Les gestes au cinéma

par Elisabeth Boyer

La notion de gestes cinématographiques est rebelle à toute tentative de constituer une esthétique du cinéma. Elle pose la question de l’essence multiple et impure du cinéma.
« Le mode propre d’écriture des films, de construction, se fait au moyen de gestes cinématographiques […]. Ces gestes sont une invention. Ils sont impurs car ils ne signifient pas et sont absolument ambigus.

L’ambiguïté est essentielle aux opérations de cinéma. C’est le deux de “l’impureté de l’Idée”, du sens déjoué. » [1]

Le geste au cinéma n’est pas comme l’écrit Agamben Giorgio Agamben, “Notes sur le geste”, Trafic n°1.]] ce qu’une société a perdu et cherche à se réapproprier en en consignant la perte. Le geste n’est pas non plus “communication d’une communicabilité”. Cette idée de la perte d’un sens va de pair chez Agamben avec celle d’une idée quasi-mystique du cinéma : « Le “mutisme” essentiel du cinéma (qui n’a rien à voir avec l’absence ou la présence d’une bande-son), comme le mutisme de la philosophie, est l’exposition de l’être-dans-le-langage de l’homme : gestualité pure ».

Le cinéma a recours au langage ; déjà au temps du “muet”, avec les intertitres, il monte des textes, voire des poèmes comme le fait Sjöström (avec un poème d’Ibsen) dans Terje Vigen (1916). La multiplicité que constitue un film est complexe, elle n’est pas un langage, mais pas plus une “gestualité pure”. Un film est une multiplicité impure mais homogène.

Les gestes cinématographiques sont ultimement ce qui dans un film permet de retrouver son tracé, d’en parler. C’est par eux que l’on aura rencontré ce qui a été maîtrisé par le cinéaste. Cette touche est d’abord indissociable de l’émotion qui nous aura saisis à la vision du film. Parler d’un film, c’est en ressaisir la beauté : là où les gestes (sonores, visuels) ont épinglé le passage de l’idée.

En 1953, André Bazin, pour défendre la grandeur et la modernité d’un film de Rossellini, Europe 51, évoque la notion de gestes, soulignant que c’est ce qui soustrait ce film au réalisme de l’époque où dominent les effets de spectacle, de drame et de psychologie. Ici, la force de Bazin est de déclarer que ce n’est pas l’objet du film qui importe pour être “néo-réaliste”, mais qu’avec ce film, “le néo-réalisme retrouve l’abstraction classique et sa généralité” [2] (entendons, son universalité). Or, nous le verrons à travers d’autres films “classiques”, il y a en effet une abstraction classique repérable justement par des gestes cinématographiques singuliers, proches au-delà des frontières nationales, au-delà des époques.
Bazin déclare ainsi que Rossellini “ne met en scène que des faits. (...) C’est que le geste, le changement, le mouvement physique constituent pour Rossellini l’essence même du réel humain.” Il note avant tout l’importance des gestes touchant au jeu des acteurs : “dans une telle mise en scène, la place des personnages, leur façon de marcher, leurs déplacements dans le décor, leurs gestes ont beaucoup plus d’importance que les sentiments qui se peignent sur leur visage” [3]. On peut voir là un héritage, plus ou moins conscient (savant) du théâtre de Brecht.

Brecht dégage du concept général de gestuelle, le gestus, qui “désigne les rapports entre les hommes”. “Par là nous entendons tout un complexe de gestes isolés les plus divers joints à des propos, qui est à la base d’un processus interhumain isolable et qui concerne l’attitude d’ensemble de tous ceux qui prennent part à ce processus (...) ; ou bien un complexe de gestes et de propos qui, lorsqu’il se présente chez un individu isolé, déclenche certains processus” [4]. S’il s’agit pour Brecht des rapports sociaux entre les hommes, il faut prendre même dans ses Ecrits le mot social dans un sens très large, non réduit à la notion de classes sociales, puisque les exemples mêmes donnés par lui pour isoler le gestus s’y soustraient : “l’attitude d’Hamlet, la profession de foi de Galilée”. Ce qui est d’un grand intérêt pour nous, c’est d’une part que le gestus a pour objet “la gestuelle qui se manifeste dans la vie quotidienne”, et, d’autre part que le but du gestus est de “désacraliser l’idée de lois naturelles”. (Peu importe qu’il soit question ici de l’économie et de la société capitaliste). C’est l’idée de désacralisation des lois naturelles que nous retiendrons. C’est d’ailleurs, à la suite, dans Questions sur le travail du metteur en scène, ce que Brecht élucidera, en désignant les quatre “principales fausses mises en place” du théâtre : “le naturalisme”, “l’expressionnisme”, “le symbolisme et le pur formalisme”.

Retenons ici la première, bien que les quatre critiques offrent également une réflexion pleine d’intérêt pour le cinéma (d’hier ou d’aujourd’hui) : le naturalisme, « où sont imitées des positions tout à fait fortuites des personnes, les positions “qui se voient dans la vie” » [5].

LES GESTES AU CINEMA

Le geste au cinéma ne sera pas non plus imitation d’une gestuelle naturelle, mais bien une invention, une création de l’art. Le geste est ce qui désacralise l’idée de lois naturelles, ce qui interdit qu’elles soient prises sous le règne de l’Un.

Le cinéma “mathématise” les gestes : il les soustrait, les arrache au naturel, il les invente et les monte. Les gestes tissent la poétique d’un film : ils sont les points de capiton de l’Idée.
Le geste est ambigu, pris dans le jeu du montage qui déjoue le sens. Le montage existe déjà dans la prise de vue : “C’est aussi traverser des décors dont chacun plus encore traverse au passage les personnages”. [6]
Le geste est interruption : en tant qu’il est un “faux mouvement”, il dissipe le mouvement et l’image. Il suspend un récit.
Le geste convoque des textes, suscitant une lecture inouïe. Il ne vient pas à la place d’un texte.
Le geste est en capacité de répétition, puisqu’il n’a rien de fortuit, de naturel. La répétition désacralise l’image, épuise le spectaculaire et contraint l’imaginaire.
Le geste est surprise. Il inscrit de l’éternel, dans le momentané aussi bien que dans la durée. Le geste a horreur du temps psychologique.
Le geste distribue une égalité de principe à tous les éléments du film.
Le geste permet les heurts de tonalités, par exemple le basculement du tragique au burlesque.
Le geste rend compte de l’infini du réel, qui diffère de l’infini-Un.
Le geste, c’est l’artifice : “Montrer que vous montrez”, disait Brecht.

Notes

[1“Quelle action ?” L’art du cinéma n°7.

[2A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, “Europe 51”.

[3Ibidem

[4B. Brecht, Ecrits sur le théâtre, L’Arche

[5Ibidem

[6A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?