre de Hulot dans Trafic, trouver en Suède les moyens de réaliser Parade. La France et son cinéma peuvent-ils rire en dehors de toute complaisance nostalgique pour eux-mêmes ?