Hollywood : système et configuration

par Denis Lévy

Dans une récente conférence pour L’art du cinéma [1], j’évoquais la nécessité de distinguer soigneusement ce qui, dans le cinéma hollywoodien, relève de l’art, et ce qui relève du système [2]. La tâche est moins facile qu’il n’y paraît, comme en témoigne un livre récent sur le cinéma hollywoodien [3], dont la lecture, fort instructive, m’incite à développer cette idée.

Il faut voir le système comme un dispositif structural, analogue à la tonalité en musique ou à la perspective en peinture. Ce dispositif de règles académiques est, comme on sait, largement d’origine économique au cinéma : c’est la particularité du cinéma, d’être “par ailleurs” une industrie [4]. On n’a sans doute pas suffisamment pris la mesure disjonctive de ce “par ailleurs” : il faut y entendre que l’art du cinéma n’est en rien redevable de son industrie ; les œuvres d’art ne sont l’effet ni de l’industrie ni du système esthétique qu’elle impose, qui ne produisent que des contraintes par rapport auxquelles les œuvres doivent se situer.

Ces contraintes sont principalement, je le rappelle, de transparence, de typification et d’identification. Le traitement singulier de ces contraintes par les œuvres constitue autant de points de contact, et donc souvent de friction, entre le système et l’art. La “friction” en elle-même ne constitue d’ailleurs pas un critère artistique suffisant : elle désigne seulement une volonté artistique. Mais on pourrait repérer ainsi quelques grandes orientations (avec leurs déviations extrémistes) dans la façon dont les œuvres se disposent à l’égard du système :
- la résistance à la transparence par la réflexivité, dont l’errement sera esthétisme “pur” ;
- la réaction contre la typification, qui peut mener au naturalisme ;
- le refus de l’identification, où la distanciation est menacée par l’hermétisme.

Toutefois, l’appréhension de l’art ne doit pas se limiter aux points de friction avec le système. Le système ne propose à l’art, tout au plus, que des lieux d’opérations, que L’art du cinéma a commencé à explorer [5]. On a ainsi repéré que les éléments du système sur lesquels les œuvres opèrent de façon privilégiée sont le star-system et les genres.

L’existence du star-system, c’est-à-dire la catégorisation des acteurs [6], permet d’opérer :
- sur ce qu’il est convenu d’appeler, de façon assez floue, “l’identification” aux personnages, c’est-à-dire sur le rapport subjectif du spectateur aux personnages, depuis l’adhésion jusqu’à l’indifférence ou au rejet ;
- sur l’acteur et sa capacité à présenter une idée.
La catégorisation des films en genres offre plus particulièrement la possibilité d’œuvrer sur les typifications : des situations, des personnages, des tonalités dominantes [7]… Toute œuvre en passe nécessairement par une enquête sur la capacité des éléments contraints du film à se prêter aux opérations de pensée. Mais on ne saurait arrêter là l’effectuation artistique. L’œuvre n’est pas seulement une enquête sur le système, elle est une enquête sur la configuration artistique dont elle participe.

« Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période”objective” de l’histoire d’un art, ni même un dispositif “technique”. C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art » [8]

On pourrait avancer qu’un des énoncés produits par l’art hollywoodien sur lui-même est que le cinéma n’est pas reflet de la réalité. Ceci peut paraître un truisme, parlant du cinéma hollywoodien, mais en fait, on n’en a peut-être pas encore tiré de conséquences aussi radicales qu’il faudrait. Le plus étonnant de cet énoncé est qu’il puisse se donner sous la contrainte d’un système qui prétend affirmer le contraire, en faisant tout pour que le film soit vécu (illusion de réalité) plutôt que lu. Si on ne distingue pas entre art et système, on sera amené à porter au compte du système les effets de l’art : l’idée, par exemple, que le cinéma hollywoodien n’est pas “réaliste” parce que tel le voudrait le système (qui fonctionne alors comme idéologie). Alors qu’il faudrait dire que l’art hollywoodien tout entier s’inscrit en faux contre l’idée communément répandue que l’art du cinéma consiste à refléter la réalité, fût-elle distordue, ou imaginaire. “Le cinéma est le moins mimétique des arts.” [9]

Ce n’est d’ailleurs pas même dans l’écart au système, dans la distorsion du reflet, que se joue l’art : ce n’est là qu’une affaire de stylistique, où se donne une différenciation entre les auteurs. L’art hollywoodien se situe au-delà des questions de style, ou même de langage, dans la mesure où c’est du système que relèvent ces questions -y compris pour une grande part celle du style, dont on sait qu’il est imposé par les grands studios. C’est pourquoi toute approche de type rhétorique, ou langagier en général, est amenée à ne rencontrer que les effets du système, figures de rhétorique ou discours idéologique.
Le cinéma est un art du multiple. Toute tentative de le réduire à l’Un est artistiquement vouée à l’échec. Et notamment à l’Un du sens.
“Au cinéma, comme chez Platon, les véritables idées sont des mixtes, et toute tentative d’univocité défait le poétique.” [10]

Si de plus, l’idée “n’existe au cinéma que dans son passage” [11], on mesurera la difficulté qu’il y a à faire consister par la parole cet art dont l’inconsistance est la spécificité, faite de multiple et d’instable. C’est sans doute pourquoi le cinéma, plus que tout autre art, demande qu’on en parle.

Notes

[1Le réalisme au cinéma”, in L’art du cinéma n°7.

[2Ce système, le plus conforme à une philosophie réaliste (et plus précisément à une esthétique romantique), je proposais de l’appeler le réalisme. On pourrait tout aussi bien abandonner le terme -que son acception courante ne distingue pas, à tort, du naturalisme-, au profit de système hollywoodien, dont chacun sait ce que cela désigne.

[3Jacqueline Nacache, Le film hollywoodien classique, collection 128, Nathan Université, 1995.

[4“Par ailleurs, le cinéma est une industrie” : c’est ainsi qu’André Malraux terminait son Esquisse d’une psychologie du cinéma.

[5cf L’art du cinéma n°5 (“Westerns”).

[6Entre autres, puisque aussi bien les réalisateurs, lorsqu’ils acquièrent le statut de stars, se laissent catégoriser selon le système : Hitchcock est “le maître du suspense”, John Ford “fait des westerns”, et DeMille des grands spectacles bibliques.

[7J’appelle tonalité dominante le traitement requis par le genre (épique pour le western, pathétique pour le mélodrame, angoissant pour le fantastique ou le thriller, etc) et dont l’association avec une situation principale (conquête, péripéties sentimentales, surgissement de l’irrationnel, violence civile…) définit le genre.

[8Alain Badiou, “Art et philosophie”, in Artistes et philosophes : éducateurs ?, Ed. Centre Pompidou,1994.

[9Alain Badiou, “Le cinéma comme faux mouvement”, in L’art du cinéma n°4.

[10Ibid.

[11Ibid.