Roger and Me (Roger et moi, 1989)

Une comédie documentaire

par Annick Fiolet

Roger and Me est un film-enquête sur la ville ouvrière de Flint, ébranlée par un événement sans précédent : la fermeture d’une usine de General Motors et le licenciement de la majeure partie des ouvriers de la ville.

La vague de licenciements qui frappe gravement la ville de Flint dès le début des années quatre vingts est présentée par le film comme une catastrophe : l’image d’une tour d’usine aux initiales
G.M. qui explose et s’effondre, conjugue l’idée de la guerre, de la destruction, à celle de la chute d’un empire. Cette idée d’une guerre à l’intérieur du pays est ensuite corroborée par les séquences de dévastations : maisons abandonnées, entourées de débris divers, comme si les gens avaient fui précipitamment.

Cette catastrophe n’est pourtant pas montrée comme une fatalité mais bien comme une décision, une politique contre les ouvriers : Roger Smith annonce au journal télévisé sa décision de fermer onze des plus anciennes usines de General Motors. Un montage commenté explique clairement, avec ironie, la stratégie de Roger Smith : fermer des usines aux États-Unis, en pleine prospérité économique, pour en ouvrir au Mexique où la main d’œuvre coûte 70 cents de l’heure.

Michael Moore questionne le porte-parole de General Motors sur son directeur, le mystérieux Roger Smith, responsable du licenciement soudain de 30 000 ouvriers dans le Michigan : “Il s’inquiète autant pour ces gens que vous, ou moi.” Un plan fixe d’une photo de Roger Smith souriant devant un portrait de lui-même est alors inséré -“C’est un homme chaleureux”, Michael Moore s’interroge ironiquement, sur une photo en gros plan de Roger Smith : “Un homme chaleureux ? Il fallait que je le rencontre.” Le film prend alors la tournure d’une impossible quête, dans le secret espoir de confronter Roger Smith aux ouvriers de Flint qu’il a licenciés.

1) FLINT : UNE VILLE OUVRIERE EMBLEMATIQUE DE L’AMERIQUE.

Le film débute sur le mode du récit autobiographique, par un montage de films de Michael Moore enfant et de photos de famille, agrémentés de commentaires humoristiques qui initient la tonalité burlesque du film. Le masque grotesque, qui cache un instant le visage de Michael Moore enfant-clown, lui confère d’emblée le statut de personnage burlesque, plaçant ainsi le film dans le domaine de la fiction, et abolissant du même coup le vieux clivage documentaire/fiction. Le récit autobiographique est d’ailleurs vite interrompu par le montage surprenant d’un show musical, où trois visages de femmes en gros plan annoncent successivement la vedette avant de s’éclipser en dansant : “Pat ! Pat ! Pat Boone !” La star nationale entonne un rock entraînant qui se superpose à la voix off de Michael Moore, : “Je pensais qu’il n’y avait que trois employés chez General Motors : Pat Boone, Dinah Shore, et … mon père”(après Pat Boone on voit successivement chaque personne nommée). Succèdent des plans de ville, peuplée de voitures et de passants, et un plan des ouvriers entrant ou sortant d’une usine : “Notre ville, Flint, Michigan, était le berceau de General Motors, la plus grande entreprise automobile du monde.” La voix off commente ensuite le montage des diverses productions de General Motors : Buick, Chevrolet, Cadillac, les bougies AC. L’enchaînement s’effectue sur une bande d’actualité qui présente la grande parade à Flint en l’honneur des cinquante ans de General Motors : Zorro et le sergent Garcia sur un char, suivi de Miss America, le président de General Motors de l’époque, une parade d’ouvriers chantant “Team work ! / Le travail d’équipe !”.

L’ouvrier, le père ouvrier, visage anonyme, constitue le point de pivot avec le défilé des emblèmes américains (General Motors -la grande industrie à son apogée, Miss America). Cette apparition du père ouvrier reprend le fil autobiographique en l’abstrayant : le père de Michael Moore devient emblématique des ouvriers et atteste en même temps la fidélité de Michael Moore à cette filiation, cet héritage ouvrier, même s’il n’en est pas un lui-même. En mettant un ouvrier sur le même plan que deux stars le film construit une égalité démocratique, donnant un statut de star aux ouvriers du film.

Michael Moore est le seul membre de sa famille à ne pas être ouvrier chez General Motors : outre son père, qui a travaillé sur la chaîne de bougies AC pendant trente-trois ans, il cite son oncle (photo de lui en uniforme de la Navy), qui a participé aux grandes grèves de 1936-37 qui ont fait plier General Motors après l’occupation d’une usine pendant quarante-quatre jours, marquant la naissance du syndicat automobile U.A.W.

Tout comme l’ouvrier a été élevé au rang de star, la capacité ouvrière est tout de suite mise en contrepoint de la puissance industrielle. La puissance ouvrière est clairement montrée comme ce qui a donné naissance au syndicat et non l’inverse. Ainsi la ville de Flint apparaît comme un lieu emblématique à la fois de l’Amérique industrielle à son apogée et d’une figure ouvrière autrefois forte.
Le film procède donc par le montage à une intrication entre la ville de Flint, présentée comme ville ouvrière, les ouvriers, considérés comme figure subjective puissante, et l’Amérique, à travers l’image à la fois glamour et triomphante qu’elle expose au monde.

Cette introduction par le biais familial de la connexion entre la ville de Flint et l’Amérique renoue avec l’Americana [1], s’adossant ainsi à l’histoire du cinéma. Dans l’Americana la sphère familiale n’est qu’une manière d’aborder de l’intérieur, c’est-à-dire du point de vue du peuple, des gens, et non du point de vue de l’État, la question de l’histoire des États Unis et de l’identité américaine.

C’est dans cette même optique que le retour de Michael Moore à Flint après son échec journalistique à San Francisco est mis en fiction par le montage d’un extrait de film : les retrouvailles d’un fils avec sa famille. Le cliché est détourné de sa fonction première puisque l’image convenue des retrouvailles surgit ici de façon inattendue et devient du coup parodique. L’effet comique découle de l’exposition de la distance que Michael Moore prend avec lui-même et le sentimentalisme familial. Cette distance humoristique induit la portée universelle de l’ouverture autobiographique et la démarque absolument de la pure exposition du moi.
Le sujet du film est ainsi esquissé dès les premières minutes du film : l’ouverture sur le mode de la chronique familiale n’a d’autre objectif que de servir de point d’appui à un questionnement de l’Amérique du point de vue du peuple, où l’existence possible d’une figure ouvrière est centrale.

2) UN PRINCIPE DU FILM : FAIRE EXISTER LES OUVRIERS.

Les ouvriers invisibles

La figure ouvrière apparaît dans le film en creux, comme ce qui résiste à la persécution du peuple, politique orchestrée à la fois par l’État, les grandes industries, dont nous verrons que le syndicat constitue un des piliers, et également les médias. Le film souligne à plusieurs reprises cette volonté d’anéantissement qui en passe par une soustraction de l’ouvrier et de son image :
-l’usine est transformée en site touristique à la gloire de l’industrie, où l’ouvrier est représenté comme une sorte d’antiquité -une marionnette qui chante, dépossédée de ce qui constitue son essence : son travail, prétendument confié à une machine censée représenter l’avenir, le progrès.
-Cette disparition organisée de l’ouvrier préside également à la politique d’expulsion et de délogement des pauvres de la ville, conjointe à l’opération coûteuse de transfiguration de la ville (créations de parcs d’attractions, d’hôtels de luxe, de centres commerciaux, d’une nouvelle prison, qui tentent de combler le manque de l’usine).
-Le syndicat participe également activement à occulter les ouvriers : Michael Moore tente de parler à des ouvriers aux fenêtres d’une usine et se fait évincer sèchement par une femme que l’on prend pour une vigile, et qui s’avère être leur porte-parole, mais refuse elle-même de discuter avec lui. La scène donne l’impression que les ouvriers sont véritablement pris en otage dans l’usine : on aperçoit cependant quelques ouvriers aux fenêtres, que le film au minimum rend visibles contre la volonté des syndicats de les maintenir dans l’ombre. L’équipe finit par se faire refouler par un vigile de General Motors (ou peut-être un syndicaliste, tant leurs rôles sont interchangeables).

Ainsi la volonté de Michael Moore de rencontrer une résistance aux licenciements, sa quête d’une subjectivité ouvrière est totalement anéantie par le syndicat qui joue amplement son rôle de collaborateur de General Motors.

Michael Moore personnage burlesque et figure subjective

Michael Moore s’engage contre cette politique d’effacement des ouvriers : déjà lors de sa brève expérience de journaliste à San Francisco il veut publier une enquête sur les ouvriers, qu’il se voit contraint de remplacer par une enquête sur les tisanes ; il propose alors de mettre un ouvrier en couverture, image emblématique de l’homme au casque, qui est également refusée et provoque le renvoi de Michael Moore [2]. Cette couverture censurée, cette image considérée comme obscène, ou simplement pas assez commerciale, le film nous la montre, et contribue au geste de tirer l’ouvrier vers la lumière, hors du néant. Cette censure de l’ouvrier est à l’origine du retour de Michael Moore à Flint, elle apparaît comme l’origine de son engagement politique dans la situation désastreuse des licenciements massifs.

Michael Moore se pose au début comme personnage burlesque, par l’humour, la singularité du physique et la démarche nonchalante : sa corpulence et son visage jouflu évoque le personnage de Hardy du fameux tandem Laurel et Hardy. Le jeu burlesque est lui-même repris dans la scène d’essayage des tissus de couleurs : on retrouve le plaisir de la grimace et le goût du déguisement.

Ce personnage tente ainsi de déstabiliser une situation figée : ses tentatives de forcer les portes qui lui sont fermées relèvent de ce principe, il essaie d’entamer une organisation, de contraindre un espace, d’être là où il ne doit pas être. Il échoue certes à gravir les quatorze étages qui le séparent de Roger Smith, mais sa présence même crée de l’insolite, et provoque une confrontation. Ses réparties elles-mêmes dénotent un décalage par rapport à l’organisation rigide des rapports sociaux : il tend une carte de fidélité à un fast food en guise de carte professionnelle. La carte de fast food est un attribut typique de l’américain moyen, elle confère au personnage sa dimension populaire, ce qui rend son geste presque obscène, puisqu’il révèle l’incongruité de sa présence dans un univers dont il ne fait pas partie. Le sérieux et le stress des surveillants tranchent avec la désinvolture de Michael Moore. Cette scène s’inscrit bien dans le droit fil du burlesque, puisqu’elle oppose une figure du peuple avec des personnages hostiles qui exigent qu’il justifie sa présence dans un espace qui lui est interdit.

Michael Moore conjoint la figure transversale du personnage burlesque avec un pur tracé subjectif, désigné comme tel dans la scène où son parcours est représenté par une ligne sur la carte des États-Unis, sur la musique épique de l’ouverture de Guillaume Tell (cliché musical comique repris des dessins animés de Tex Avery). Cette quête n’est pas tant une poursuite de Roger Smith, qui se contente finalement d’être le contrepoint de la quête véritable, celle des traces d’une figure ouvrière, comme on recherche des survivants après un cataclysme.

3) QUELLE AMERIQUE ?

Violence du montage

Tout le film se compose d’un vaste montage alterné où sont confrontés d’une part le réel de la situation des ouvriers et les conséquences de la misère à Flint, d’autre part la réalité de la prospérité économique. L’alternance se produit souvent sur un mode brutal, qui rend sensible la violence de la politique dévastatrice qui s’abat sur la ville.

Ainsi la scène de la pizzeria où Reagan a invité quelques chômeurs pour les éclairer de ses judicieux conseils, est montée cut avec une partie de hockey sur gazon : dans la première scène la musique est très guillerette, par écho humoristique à la volonté étatique de dynamiser ses chômeurs, dans la seconde, une musique élégiaque lui confère une atmosphère de douce harmonie et transforme le jeu en un gracieux ballet. Le contraste musical est renforcé par l’écart entre le dernier plan de la pizzeria, la sortie de secours, décor intérieur vide, étouffant, d’une banalité affligeante -le seul chômeur à avoir tiré parti de la visite de Reagan est celui qui s’est esquivé par là avec la caisse de la pizzeria-, et l’étendue verdoyante sous le ciel azuré qui atteste que tout le monde n’a pas le même horizon dans le pays.

Ce montage heurté entre les chômeurs et le monde des riches pourrait apparaître de prime abord comme l’exposition imagée d’un antagonisme social, auquel bon nombre de films se cantonnent, s’il n’était entièrement traversé et corrodé de l’intérieur par l’enquête de Michael Moore, qui provoque les prises de paroles et brouille ainsi une imagerie trop simpliste. Le montage parallèle est ainsi finement intriqué à un montage interne de déclarations et d’actes qui définissent deux camps.

Ainsi dans la séquence de la pizzeria les interventions des ouvriers ne sont-elles pas toutes équivalentes, leurs déclarations témoignent de leur rapport à l’État :
-certains se contentent de jouer le rôle qui leur a été attribué par la mise en scène reaganienne : un homme expose les bons conseils donnés par le président, une femme se déclare satisfaite de la simple écoute accordée par Reagan, qui a consenti à venir au devant de gens simples.
-une femme, isolée par le cadrage, s’insurge au contraire contre la fausse solution proposée par l’État -immigrer au Texas pour trouver du travail- et explique qu’elle ne peut quitter sa maison et emmener seule ses deux enfants, dans la perspective hypothétique d’un nouvel emploi.

Le film lui-même prend position en montrant les ouvriers qui ne collaborent pas à l’image idéologique de l’État sauveur, qui fait de Reagan son symbole héroïque : une photo de Reagan est recadrée pour mettre l’accent sur le regard dubitatif de sa voisine de gauche, la femme rebelle, et le regard détourné et assombri de son voisin de droite, un ouvrier noir. Michael Moore se constitue lui-même dans le camp du peuple en sortant de l’espace de la mise en scène étatique pour cadrer la porte de sortie, afin de s’extraire littéralement du carcan, pour déclarer qu’aucun des chômeurs de la pizzeria n’a par la suite retrouvé du travail, attestant par là qu’il n’y a rien à attendre de l’État, qu’il faut compter sur ses propres forces.

La partie de hockey tranche avec cette séquence et la clôt tout en ouvrant à un autre lieu : la “Gatsby Party”. Des ouvriers ont été embauchés pour l’occasion, costumés façon années trente ils posent comme statues vivantes pour agrémenter le décor : la caméra s’arrête sur deux Noirs, un homme et une femme, parfaitement immobiles. Le plan suivant montre des gens également costumés et statiques, que l’on prend également pour des figurants avant qu’ils ne déclarent leurs positions sur la situation : une femme énumère les points positifs de Flint (“Il y a le ballet …tes enfants y vont. Le hockey”). Un homme est ébahi par l’ampleur du boom économique : “ C’est une révolution industrielle. (…) L’acier ! Nous avons réinventé la roue.” L’indistinction première entre les tenants de la glorification économique et les ouvriers déguisés en bourgeois, littéralement objectivés par les autres, produit l’idée de l’impossibilité d’un discernement politique sur les apparences : seuls les actes et les discours permettent de discerner la présence de camps antagonistes.

Ce discours basé uniquement sur la croissance économique est corrélé à celui du porte-parole de General Motors, Tom Kay, qui revient à plusieurs reprises, filmé en plan fixe dans son bureau étriqué, sur fond de stores fermés : c’est le discours classique de la fatalité de l’économie de marché où les entreprises sont condamnées à accroître leur bénéfices, à tout prix, même s’il faut pour cela licencier 10 000, 20 000, 30 000, voire tous les ouvriers d’une ville [3]. De même Pat Boone, la star officielle de General Motors, à qui Michael Moore demande qui est responsable de la catastrophe : “Personne, General Motors n’a aucune envie de licencier des ouvriers”, puis ce qu’il pense de Roger Smith : “C’est un sacré type ! C’est un battant !” . Le gouverneur du Michigan s’inscrit également dans cette lignée : la fermeture des usines constitue un événement tragique, mais une nouvelle grève serait inutile.

Par l’écho qu’il construit entre les différents discours, le film fait affleurer un camp extensif qui rassemble General Motors, l’État, et certains acteurs de l’expansion économique, et atteste de l’existence réelle d’une politique commune.

Dans la série de heurts créés par le montage on peut également citer le couronnement de Miss Michigan en Miss America, monté cut avec le plan du shérif-adjoint qui frappe bruyamment à une porte et expulse les locataires en retard de paiement. Là encore l’effet de choc du montage provient surtout de la bande-son : le triomphe pailleté est baigné d’une voix doucereuse “Here she comes, Miss America”, alors que le méfait du shérif est accompagné d’aboiements de chiens. Les chiens n’apparaissent jamais dans le même plan que le shérif, il est donc impossible de savoir s’il s’agit d’un heureux hasard en prise directe ou d’un montage sonore et visuel intégral délibérément ajouté par le cinéaste : l’effet est le même dans les deux cas, il caractérise la violence de l’acte. Mais là encore le cinéaste ne se contente pas de souligner l’écart : avant l’élection, Miss Michigan a été interviewée lors de sa parade dans Flint ; ses propos restent dans un apitoiement de bon ton, elle est triste pour les chômeurs et espère que sa présence parmi eux leur donne quelque courage, mais elle déclare ensuite vouloir rester neutre (pour ne pas nuire à sa carrière de Miss), et son dernier souhait ne concerne nullement les ouvriers mais sa propre future élection de Miss America. Son intervention purement sentimentale est en définitive indifférente : considérée avec l’ensemble des autres discours cette position indifférente est rattachée au camp de l’objectivisme économique. Michael Moore insiste en effet sur l’indécence qu’il y a à défiler en symbole souriant du “tout va bien” devant des milliers de chômeurs : il n’y a aucune neutralité possible.

Image et son.

Le montage interne le plus évident est celui qui reprend le même principe de contraste violent mais cette fois entre le son et l’image. Un ouvrier licencié témoigne du jour où il a craqué sur la chaîne, ayant déjà été licencié cinq fois et vivant dans la peur d’un nouveau licenciement : il rentre chez lui et tombe sur une chanson des Beach Boys à la radio, dont le message utopique et joyeux ne cadre plus du tout avec sa situation présente. La musique commence sur les derniers propos de l’ouvrier et la chanson démarre avec un coup de batterie, “Would’nt it be nice”, sur des travellings enchaînés sur des maisons de Flint à l’abandon, les commerces à vendre et les rues désertes, avec des inserts de gros plans de rats et des premières pages de journaux annonçant des chiffres croissants de licenciement. [4] Les plans de rats sont commentés par des extraits d’actualités qui soulignent l’état de totale insalubrité de la ville : suite à l’espacement progressif du ramassage d’ordures, la population des rats a augmenté au point de dépasser celle des hommes. Cette image de l’Amérique laissée aux rats produit l’impression d’un anachronisme fantastique. On mesure l’ampleur de la catastrophe si on compare cette séquence avec les images de Flint présentées au début du film : une ville prospère et peuplée d’une foule dense.

Le témoignage de l’ouvrier constitue une introduction primordiale car il empêche que les chiffres donnés par les journaux restent des données abstraites, comme elles le sont pour les dirigeants de General Motors qui jonglent sans peine avec les millions de chômeurs. De même les images des maisons abandonnées et des rues désertes sont perçues comme une amplification de la situation personnelle, concrète, de l’ouvrier qui a parlé : la parole donne corps à des scènes qui excèdent dès lors une simple imagerie de la misère. Le montage musical est lui-même ambigu, entre d’une part une ironie amère liée au décalage entre la misère et la variété joyeuse (c’est ce qu’a ressenti l’ouvrier) et d’autre part une force utopique qui, parce qu’elle est celle du film, renonce au simple constat de la situation pour en forcer les possibles, pour déclarer qu’il n’y a pas de fatalité : les licenciements sont l’œuvre d’une décision, d’une politique délibérée, il y a réellement autre chose de possible. La chanson, que l’on entendra à nouveau au générique final, concentre la force motrice de l’engagement de Michael Moore : “Wouldn’t it be nice if …”

4) INCONSISTANCE DE LA CLASSE OUVRIERE.

La position du syndicat est déclarée par son président lors de la grande parade de Flint, divertissement donné au peuple pour lui faire oublier sa misère et le garder de toute action politique. Interviewé par Michael Moore il adopte le classique discours réaliste : “On ne peut empêcher la fermeture des usines (…) une grève ne servirait à rien.” Son discours est monté en alternance avec le défilé du syndicat (majorettes en maillot se trémoussant avec conviction) et deux interventions d’un jeune ouvrier : “Le problème c’est que trop de types du syndicat sont amis avec la direction ” (…) “Certains ont l’heure exacte, d’autres non !” Le film souligne l’écart entre la voix du peuple et la corruption de ses prétendus représentants. Le syndicat peut donc apparaître
comme une figure de trahison, par le fait qu’il prétend être porteur des revendications ouvrières, pourtant la métaphore temporelle marque bien la disjonction totale entre les ouvriers et le syndicat, comme s’ils existaient dans des mondes parallèles et ne pouvaient se rencontrer à aucun moment [5].

Le film, par petites touches, expose la fonction d’usurpateur du syndicat, dont la conséquence désastreuse est de neutraliser l’émergence d’une politique des ouvriers eux-mêmes : ainsi on voit défiler seulement quatre ouvriers lors de la fermeture de l’usine qui avait été occupée par les ouvriers lors des grandes grèves de 1937. Le film avère ainsi la désagrégation de la lutte des classes où la politique est entièrement remise par les gens dans les mains d’un syndicat. Il pointe ici l’absence d’une figure ouvrière en capacité de réagir politiquement, sans recours à aucun syndicat, aux fermetures d’usines.

Outre le syndicat, la notion de classe ouvrière est ébranlée par les témoignages d’anciens ouvriers dont le nouvel emploi contribue activement à la persécution des chômeurs de Flint : les gardiens de prison et le shérif adjoint, Fred Ross.

Un des ouvriers devenu gardien de prison se déclare pleinement satisfait de son travail : il le trouve même plus confortable que son ancien travail d’usine, même s’il regrette d’avoir à mettre sous les verrous bon nombre de ses anciens collègues. En effet le film monte diverses sources, actualités télévisées, journaux, où il est question de la montée en flèche de la criminalité, au point que la construction d’une nouvelle prison s’est avérée nécessaire. L’interview des gardiens s’achève sur une altercation entre des gardiens et un détenu, caché dans l’ombre de sa cellule, dont on entend seulement les cris de protestation. La violence contenue de la scène donne la mesure de la décision qui préside au choix d’un pareil métier, choix délibéré du camp de l’État contre celui du peuple.

Le shérif-adjoint se trouve dans une position similaire et correspond au même profil : ancien ouvrier lui-même il n’a pourtant pas attendu la vague de licenciement pour quitter l’usine. Lui aussi ne regrette en rien son passé d’ouvrier et compare l’usine à une prison. On perçoit dès lors qu’il est erroné de parler pour eux de figures de traîtres, car il n’y a pas pour eux rupture mais bien continuité : leur absence totale de subjectivité dans le travail d’usine en faisait déjà des ouvriers voués à l’inconsistance, n’attendant qu’une occasion pour changer de statut. Le shérif adjoint n’a d’ailleurs de cesse de proclamer son innocence : il suit des directives, ce n’est pas lui qui décide, il traite les gens humainement, il expulse comme il aimerait être expulsé lui-même. Malgré lui une certaine détermination transparaît dans l’accomplissement de sa tâche : lorsqu’il échoue à expulser une femme et son enfant après qu’elle se soit arrangée in extremis avec le propriétaire, il déclare à Michael Moore que ce n’est que partie remise et qu’à coup sûr il l’expulsera prochainement. Le film saisit ainsi tout l’écart entre son discours justificatif -c’est un travail comme un autre, quelqu’un doit le faire- et le zèle réel qu’il déploie pour l’accomplir.

L’existence de tels ouvriers avère la non-pertinence de l’existence d’une classe ouvrière : il n’y a aucune évidence à ce qu’on appelait communément conscience de classe.

Vers la fin du film, la dernière scène d’expulsion est montée avec le discours off de Roger Smith lors de la célébration de Noël par General Motors, où il est question de neige, de bons sentiments et de dinde aux marrons. Le clou de ce discours d’un paternalisme anachronique est une citation de Charles Dickens, un extrait d’Un chant de Noël : “J’ai toujours considéré le jour de Noël comme un jour de bienveillance, un jour de pardon, de charité, de plaisir (…) [6], C’est pourquoi (…) quoiqu’il n’ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d’or ou d’argent, je crois que Noël m’a fait vraiment du bien et qu’il m’en fera encore ; aussi je répète : vive Noël !”Dans le conte ces paroles sont adressées par son neveu à Scrooge, un vieil oncle avare, auquel Roger Smith aurait put s’identifier davantage. Il s’approprie l’écrivain des pauvres par excellence, alors qu’il est lui-même l’instigateur d’un conte amer à la Dickens : son discours cynique s’inscrit ironiquement sur les images d’une famille évacuée, du sapin de Noël couché dehors (le shérif recommande de ne pas l’abîmer), d’une femme jetée à la rue avec ses petits enfants.

Ce montage marque la continuité, le lien entre l’humanisme bon teint de Roger Smith et du shérif, où l’acte violent de l’expulsion apparaît comme l’aboutissement logique d’une politique délibérée. Après ce discours de Noël, Michael Moore réussit à approcher Roger Smith et lui demande ce qu’il pense des expulsions de chômeurs à Flint, la veille de Noël : “Je ne suis pas responsable, il faut s’adresser aux propriétaires”. Cette réplique entre en résonance avec le déni de responsabilité du shérif. Michael Moore joue un peu le rôle du spectre du conte de Dickens en poursuivant sans relâche Roger Smith pour lui faire admettre ses fautes et les étaler au grand jour. Par sa ténacité il a réussi l’impossible -approcher l’inaccessible Roger-, et ouvre ainsi la voie d’une politique possible, dont la première étape consiste justement à entrer en confrontation avec les instigateurs de la politique désastreuse qui a œuvré à la destruction de Flint.

Le travail

Le film tisse une figure ouvrière en mettant en scène des rencontres de subjectivité multiples.
Michael Moore réussit tout de même à entrer dans une autre usine qui ferme et filme la fabrication du dernier camion : on voit un ouvrier guider d’en haut la pose de la carrosserie sur le châssis, d’autres ouvriers l’ajustent, un autre s’active sous la voiture. Sur les côtés des ouvriers applaudissent le travail achevé puis la caméra se détourne vers un contestataire qui ne comprend pas : “Pourquoi ils applaudissent ? Ils viennent de perdre leur travail.” Cette dernière réplique provoque la pensée : si les ouvriers n’applaudissent pas General Motors, ce qui effectivement serait absurde, c’est qu’il s’applaudissent eux-mêmes, car personne ne le fera à leur place. Ils rendent hommage à la tâche accomplie, leur enthousiasme est corrélatif à toute une vie de travail, pas seulement au montage du dernier camion, et dénote la fierté du travail. Cette subjectivité dans un travail manuel constitue “l’âme” des ouvriers, elle est ce qui leur reste de plus précieux justement au moment où on leur retire leur emploi.

En quête de l’âme perdue de Flint, Michael Moore va rencontrer plusieurs personnes qui tentent de s’en sortir, de tenir bon et de travailler à Flint.
Avec “la femme aux lapins” c’est le surgissement incongru de la campagne à la ville, l’idée du paysan qui se superpose à celle d’ouvrier, cette femme intrépide se présente comme une sorte de paysanne autodidacte qui vend des lapins “pets or meat” (de compagnie ou à manger) : ses gestes maladroits pour tuer le lapin, qu’elle doit frapper à deux reprises, accusent son inexpérience mais donnent la mesure de son courage à se lancer seule dans une entreprise d’élevage d’abattage et de dépeçage, qui dégoûte souvent les gens des villes. Il n’y a chez elle ni sentimentalisme, ni sadisme (elle caresse affectueusement son futur dîner avec un commentaire réaliste “He doesn’t know” (il ne sait pas), mais bien plutôt la volonté d’effectuer un travail vital qu’elle a créé elle-même. Michael Moore retourne la voir plus tard, elle explique alors ses difficultés inhérentes aux exigences des services d’hygiène : la nécessité de construire un local avec deux bacs pour le dépeçage des animaux, jusqu’ici simplement attachés par les pattes à une branche d’arbre, à la mode paysanne. Elle déclare ensuite sa volonté de reprendre des études vétérinaires afin de se former réellement au métier qu’elle s’est choisie par la force des choses. Ainsi toute l’attitude de cette femme déploie la naissance d’une subjectivité pour un travail nouveau, aux antipodes d’une lamentation sur sa condition misérable, bien qu’elle fasse part de ses difficultés multiples.

Avec “la femme aux couleurs”, il s’agit d’un autre travail, inattendu : Janet a suivi une formation d’harmonie de couleurs pour vendre à domicile ses conseils vestimentaires. On assiste à une réunion de femmes à qui elle présente les grands principes : les couleurs doivent s’accorder aux teints de peau qui se définissent en quatre catégories : hiver, printemps, été, automne. L’essayage probant d’un tissu sur une femme montre effectivement que la couleur orange lui sied mal alors que le rose lui va à ravir. L’ampleur de son engagement subjectif apparaît lorsqu’elle recontacte par la suite Michael Moore, réellement catastrophée, car après un nouveau stage elle a découvert qu’elle s’était trompée sur sa propre saison : elle est donc partie prenante et convaincue du bien fondé de sa science et ne cherche nullement à tromper les gogos pour leur vendre n’importe quoi comme cela est le cas pour certains vendeurs de ce type. Michael Moore pour la réconforter se prête au jeu et nous présente sa face réjouie parée de rose : par ce geste il prend acte de la subjectivité réelle de Janet et participe de sa personne à la reprise du travail.

La fermeture des usines est exposée par le film comme un désastre avéré. L’ampleur de la catastrophe est corrélée à la collaboration du syndicat U.A.W. avec General Motors : son désengagement sur cette question constitue en vérité une politique délibérée. La disjonction radicale entre le syndicat et le peuple achève de démanteler l’ancienne conception de la politique en terme de lutte de classes.

La figure ouvrière n’est pas représentable en soi, le film lui-même la construit par les rencontres qu’il organise entre un personnage transversal, un non-ouvrier, chevalier burlesque en quête d’un graal moderne, avec d’autres points épars de subjectivité : Ici c’est la subjectivité qui se donne dans le travail, la capacité de chacun de trouver des solutions nouvelles et inattendues, alors que les conditions sont les plus précaires, qui insuffle au film un principe d’espoir dans la capacité des gens à trouver de nouvelles voies politiques pour résister à la sauvagerie de l’économie de marché. Le film, peu à peu, décante la massivité uniforme de la classe ouvrière pour traquer le rare, le singulier, pour suggérer la possibilité que se déploie une figure ouvrière subjective capable de se confronter, comme le fait Michael Moore, aux instigateurs de la politique de fermetures d’usines.

Notes

[1Genre méconnu en Europe qui traite de l’identité américaine à travers une chronique familiale dans une situation historique déterminée. Initié par Naissance d’une nation (D. W. Griffith, 1915), on peut également citer comme exemple célèbre Autant en emporte le vent, (Gone With The Wind, Flemming, 1939), mais également de nombreux films d’Henry King - L’incendie de Chicago (In Old Chicago, 1938), Wait ’til the Sun Shines Nelly, 1952) ou de John Ford -Le monde en marche (The World Moves On, 1934) Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940).

[2Dans une interview Michael Moore explique que c’est pour une autre raison en réalité qu’il s’est fait licencié, ce qui atteste une fois encore de la liberté qu’il prend avec la réalité pour proposée une fiction construite, un point de vue subjectif, une invention artistique.

[3Le film conclura ironiquement ce discours par l’annonce du propre licenciement de Tom Kay, dans le générique final, renvoi dont il a lui-même théorisé la nécessité.

[4Le film crée également un parallèle avec les belles villas de Grosse Pointe, où Michael Moore poursuit justement sa quête de Roger Smith, et qui s’achève sur un plan fixe du paradisiaque Grosse Pointe’s Yacht Club : la reprise d’une succession de travellings enchaînés renouvelle l’idée de l’écart extrême entre les très riches et les très pauvres. La totale absence de repères qui permettraient de situer les lieux les uns par rapport aux autres produit l’idée d’une disjonction en même temps que d’une proximité de ces deux Amériques.

[5Cette mise en scène de la vacuité carnavalesque du syndicat fait resurgir le souvenir d’un film plus ancien -Pajama game (Pique-nique en pyjama, Stanley Donen, 1957) : dans ce film où des ouvriers revendiquaient une augmentation de “seven and a half cents” (7 1/2 cents), le final met en scène une fausse victoire syndicale. Le patron finit par faire mine de céder et accorde l’augmentation, sous réserve que ne soit pas exigée de rétroaction (on sait en effet qu’il l’a déjà comptabilisée et empochée depuis six mois) : la voix d’une ouvrière s’élève néanmoins -“We don’t give up anything ! (on ne cède sur rien !)”, aussitôt recouverte par un brouhaha de trompettes et de cris “We win ! (On a gagné !)”. Le film accorde sa place à cette voix menue qui surgit à contre-courant. Cette ouvrière qui s’insurge est une grosse femme sympathique dont c’est la deuxième prise de position contre le syndicat : lors d’une réunion syndicale elle demande que le syndicat agisse pour la réintégration de Babe Williams (l’héroïne, chef du comité de réclamations), qui vient d’être licenciée après une action de ralentissement du travail -“Slow down !”- et un sabotage. Le syndicaliste en chef s’oppose à toute action, arguant que Babe a reconnu avoir nui à l’entreprise. Il n’est pas anodin que ce soit également lui qui censure cette sympathique ouvrière en lui reprochant son amour de la bière. C’est ce même personnage qui, au début du film refoule un ouvrier qui suggère une grève, expliquant que ce n’est pas le bon moment, qu’il est trop tôt, cliché de la réponse syndicale aux revendications des ouvriers. (Cf. L’art du cinéma n°10 -“Gestes”.)

[6le seul, dans le long calendrier de l’année où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs cœurs et voir dans les gens au-dessous d’eux de vrai compagnons de voyages sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de créatures marchant vers un autre but.” Ce passage du texte a été coupé dans le discours de Roger Smith.