Jerry Lewis et le temps

par Frédéric Favre

Comme Jacques Tati, Jerry Lewis cinéaste invente sa forme à la fois pour continuer la voie alternative au réalisme qui fut celle du burlesque “primitif” et “classique”, et pour échapper à l’académisme qui menace univers et procédés du genre. De même donc que chez Tati, l’originalité portera sur les éléments fondamentaux du burlesque : gag et personnage central.

La réflexivité de la forme cinématographique -cette proposition que nous fait la modernité de réfléchir notre rapport au film- s’établit cependant chez Lewis autour d’une notion différente de celle que privilégie Tati. Le cinéaste français nous demande de prendre conscience de son comique comme d’une opération sur l’espace ; l’espace, d’une part, séparant les éléments du film les uns des autres (Hulot, par exemple, provoque les catastrophes à distance et sans rien faire), l’espace, d’autre part, existant entre nous et le film (le fait notamment de devoir écarquiller les yeux et tendre l’oreille relève du gag). “C’est la distance, semble donc nous dire Tati, parce qu’elle oblige le regard ou les choses à observer une trajectoire, qui est une condition importante du rire.”
Jerry Lewis, lui, travaille et joue avec le temps.

LE GAG LEWISIEN, UN GOUT POUR L’IRREALISME

Une première opération de Jerry Lewis sera la suppression de l’histoire et de l’intrigue. The Bellboy(1960), sa premiére réalisation, se présente ainsi comme une suite de gags mis bout à bout, gags qui n’entretiennent entre eux aucune relation de complémentarité des situations comiques, mais qui produisent à chaque fois l’effet d’un recommencement de l’action. Stanley, le groom de l’hôtel (Jerry), agit jusqu’à ce qu’il ait gag, puis réapparait dans le plan suivant au coeur d’un contexte entièrement nouveau, lequel se soldera à son tour par un dénouement comique. L’évacuation du récit dramatique, ici, ne nécessite plus la constitution préliminaire d’un monde suturé que le gag alors viendrait interrompre ; elle est immédiate, accomplie, produite par un temps et un espace articulés selon la seule nécessité de la mise en place du gag. Curieusement proche du dessin animé (à l’exemple d’un Tex Avery), ce refus de la transition, du raccord entre les séquences marque la volonté de ne plus produire le rire burlesque dans la dépendance d’une déstabilisation du réalisme. Le film, précisément, cherche moins à provoquer ce mouvement brutal et répété de l’identification au monde à la distanciation, qu’à fonctionner comme une mise à plat -une présentation- des logiques antagonistes qu’il contient. Le réalisme y vaut comme idée et non plus comme sensation, il est l’idée d’une organisation rationnelle des choses (la “toile de fond” que constitue par exemple l’hôtel de The Bellboy) et est ainsi désigné par le cinéaste comme modèle esthétique, mis en référence. Face à lui, bien sûr, est le gag ; mais ce dernier, à son tour, tend moins à exister par la drôlerie de la chute que par l’enchaînement de ses instances, par le mouvement qu’il imprime aux choses.

Une seconde opération du cinéaste, en effet, portera sur le gag lui-même. L’inachèvement du gag lewisien, cependant, ne se traduira plus par l’amorce d’une situation visuelle (c’est-à-dire une organisation donnée de l’espace du film) que nous viendrions compléter, mais par le recours à l’ellipse. R. Benayoun résume ainsi : “considérant d’emblée que tout gag a déjà été exploité une fois au moins, Jerry décide de nous faire deviner les siens. Tout se passe en coulisse, et nous voyons seulement l’avant suivi de l’après.” [1] Il devient plus intéressant, ainsi, de suivre pas-à-pas Stanley recevant cet ordre de monter les bagages d’une touriste dans sa chambre, découvrant alors que le coffre arrière de sa Dauphine contient un moteur, sonnant enfin à la porte de la chambre et remettant ledit moteur dans les bras de sa propriétaire ; plutôt que restreindre l’attention à l’événement final de la séquence. On remarque alors que la construction du gag laisse volontairement dans l’ombre une grande part de l’action, celle précisément qui nous montrerait le groom enlevant le moteur du coffre et le montant à l’étage. La séquence fait donc l’économie de la phase de développement, puisque nous passons directement de l’exposé de la situation à la chute. Le gag, malgré cela, fonctionne. Mieux : le fait d’escamoter de l’espace et du temps crée un effet de montage dynamique qui renforce notre surprise devant la chute. En retour, ce qui s’est nécessairement passé entre le rez-de-chaussée et l’étage, et que nous n’avons pas vu, reste à inventer : n’est-ce pas au spectateur qu’il revient de combler ce vide ? Ainsi, le gag de Lewis est comique par ce qu’il nous montre... et ce qu’il nous laisse imaginer. Il n’est pas possible, semble-t-il nous dire, qu’une chute aussi extravagante ne soit précédée hors-champ d’une série de catastrophes et de situations tout aussi risibles.

La réflexivité du cinéma de Lewis, ainsi, s’établit autour d’une mise à distance du gag. Le cinéaste nous demande au fond de relativiser notre attrait pour les chutes “efficaces” et de prendre goût, en retour, à la poésie d’un procédé. Cela revient à dire, de même finalement que pour Tati, que nous prendrons plaisir devant une situation pourvu que nous y mêlions notre propre fantaisie, notre attrait pour l’invention et le jeu. Lewis nous renvoie en cela à notre capacité à nous étonner, à la fois devant les choses figurant à l’écran et les libertés qui peuvent être prises en cinéma : c’est en fonction de cette idée, dès lors, que s’élaborera son univers.

On rejoint en fait la modernité d’un Tati : la forme burlesque se définit moins par le comblement de l’attente du comique que par ce qu’elle autorise. Le gag, à la limite, y prend la valeur d’un motif exemplaire et refuse de limiter le rire à sa propre sphère. Il se contente de livrer en images, en rythmes, sa vision saugrenue du monde... sans parfois même fonctionner réellement sur le plan de la tonalité comique. Cela explique le fait que certains gags se permettent de tomber à plat, de faire de leur chute une demi-surprise, à la limite de la déception : le comique du non-sens est en partie laissé à l’initiative du spectateur, il est souvent celui que l’on ira chercher dans la contradiction entre les faits que suppose l’ellipse, et l’innocence, la facilité feintes par la chute. L’extravagance qu’il est tentant de reprocher au cinéaste, du coup, s’estompe si l’on y voie autre chose qu’une volonté de divertir. Son univers, en basculant dans l’irréalisme, bascule en quelque sorte dans un autre “temps”, que l’on pourraît qualifier de féerique. Quand le groom prend une photo de l’hôtel au flash et change du même coup la nuit en jour, c’est probablement l’effet visuel obtenu grâce au montage qui crée l’émotion, car il est une utilisation surprenante de la lumière, et un bouleversement radical de notre notion du temps. Y-aurait-il un intérêt, par ailleurs, à rendre vraisemblable le gag des armures vides qui s’animent comme par miracle après être tombées à terre (The Errand Boy, 1961) ? Le merveilleux lewisien est donc particulier : il ne se développe pas à partir d’événements extraordinaires rendus crédibles, donnés comme naturels, mais est articulé au fait que le spectateur conserve toujours le sentiment d’assister à un film... ou mieux, d’approcher le cinéma comme une réalité singulière.

Au recours à l’ellipse répondront également d’autres procédés d’exploitation comique de la manipulation temporelle. Le plus remarquable est probablement le “slow-burn”, forme particulière dont les productions Hal Roach et surtout Laurel et Hardy s’étaient fait une spécialité. Elle consiste à se placer à l’échelle de la séquence pour aggraver une situation initiale par une succession d’événements catastrophiques, et ce jusqu’à son explosion finale. Pratiquement, cela revient à espacer chaque action d’un temps de relâche, un temps “mort” pendant lequel la tension monte d’un cran. Le slow-burn le plus connu de Lewis est certainement celui de The Ladies’ Man (1961), où l’on assiste à la destruction progressive par Herbert (Jerry) du chapeau d’un gangster menaçant. Le comique existe ici entre chaque tentative faite par Herbert pour ajuster le couvre-chef sur la tête de son propriétaire : le gangster, parce qu’il ne fait rien d’autre que contenir une rage grandissante, nous permet de prendre conscience que ce qui est drôle est non pas l’acte destructeur en lui-même, mais la possibilité qui nous est donnée de prendre toute la mesure, après-coup et posément, de l’étendue des dégâts.
Fréquemment, enfin, le cinéaste fait reposer le gag sur le principe d’un décalage entre le temps de l’action et le temps de sa conséquence. Dans le même film, le technicien du son de l’équipe de télévision hurle dans le micro relié aux écouteurs que porte Herbert. Ce dernier ne cille pas, retire son casque pour faire quelques pas en souriant... puis s’écroule soudain, tétanisé.

L’HERITAGE HOLLYWOODIEN

Jerry Lewis nous rappelle sans cesse son appartenance à Hollywood. Alors que nous attendons volontiers de son burlesque le registre d’une franche satire, son rapport au symbole du cinéma américain reste ambigu, mêlant affinités et distance. Ainsi, outre ce sentiment d’assister parfois au numéro de music-hall d’un simple amuseur public, les films de Lewis produisent en particulier cette impression dérangeante -et agaçante- qu’une idéologie typiquement américaine, moralisatrice, vient se mêler au genre. C’est à cette idée que renvoient, du moins, ces moments où le personnage brise le rythme et la gratuité de son comportement extravagant pour se tourner vers nous dans un appel aux bons sentiments et à l’indulgence.

“Personne ne m’a jamais demandé de parler”, explique le groom de The Bellboy quand on lui demande enfin les raisons de son silence tout au long du film. La confession de Morty, dans The Errand Boy, est plus douloureuse encore : le personnage avoue à une gentille marionnette qu’il ne peut se résoudre à assumer sans remords la tâche méprisable que lui ont confiée les producteurs de la “Paramutual”, à savoir espionner les studios et signaler les raisons de leur faible productivité (c’est-à-dire dénoncer les personnes). Mais c’est avec The Nutty Professor (1963), cependant, que l’on entre réellement dans les principes et la sentimentalité de l’esthétique réaliste. La métamorphose finale de Buddy Love en professeur Kelp s’accomplit devant tous les personnages du film, révélation visuelle de la supercherie accompagnée d’un discours où Kelp avoue ses fautes et promet de ne plus jamais se dédoubler. C’est le moment, précisément, où notre identification au personnage devient posssible, car ce dernier s’humanise en s’assumant tel qu’il est et en tirant un trait sur le mensonge.

Ces transgressions du fantasque de l’acteur, malgré tout, ne réussissent pas tout à fait à infirmer le registre comique vers un propos plus grave et émouvant. Le pathétique et le comique restent en réalité disjoints dans le temps plutôt qu’intimement mêlés, comme chez un Chaplin, dans une même action. Jerry Lewis aurait beau, autrement dit, opérer des revirements abrupts du rire vers la morale, la folie de son jeu d’acteur n’en resterait pas moins intacte : hormis le cas de The Nutty Professor (où le thème de la dualité, parce qu’il est justement le moteur de l’intrigue dramatique, installe le film dans la logique du discours final), le message reste toujours clos sur lui-même, sans prise convaincante sur l’exubérance burlesque du personnage. Mais plus encore : cette juxtaposition du mélodramatique et du comique produit l’effet inverse d’un rapprochement en pensée des deux pôles. L’un et l’autre sont si appuyés, si fortement délimités par leur registre respectif, que l’idée de l’inconciliable l’emporte finalement sur celle de la fusion. Le résultat est celui du grotesque, comme le relève L. Skorecki : “Ce n’est pas la grimace qui est sublime, ni le discours maladroitement pieux, c’est l’entre-deux : l’obscénité radicale qui lie deux balbutiements hétérogènes, l’effet de non-sens assumé jusqu’au délire, le clivage revendiqué comme esthétique de dernière instance.” [2]

Alors, de même que le discours se présente comme discours, dans l’évidence d’un didactisme ne pouvant que susciter la distance, Jerry Lewis s’attachera à montrer le cinéma sous son aspect artificiel. En nous révélant “l’envers du décor”, le cinéaste démystifie Hollywood : The Errand Boy nous fait visiter l’univers des studios jusqu’à son centre de gravité, la salle de réunion des producteurs. Le cinéma apparaît alors comme une industrie dont les dirigeants sont motivés -et aveuglés- par la seule recherche du profit. Il est certain que cela n’a rien de surprenant... mais le propos du cinéaste est ailleurs, dans le nouvel écart perceptible, cette fois-ci, entre la voie inventive, originale qu’emprunte son registre et un système hollywoodien faisant du film un produit, conduisant le cinéma vers son uniformisation. Quand J. Lewis, ainsi, semble revendiquer le terrain du cinéma-spectacle par des considérations plutôt commerciales -”le décor doit être de couleur vive, être luxueux, beau et vaste, et valoir le prix du ticket”, c’est bien de la survie de l’Art qu’il parle- de manière certes inavouée : “si l’on ne sauvegarde pas la magie de Hollywood, nous n’aurons bientôt plus d’industrie cinématographique.” [3] Il ne s’agit donc pas de détruire le réalisme (l’académisme s’en charge !) mais bien de faire du bouleversement de ses règles la condition d’un art comique. Le luxe et la magnificence que l’on rencontre parfois chez Lewis cessent en effet d’être le fait d’un réalisme à la recherche d’un supplément de séduction (à l’exemple du “grand-spectacle”). Ils s’intègrent au contraire dans le processus burlesque lui-même : l’intérieur de la pension de The Ladies’ Man, en particulier, surprend autant par sa somptuosité (dimensions impressionnantes, architecture recherchée, dynamisme des couleurs, etc...) que par le fait de se présenter explicitement ... comme un décor de cinéma. Les étages et les chambres de la pension nous sont en effet montrés en un seul plan d’ensemble et en coupe. Ne nous sentons-nous pas au coeur d’un studio, et non dans une demeure réelle ? Le comique se construira alors à partir de l’irréalisme des lieux : il exploitera l’espace en jouant sur son morcellement, tantôt s’appuyant sur l’insolite d’une vision globale (nous voyons toutes les chambres, leurs locataires, donc des situations se développant en parallèle), tantôt en se rapprochant de l’action pour considérer chaque pièce comme une configuration nouvelle qui apporte son lot de surprises et de gags (un jeu, plus précisément, entre le champ et le hors-champ).

LE CINEASTE ET SES PERSONNAGES

Il faut avant tout, sur la question des personnages burlesques interprétés par Jerry Lewis, faire un sort à la problématique spéculative du dédoublement de la personnalité. « Comme thème, le dédoublement se suffit à lui-même, écrit J. L. Comolli : il est tout ensemble son énoncé, son exemple, son énumération ; l’analyser de surcroît, c’est vite se livrer au piège de ses doubles parois, renchérir sur la cascade. Ainsi, l’on aura tout et rien dit en établissant états ou passages de l’un au double dans The Nutty Professor, de la multiplication des oncles dans The Family Jewels » »4). Il y a une différence importante, autrement dit, entre le cinéaste/acteur qui conçoit et réalise le film, et les nombreux Jerry qui peuplent la fiction, ces derniers ne créant la confusion qu’entre eux seuls, dans les limites de cette fiction, en s’affranchissant de tout symbolisme du Double entre l’auteur réel et ses créatures. La multiplication doit par ailleurs être prise comme une dynamique du comique, comme une liberté proprement cinématographique. C’est cette idée que le burlesque peut se permettre de donner corps, de représenter très simplement sa vision du monde, qui nous intéresse : les personnages se répartissent en deux ensembles relativement bien délimités, l’un étant placé sous le signe de la figure burlesque de l’inadapté, l’autre faisant agir -mais toujours comme personnage de fiction- le Jerry Lewis du “star-system”, le personnage public et populaire forcément fabriqué par l’artiste. L’esthétique de Lewis se caractérise une nouvelle fois par le partage entre deux pôles, chacun s’appropriant une part de comique et la faisant évoluer de film en film selon ses propres lois.

Si le cinéaste, avec The Bellboy, tourne franchement en dérision le Jerry Lewis adulé par les foules, il confronte avec The Errand Boy la star et l’inadapté d’une façon nettement plus troublante. Morty, enfin reconnu et fêté par ses pairs, tombe nez-à-nez avec Jerry le minable colleur d’affiches du début du film : n’est-il pas soudainement rappelé à la difficile condition qui était la sienne ? Lequel des deux, finalement, remporte notre sympathie ? Il fallait cependant que le vedettariat soit décrit dans tout son cynisme, qu’il se synthétise dans un personnage qui en serait l’emblème : ce sera l’inquiétant Buddy Love de The Nutty Professor, aboutissement de la bêtise, du mépris de l’Autre, mais également de l’aliénation du public (dans le film, la jeunesse). L’existence de Love est une étape importante : elle termine, d’une part, le processus entamé dans les films précédents, la réalisation de ce que le thème de la star contenait en substance ; elle ouvre l’œuvre ultérieure d’autre part, sur une clarification importante, sur le fossé désormais perceptibles entre les réapparitions de Love et celles du (ou des) Jerry cher(s) à l’auteur. Le cinéaste a donc fini par se désolidariser définitivement du jeu de la domination du public par la séduction, en rejetant cette dernière dans un archétype solide, au besoin réaliste, mais foncièrement négatif. On le retrouvera ainsi avec le clown de cirque de The Family Jewels (1965) qui méprise les enfants et leur préfère l’argent, ou à travers le milliardaire de Which Way to the Front ? (1970), qui mène un projet mlitaire.

The Nutty Professor est également passage d’un personnage burlesque à l’autre, un film-bilan où Kelp, au fond, prend la parole au nom de tous ses prédécesseurs : il n’y aura plus de tentative de changer de masque pour être aimé mais une revendication, désormais, de l’être différent.

Ce registre de l’inadapté, avant The Nutty Professor, aura marqué intensément le spectateur. On retiendra de cette période une première caractéristique du personnage.

“Tout ce que je fais finalement, dit Lewis, c’est tendre un miroir aux gens et me montrer dans des situations où ils peuvent se sentir supérieurs”. [4] Jerry, par sa loufoquerie, par un comportement qui atteint les limites de l’acceptable dans le domaine du jeu d’acteur (les grimaces), est bien une figure intolérable pour l’identification. Son immaturité, tant devant ses semblables que devant l’amour, est difficile à partager ; elle est la cause de notre rapport problématique à la principale source de comique du film, le personnage central. Or, c’est à partir de cette immaturité qui nous met à distance de Jerry que le cinéaste favorise une plus grande réflexivité. Nous sommes en effet rapidement amenés, par l’inégalité de notre rapport au personnage, à prendre conscience d’une position plutôt embarrassante : notre supériorité est analogue à celle que ne cesse de subir le personnage, dans la fiction, de la part de son entourage. Et l’écart de la norme, chez Lewis, est l’objet d’une répression féroce. Il est ainsi fréquent que Jerry ne puisse placer un mot d’explication à son interlocuteur, alors que celui-ci le noie de menaces, voire d’injures, en raison d’une maladresse quelquonque. “L’isolement du personnage -écrit J. L. Leutrat- concerne aussi la parole, instrument courant de communication, qui lui manque totalement dans The Bellboy où il ne sait que siffler. [...] De plus, les autres l’empêchent de s’exprimer en l’interrompant, d’où ces innombrables mimiques qui le montrent prêt à parler”. [5] La peur et la rancœur qu’éprouve Herbert envers les femmes et qui nous font rire (The Ladies’ Man), renvoient, elles, au matriarcat et à la misogynie que l’on trouve dans la société américaine. Le personnage n’exprime qu’un jugement fondé sur une confortable image négative (sa fiancée l’a trahi au début du film), dans laquelle il se complaît d’une manière toute adolescente Les demoiselles du pensionnat sont tout au contraire sympathiques, peut-être malicieuses, mais au bout du compte sincères et naturelles. Le professeur Kelp, enfin, sera la négation vivante du culte de la beauté, de la force et de la réussite qui domine l’université américaine : il est “l’intellectuel américain brimé et ridiculisé, que maltraitent les sportifs, et dont le génie est matière à plaisenteries perpétuelles”. [6]

Une seconde caractéristique importante du personnage est sa rupture avec l’immuabilité de la figure burlesque traditionnelle : à l’intérieur de chaque film comme sur l’ensemble de l’oeuvre, la logique de Jerry est celle d’une transformation. Celle-ci, bien sûr, et dans la mesure où les normes du réalisme nous restent séduisantes, est espérée de notre part. Mais l’évolution vers la maturité prend chez Lewis un tour subversif : elle se présente comme conquête personnelle du protagoniste et, au delà, comme décision arbitraire du cinéaste. Quand Herbert entre dans la chambre interdite et tombe nez-à-nez avec une mystérieuse femme-panthère qui évolue au plafond, sa réaction sera de dépasser la peur pour communier dans la danse, d’abandonner sa gaucherie pour s’ouvrir avec brio et grâce à sa partenaire, de s’accomplir enfin... mais sans que cela ressemble au règlement d’une dette envers le spectateur. En d’autres termes, le jeune homme incapable, raté, comique par là-même, grandit seul contre toute attente, et nous force à nous interroger. N’était-il pas commode pour nous de rire d’un pitre ? Rassurant que ce dernier soit radicalement anormal pour que nous nous sentions relativement dans la norme ?

Jerry Lewis ne se contente donc pas de camper l’immaturité américaine, il la confronte à l’idée contraire, celle de l’être adulte.

La modernité de son personnage -c’est-à-dire l’originalité de son caractère subversif- découle de son attitude paradoxale : l’inadapté nous fait rire tout en nous affirmant qu’il faut grandir. C’est en réalité moins la maturité en soi qui importe que ce qui se sera dégagé auparavant du comportement de Jerry : l’idée de processus.

LIBERATION ET AMERTUME

Du Stanley muet et sifflotant (The Bellboy) à Herbert conquérant la parole (The Ladies’ Man), de la misogynie adolescente d’Herbert au soudain intérêt de Morty pour les femmes (The Errand Boy), de la reconnaissance des capacités de Morty au professeur Kelp socialement installé, le personnage burlesque de Lewis est une figure comique de plus en plus autonome. Libéré du vedettariat (Love), il sera autorisé avec The Family Jewels à se multiplier et à conduire à travers les oncles de la petite fille Donna Deyton, un comique sans retenue. Cette émancipation donne dans le même temps naissance à un nouveau type de personnage : Willard, chauffeur de Donna, sous les traits non grimés de Lewis. Visiblement seul et amer il rappelle les accès d’humanisme et de gravité auxquels nous avait habitué le cinéaste. La nouveauté, cependant, est qu’il conserve devant les événements du film une certaine neutralité, qu’il se garde de tout discours sur le monde. Sa mélancolie n’ayant d’égal que son amour pour l’enfant, il la transporte d’un oncle à l’autre afin qu’elle choisisse son père adoptif. Le cynique clown manquant seul à la réunion familiale (il a, en quelque sorte, déserté l’univers comique), Willard revêtira sa défroque afin que Donna ait le droit de le choisir : elle ne s’y trompera pas.

Willard est figure du cinéaste. Son rapport à Donna est analogue à celui de Jerry Lewis (créateur) à nous mêmes (spectateurs) : il met sa protégée en présence de ses oncles comme s’il s’agissait de visiter le cinéma burlesque. Première réflexivité du procédé : Willard, organisateur des rencontres de Donna, est un cinéaste qui reste en dehors de l’univers comique des oncles. Lewis défend ici sa conception de créateur burlesque : c’est bien avec le spectateur qu’il noue une relation, non avec ses créatures. Il ne se confond pas avec elles et nous interroge en retour : envisagez-vous l’univers burlesque en faisant abstraction de la personne du cinéaste ? L’adoption de Willard par Donna est alors un second point de réflexivité. Il faut, afin de rendre l’adoption possible, que le chauffeur prenne le risque de se déguiser en l’oncle clown honni par Donna.

Le cinéaste, autrement dit, réclame notre amour en retour du sien au risque d’être confondu avec la star comique bien connue du public. Saurons-nous voir en lui celui qui invente son univers pour le partager à égalité avec le spectateur ?

Hardly Working (1979) reprend cette figure de l’artiste clown faisant sincèrement son métier et qui désigne, au fond, le cinéaste. Mais la situation est autrement plus grave : le clown a, cette fois, effectivement perdu ses spectateurs et se retrouve au chômage. Il sera comme Willard une liaison entre les divers emplois occupés le temps d’un sketch, contrastant leur comique débridé (séquence délirante du cuisinier japonais, par exemple) par le temps de la solitude.

Smorgasbord (1983), dernière réalisation où Jerry Lewis se met en scène, est cette fois plus déroutant que réellement comique, et est au fond un film plutôt pessimiste. Pour S. Daney, ”nous sommes, dès les premières images du film (les suicides ratés) dans un monde où tout, ostensiblement, est devenu symptôme.” [7] Le personnage traîne en effet son inadaptation comme une réelle pathologie, une souffrance (traitée de manière comique) qui le conduit au divan du psychiatre.

Construit comme une suite de sketches -un décousu qui renvoie à The Bellboy- le film laisse une impression de vide, un vide qui s’installe en retour de gags “énumérés” par le cinéaste, “exécutés” par l’acteur, et qui mêlent à leur tonalité comique une certaine angoisse. Reste en revanche une note d’espoir, à travers la réconciliation finale du film : Jerry, guéri, peut enfin rencontrer une femme en étant visiblement son égal, et partir en formant avec elle un véritable couple.

Smorgasbord est au fond symptomatique d’une Amérique vide de sens... ou n’en comportant plus qu’un, celui qui fonde l’incompréhension que le public voue désormais à l’artiste. La file d’attente d’un cinéma se désagrège lorsqu’il lui raconte son propre film, Smorgasbord, puis c’est un public massif -et non des spectateurs- qui accourt quand Jerry clame soudain que son film correspond aux critères les plus racoleurs du cinéma commercial (tout ce que Smorgasbord, justement, refuse) : séduction par le sexe, la violence, le luxe, l’action, etc...

“Qu’est devenu le cinéma hollywoodien ?” demande finalement le film. Pour son auteur, le compromis que réalisait son personnage entre le comique public (l’amuseur, si l’on veut) et le portrait implicite et moins flatteur d’un “pur produit de son époque”, n’est plus viable. La silhouette adulte de la fin de Smorgasbord est à l’image d’un ultime règlement de comptes entre celui qui joue l’inadapté et une société n’acceptant décidément pas l’individu sortant de la norme.

C’est encore seul, sans concession, que Jerry Lewis quitte la folie et le comique pour les faire endosser au psychiatre, qu’il abandonne également la foule qui se rue au cinéma.

Notes

[1R. Benayoun ; cité par J. L. Leutrat, P. Simonci ; “Jerry Lewis” ; Premier Plan ; Serdoc. Lyon 1965 (p.83).

[2L. Skorecki, “Hardly working” ; in Cahiers du Cinéma n°311 ; mai 1980 (p.46).

[3R. Benayoun ; A. S. Labarthe ; “Entretien avec J. Lewis” ; in Cahiers du Cinéma n°197 ; déc. 1967 (p.31).

[4G. Hyneck, “Entretien avec J. Lewis” in La Revue du Cinéma n°278, nov. 1973 (p.33).

[5J. L. Leutrat ; P. Simonci ; “Jerry Lewis” ; Op.cit. (p.25).

[6Citation de Benayoun ; Ibid. (p.45).

[7S. Daney ; “Non réconciliés” ; in Cahiers du Cinéma n°347 ; mai 1983 (p.22).