Post-scriptum sur Aerograd

par Elisabeth Boyer

LA REPETITION

La répétition des intertitres dans Aerograd est en elle-même un geste capital : une invention formelle.

Amengual, note ceci : Dovjenko a renoncé à toute ville réelle. Aerograd est à construire. En place de chanter la grandeur de sa construction, le film établira, par les moyens de la poésie, sa nécessité.” [1]

Néanmoins, l’existence des cartons n’est jamais mentionnée. Or, si l’intertitre n’est pas compté comme un des éléments de montage, comme un geste du film, de sa “poésie”, la cohérence de l’ensemble n’est plus repérable. C’est ce qui le conduit à conclure aussi sévèrement sur Aerograd : “Ce dénouement, seul moment de montage véritable du film, est paradoxalement, affligeant. La ville est absente, mais toutes les forces armées de l’URSS sont là. (...) Tous les trucages sont flagrants et pauvres.” [2]

Un carton, exposé au début, “Vive Aerograd que nous les Bolcheviks bâtirons sur le Pacifique” est repris plusieurs fois dans le film. C’est le seul trait d’existence d’Aerograd, donc une décision toute cinématographique : une fiction. Paradoxalement, comme l’écrit peut avoir valeur de loi, son existence est rendue plausible.

Aerograd est un nom en marge qui convient bien à ce lieu excentré de l’Union Soviétique, la taïga, tout en accomplissant l’idée de l’immensité du pays : “la ville de l’air”. La fiction est la liberté du cinéaste et fait loi pour le film.

Dans le long déploiement des forces aériennes, vers la fin du film, s’interposent des intertitres énormes portant des noms de régions et de villes réelles : “DONBASS”, “KIEV”, “NOVOSSIBIRSK”, “MOSCOU”, etc.…
L’immobilité des lettres, leurs caractères gras et hiératiques sont tout semblables à l’intertitre “AEROGRAD”, ils viennent “au lieu de l’Autre”. La répétition de ce mode de capture de l’écrit marque ces noms de la réalité du pays de la même trace de fiction qu’Aerograd, leur confère une indécidabilité.

Chaque ville, une à une, est mise “en fiction”, exposée à la même précarité que cette ville-qui-n’existe-pas-encore, et donc chacune est aussi “en construction”. La mise en vacillation de ces noms de ville est renforcée par leur inscription dans le montage : escadrilles d’avions anonymes dirigées de plein fouet, note tenue et unique de leur vrombissement, épreuve réitérée du vide par les sauts des parachutistes pris sur le vif depuis l’aile de l’avion.

Chaque nom est marqué du sceau de l’infini : infini des situations -chaque ville est comme reconduite au bord du vide, ce qui ouvre à un travail politique possible.
On peut dire que du “fini” s’ouvre à l’infini. Le pays ne peut se penser que dans ce multiple des situations qui se substitue à l’Idée de révolution, qui, ici, cesse d’être pensée sous l’imaginaire d’un infini-un.

Notes

[1Barthélemy Amengual, Dovjenko - Cinéma d’aujourd’hui, Seghers.

[2Ibidem