Mae west

par Frédéric Favre

Le texte occupe une place centrale dans la construction du personnage de Mae West. C’est au cours des dialogues, lors des répliques que l’actrice assène à ses partenaires (souvent masculins) que se font sentir l’humour et l’insolence. Loin des Marx Brothers, chez qui le rire est provoqué par un discours poussé frénétiquement jusqu’au verbiage absurde, Mae West joue sur l’allusion sulfureuse constante, sur le double sens provocateur des mots. On connaît son personnage, celui d’une femme occupant le terrain habituel des hommes : "Du célibataire mâle, Mae West cultive la sexualité agressive, celle qui transforme le partenaire en objet. Avec cette différence que l’objet, ici, c’est l’homme." [1]. Le registre de West exclut donc tout déshabillage érotique (le corps est au contraire mis en valeur par le costume, qui souligne la sensualité des formes tout en décourageant à l’avance, par son extrême sophistication, le moindre espoir de dénudation) et se fonde sur une liberté de mouvements et de paroles toute masculine. Il est ainsi significatif que la censure du Hays Office, en son temps, s’acharna principalement sur les dialogues écrits par Mae West, poursuivant là moins un personnage "sexy" en actes que l’affirmation, intolérable de la part d’une femme, d’une sexualité totalement indépendante.

Mal comprendre l’anglais peut donc être facilement gênant devant les versions originales sans sous-titres de Klondike Annie (Raoul Walsh, 1936) et de My Little Chickadee (E. Cline, 1940), comme ce fut mon cas. La majorité des dialogues nous échappe et, avec eux, le degré d’impertinence des répliques et des jeux de mots. Mae West devient un personnage dont on devine l’audace verbale sans pouvoir comprendre ce qu’elle dit précisément.

Est-il pour autant inintéressant de découvrir Mae West sans l’aide de la traduction ? L’obstacle de la langue a ici pour conséquence d’évacuer radicalement la signification du texte et de mettre en valeur les caractères non-littéraires qui le portent : tonalité, texture de la voix, rythme et intensité sonore des dialogues, etc. En relais de cette voix singulière, c’est bien sûr le jeu d’acteur dans son ensemble qui peut apparaître au spectateur avec plus d’intensité.

LA FEMME FATALE

Le personnage de Mae West appartient au star-system hollywoodien, c’est-à-dire qu’il incarne un type physique et psychologique unique : il nous est difficile de nous identifier à lui, notre regard restant marqué par la distance et une certaine fascination. Son jeu est par conséquent celui d’une star : retenue, sobriété des mouvements, à l’opposé d’un comportement naturel. La tête, par exemple, se tourne rarement lors des dialogues en direction de l’interlocuteur. Elle reste souvent de face (pour nous), imperturbable dans sa tenue, déléguant au seul regard la tâche de se préoccuper -mais pas trop- de son partenaire.

A ce principe général de jeu correspond ce que toute star est censée refléter aux yeux du public : un mythe. Mae West reprend à son compte celui de la femme fatale, figure de la dangereuse séductrice dont les hommes, suivant le code du cinéma hollywoodien, sont a priori les victimes.

West ne va pas, cependant, dans ce sens habituel de l’art, qui s’attache souvent à donner de la femme fatale l’idée inverse (c’est la femme idéalisée, fantasmée par les hommes qui, parce qu’elle est niée en tant que personne, est finalement la vraie victime). Sa séduction et son érotisme ne se produisent pas malgré elle, à ses dépens, mais sont au contraire tout à fait volontaires et assumés. Loin d’aller à l’encontre du code, elle incarne ce dernier et en exagère les signes, transformant une connotation sexuelle, un sous-entendu, en la question centrale, franchement posée, de la sexualité. Les dialogues mis à part, le geste est donc essentiel pour Mae West. Il exclut avant tout du jeu d’acteur tout ce qui relève de l’aléatoire, du hasard propre au mouvement humain ordinaire. Il est alors ce qui permet au corps d’affirmer sa présence concrète, physique, puis de développer un mimodrame cohérent et maîtrisé.

On pourra ainsi autant considérer comme "geste" les instants précis du jeu (tel geste de la main, du regard, de la démarche, etc.) que les séquences où intervient Mae West prises dans leur globalité : elles donnent l’impression de rompre le cours du récit pour exposer, développer puis conclure une situation centrée autour du personnage.

LE GESTE, DU CODE A LA REFLEXIVITE

Un geste, en effet, est un peu plus qu’un simple mouvement Le geste est remarquable ; et en premier lieu par le fait d’interrompre le déroulement continu, fluide d’une action. Que Mae West apparaisse à l’entrée d’un saloon (My Little Chickadee), et il n’est déjà plus question de l’intrigue dramatique du film -ni même, à la limite, de la fonction dramatique des personnages. Coupant court au ronronnement ennuyeux de l’histoire et de ses acteurs, le geste naît ici de l’apparition de West (l’espace s’en trouve immédiatement modifié, puisque tous les regards convergent vers elle) puis prend son ampleur par une traversée en majesté de la pièce (nous passons ainsi de la pose -ou d’un temps d’arrêt- au rythme singulier d’une démarche) et s’achève lorsque le patron du saloon, en obstacle très prévisible, coupe l’élan de West et se présente. Le dialogue, but ultime du geste, peut commencer.

Un geste est également manifestation d’une volonté (consciente ou non), d’une subjectivité. Celle-ci reste mystérieuse dans le cas présent : que veut Mae West, à travers une façon de bouger qui est visiblement une entreprise de séduction permanente ?

Il est dans tous les cas certain que le geste s’adresse à nous, spectateurs, plutôt qu’aux personnages gravitant à plaisir autour de la Vamp ; que ce geste n’existe que dans le cadre d’un rapport distant au film. Il n’est pas là pour nous perdre, comme se perdent de leur coté les personnages qui vivent la situation de séduction en s’y identifiant aveuglément, mais bien pour que nous nous en sentions complices, pour que nous le réfléchissions comme un jeu cinématographique portant d’une part sur les codes du paraître et de l’érotisme, d’autre part sur l’invention gestuelle de l’actrice.

PENSER L’AMOUR EN DEHORS DU ROMANTISME

Ce que pourfend Mae West est bien sûr l’hypocrisie et la violence qui caractérisent à son époque les rapports entre les sexes. Mais sa provocation reste encore aujourd’hui pertinente : c’est à la conception romantique de l’amour qu’elle s’attaque, à une bienséance et une sentimentalité qui cachent bien souvent encore une domination de l’autre par la réification et l’appropriation.
Aussi reprend-elle un certain nombre de passages obligés de la figure de la Femme Fatale et du romantisme, des images et des séquences conventionnelles que le geste réinterprète souvent d’une façon discrètement parodique, ou tourne parfois franchement en dérision.

L’APPARITION

Toute apparition de Mae West est avant tout une apparition de son corps. Alors que la séductrice hollywoodienne traditionnelle conserve un équilibre (ou crée une tension) entre une silhouette désirable dans son ensemble et le point particulier que constitue son regard, West impose son physique en en identifiant clairement les parties et en rendant ces dernières littéralement palpables. La poitrine, ainsi, n’est plus un signe entendu de la féminité, mais bien une poitrine qui nous autorise carrément à imaginer la caresse ; et il en va de même pour la taille, les hanches, les fesses, que les courbes et les volumes rendent bien concrètes.

Cette présentation crue du physique -cette pose devenue geste- fait que nous nous sentons plutôt proches de Mae West tandis que son personnage, lui, s’occupe de tenir les protagonistes à distance : c’est son rôle. Nous partageons autrement dit avec l’actrice le plaisir d’un jeu théâtral presque outré, et nous l’accompagnons alors dans l’idée de poser une situation cinématographique et d’en observer la suite. Ce recul commun est clairement proposé lors de la première apparition de West dans My Little Chickadee : assise à l’intérieur d’une diligence à coté d’une "vieille pie" (la Morale), Mae West entretient ses ongles en levant rêveusement les yeux au ciel, pendant que les trois voyageurs d’en face la regardent à la dérobée, visiblement troublés. Ne rêve-t-elle pas à quelque amant ? Sûrement ! Mais pour nous, ces regards sont ceux de l’actrice nous prenant à partie : elle reprend -et transforme- ce vieux procédé du burlesque muet où l’acteur comique se permettait des clins d’oeil complices à la salle. Ce qu’il faut ainsi considérer comme un regard à la caméra revient à ce que l’actrice nous dise : "Soit la pulpeuse Mae West dans une diligence, coincée entre l’oeil réprobateur de la Morale et le désir des hommes. Que se passe-t-il alors ?"

LA DEMARCHE

Le corps, après être apparu, s’anime : c’est le plus souvent la démarche qui prend le relais de la pose théâtrale, précisant la conception qu’a Mae West de la séduction, prolongeant également notre regard décalé et ironique. Cette démarche n’a ni le sérieux ni le mystère qui accompagnent la Vamp, elle est au contraire dynamique et surtout dansante. Les bras et les hanches se balancent en rythme, la tête gardant sa tenue : c’est précisément au music-hall qu’emprunte Mae West, à la scène de spectacle. En donnant presque l’illusion de descendre l’escalier monumental d’une revue imaginaire, elle affirme par ses pas sa qualité d’artiste, la maîtrise de son métier contre toute impression d’opportunisme... et au fond contre ses détracteurs. La danse, en outre, fait que la séduction devient ludique, qu’elle perd de son image agressive au profit d’un rapport malicieux aux hommes. Les séquences où Mae West chante achèvent de nous persuader qu’elle s’adresse à tous avec plaisir.

La démarche nous parle enfin du caractère du personnage, notamment de sa solidité : les pas, fussent-ils dansants, annoncent déjà par leur assurance une femme qui se situera face aux hommes dans un rapport de stricte égalité. Une féminité extrême, autrement dit, qui conserve littéralement "les pieds sur terre". Ajoutons à cela le fait que Mae West, seule dans sa chambre (My Little Chickadee), ne change rien à sa démarche déhanchée : celle-ci apparaît du coup davantage comme une "seconde nature", un reflet de son être, et moins comme un artifice seulement affiché en public.

LA CONVERSATION GALANTE

La "conversation galante”, troisième situation type visitée par Mae West, relève cette fois, bien sûr, de la séquence dialoguée. Elle est ce moment préparé par le jeu muet de l’actrice où le personnage, avec l’apport du texte, se dessine entièrement. On se rend notamment compte que cette conversation est rarement galante, West étant volontiers cassante et n’hésitant pas à jeter un “Get out of my way !” au bellâtre qui lui barre le chemin. Mais le geste, bien que secondaire, n’en continue pas moins d’exister et de nous parler.

La voix, sur le plan de sa qualité, nous touche probablement en premier : occupant un registre bas, doucement modulée et rythmée, elle est d’une sensualité exacerbée. Elle fait en cela écho à l’érotisme qu’avait déjà créé le corps... tout en allant plus loin, en réalité, dans la provocation. Cette voix, en effet, est tout à fait celle d’une conversation sur l’oreiller : peut-on trouver allusion plus directe à la sexualité, à la proximité des corps, que cette irruption de l’intimité d’une voix ? Mais le timbre lourd de sous-entendus de West n’est cependant pas le plus intéressant de la conversation, car il ne fait que s’inscrire de façon cohérente dans le registre de l’érotisme propre au personnage.

On retrouvera en revanche avec le jeu du regard cette relation particulière que l’actrice avait nouée avec le spectateur lors de l’apparition. Les yeux, comme il a été dit plus haut, se posent rarement sur l’interlocuteur si ce n’est pour le toiser, le jauger. Mais ce n’est encore que levés au ciel et accompagnés d’un sourire discret, entre deux répliques, qu’ils produisent vraiment un effet ironique. On trouve -et ce n’est pas un hasard- le même geste chez Groucho Marx : faire suivre une plaisanterie au double sens douteux ou irrévérencieux, d’un bref instant de flottement de l’action, c’est-à-dire du regard. Ce geste rêveur souligne par son silence et après-coup l’humour des mots ; il est concrètement l’aménagement d’un temps de pause nécessaire aux rires de la salle. C’est bien en compagnie de l’acteur, nous rappellent ainsi Groucho et West, que nous vivons -et réfléchissons- le film et ses péripéties.

LE BAISER

On a du mal à croire, après avoir assisté à une sorte de "séduction pour la séduction", que Mae West se laisse finalement embrasser... et tue ainsi le mouvement, le dynamisme qu’elle avait créés. Certains hommes rencontrés, de plus, reproduisent les poncifs les plus simplistes en matière de séduction masculine : ce sont l’officier de la police montée de Klondike Annie, le patron du saloon de My Little Chickadee, virils et protecteurs ; la palme du ridicule revenant très certainement au bandit masqué du film de E. Cline, lequel semble fasciner Mae West malgré son masque grotesque et un accent épouvantable. Peut-être nous sentons nous donc un peut déçus que l’héroïne se laisse ainsi conquérir, comme si l’action du film devait obligatoirement en passer par là. En même temps, les hommes de Klondike Annie sont moins caricaturaux qu’il n’y paraît : l’officier de police, séduit, laissera West partir malgré les accusations (injustes) de meurtre qui pèsent sur elle ; et le capitaine, drôle jusque là dans sa cour maladroite et empressée, quittera son caractère coléreux et jaloux pour s’humaniser quelque peu dans le baiser final. Un romantisme de bon aloi, au fond, qui n’empêche pas par ailleurs Mae West de rester subversive sur d’autre sujets que celui de l’amour : la foi et le rapport des gens à la religion.

My Little Chickadee est beaucoup moins tendre vis à vis de l’amour. Le geste surgit dans les scènes de baiser de telle manière qu’il casse définitivement leur image romantique : Mae West est ainsi la seule actrice hollywoodienne qui embrasse les yeux ouverts... Une fois encore pensivement dirigés vers le haut, ils n’ont cependant plus rien à voir avec l’idée du clin d’œil au spectateur : West donne ici l’impression de goûter son partenaire comme elle le ferait d’un bonbon, en ayant l’air de se demander si elle aime ou n’aime pas. Son geste autrement dit est celui d’une femme qui ne s’abandonne pas mentalement mais qui, au contraire, réfléchit.

Mae West n’est donc pas un personnage simple. Tour à tour mordante et amicale avec les hommes, idéale et de chair, elle est à la fois objet et sujet sexuel, pour le grand inconfort de ses partenaires. Bien sûr le personnage n’est plus vraiment novateur aujourd’hui -et ce qu’il fut en son temps est au fond d’un faible intérêt- mais il se complique pour nous de la présence sensible de l’actrice. Mae West dépasse ainsi le réalisme de son personnage, puisque nous nous sentons moins séduits (l’identification) qu’intéressés par elle. Le geste y est pour quelque chose : mouvement (ou pose) si précisément étudié qu’il sort du naturel, il nous donne à penser quelque chose qui ne relève sûrement pas du message caché (il n’y a pas à “décrypter” Mae West), mais de l’expressivité du jeu. La question n’est pas “que veut dire Mae West ?” mais “comment s’y prend-elle ?” Réaliser qu’elle va chercher dans la danse le rythme et l’attrait de sa démarche en dit davantage sur la séduction et l’amour qu’un discours revendicatif. Humour et simplicité, conditions d’égalité : voilà peut-être ce à quoi, sur la question du rapport entre les sexes, nous renvoie le geste de l’actrice.

Notes

[1J.L. BORY ; préface à Mae West, de John TUSKA, Veyrier 1976.