L’homme de marbre (1976) d’Andrzej Wajda
Ouvrier : marbre vivant
par Charles Foulon
Ce film est un questionnement, il questionne la subjectivité d’une statue. Celle-ci nous apparaît au prégénérique, magnifiée par le regard étonné, émerveillé du modèle : l’ouvrier Birkut. Plus de vingt ans après, une jeune cinéaste de vingt quatre ans, Agnieszka désire réaliser son film de fin d’études sur cette statue. Agnieszka sera notre guide, le personnage décidé à mener, à construire un processus de réincarnation de cette statue. C’est là tout l’enjeu de son projet : rencontrer l’homme réel de cette statue. L’enjeu du film de Wajda est d’interroger les représentations de la figure ouvrière, de les mettre à l’épreuve du réel. Le film opère l’évidement de la substance ouvrière en creusant le marbre pour faire place à l’idée. En d’autres termes, il pose la question : cette statue nous parle-t-elle encore ? Si oui, de quoi parle-t-elle ?
L’ouvrier dont l’Etat va faire une statue, ici, est un personnage que nous allons découvrir avec la jeune cinéaste Agnieszka tout au long du film. Le prégénérique nous le montre officiel, opaque, parce qu’image, noire et blanche, en résumé rapide de son ascension et de sa chute. Il est filmé souvent au sommet des estrades, des regards, l’égal d’un gouvernant, jusqu’à la descente de son immense portrait, brusque descente, puis disparition. C’est précisément à partir de cette disparition qu’Agnieszka apparaît, discutant fermement avec le directeur-censeur des programmes audiovisuels, le long d’un couloir interminable. L’obstination de la décision d’Agnieszka lance le film. C’est à partir de son regard, de sa parole décidés que Wajda affiche le générique, inscrit le titre "L’homme de marbre" sur Agnieszka debout, les pieds ancrés dans le sol de son pays, les mains sur les hanches, geste de décision de quelqu’un qui commence un combat.
Le passé et le présent sont dès ce générique impressionnés l’un sur l’autre, présentant déjà deux thèmes : L’Homme et une femme d’une part, le marbre et la chair d’autre part. Cet Homme est un pur nom, une abstraction sans corps. Cette femme est un corps, un mouvement rapide, une marche qu’on croirait infatigable. Ce corps vient s’arrêter, se planter là à la rencontre de ce nom, pourrait-on dire, générique. Ce marbre évoque la pierre, l’ancrage lui aussi mais dans la fixité, la matière noble quoique dure et froide. La chair, ce sont les gestes de la jeune femme, c’est son corps entier sur l’écran, sa posture, sa stature. Le deux ici produit, l’est aussi par le montage du noir et blanc et de la couleur, par les musiques, celles officielles et pompeuses et celles du monde contemporain, une sorte de musique pop, qui marque par son impureté, par son côté non-artistique affiché.
Ce générique nous emmène à travers la ville, une ville moderne, jusqu’au musée. Agnieszka et son équipe, un cameraman, un preneur de sons, un chauffeur, entrent dans ce musée massif qui donne l’impression d’être fermé. La traversée de toutes les salles d’exposition est impressionnante : la jeune femme mène la marche, sachant exactement où elle va, frénétiquement, son équipe et la secrétaire du musée ont peine à la suivre. La musique pop semble souligner la jeunesse pleine de désirs d’Agnieszka.
Avant cette traversée, la secrétaire pose la question du scénario : est-il écrit ? Le directeur du musée peut-il le lire ? Comme si la question interrogeait directement le film de Wajda. En effet, jusque là, L’homme de marbre ne convoque nul genre cinématographique, nulle histoire typifiée, où le spectateur pourrait déjà se repérer quant à la suite. Agnieszka répond oui, affirme l’histoire possible du film de Wajda. Le oui est une décision du personnage, mais qui porte aussi au-delà de son film de fin d’études. La jeune femme est le seul élément du film qui va faire lien de tous les autres. Pour cette raison, Wajda la filmera comme une figure de la décision. Elle est aussi l’idée d’une longue marche.
En traversant les salles du musée, Wajda filme l’imagerie exposée : les tableaux sont comme soustraits à l’art de la peinture. Ce montage d’images n’illustre aucune signification, c’est plutôt une revisite des images figées du passé. Strictement, ce qu’on voit, c’est une traversée des images qui dissout l’univocité. Le seul personnage qui s’arrête devant les tableaux, est l’homme des images, le cameraman. Agnieszka, par contre, ne s’arrête sur aucune image jusqu’au grenier du musée. Elle sait que là est son point de départ. Et il faut entrer dans cette obscurité avec ruse et clandestinité forcées.
Derrière les grilles sont entreposées des dizaines de statues. Le regard éclatant d’Agnieszka leur donne vie, tout à coup un chant surgit des profondeurs refoulées de l’Histoire. Les statues semblent une foule endormie, qu’un geste, un regard, viendraient réveiller. La jeune cinéaste a le regard fasciné par cette foule de figures du passé qu’elle ne connaît pas. Son regard est dénué de toute nostalgie, car elle voit ce qu’il y a de présent, d’obstinément présent dans ces figure fixes, oubliées et interdites au regard, qui peuplent ce grenier sombre.
Là elle découvre l’homme de marbre : cette statue gît, inerte, renversée. Elle s’empare de la caméra avec colère, car elle seule porte un regard sur ce passé. Colère contre le cameraman qui argue du manque de lumière, Agnieszka veut au contraire filmer cette obscurité. Prenant la caméra à bras le corps, elle grimpe, chevauche l’homme de marbre. Son geste n’est pas sensuel, il est plutôt sauvage, sexuel, brut. Elle filme son visage abstrait dans l’acte très concret du corps à corps. Pourtant la statue reste impassible, reste de marbre face à cet assaut. La question de l’amour restera en suspens, invisible.
On remarquera tout au long du film que le point de vue de la caméra de Wajda ne coïncide presque jamais avec celui d’Agnieszka. Wajda filme quelqu’un qui filme, sans s’y confondre. Ici encore un double regard. La distance avec le personnage principal est sans cesse montrée, produite. L’identification est empêchée, le rapport avec le personnage est laissé à la libre décision du spectateur. Certains d’ailleurs voient en Agnieszka, une femme-furie, presque odieuse, d’autres la regardent avec admiration, avec amour aussi. Wajda fait par là le bilan du cinéma réaliste socialiste, où c’est par l’adhésion au personnage central, positivé, héroïsé qu’on peut entrer dans le sujet de ce type de cinéma. Les esprits censeurs diront que l’adhésion est une forme de propagande, donc de manipulation. Wajda divise cette opinion, nous le verrons par la suite, car Birkut n’est pas un personnage vide, il porte déjà en lui l’idéal communiste. Il ne s’agit pas de s’identifier, mais de penser cette identification à cet idéal, d’identifier le rapport d’un symbole fixe, d’un temps révolu au réel de toutes époques, de tous lieux. Il s’agit de penser le rapport entre la singularité Birkut et l’universalité de l’homme de marbre. Le film de Wajda est tout sauf révisionniste.
Donc, après la statue, Agnieszka interroge le cinéma lui-même, elle se retrouve comme nous dans une salle obscure et voit les premiers films de Burski. Celui-ci, nous le verrons par la suite, est à cette époque un jeune cinéaste ambitieux, voire arriviste car il réalise des films selon l’esthétique étatique pour sa propre ambition. Là nous voyons quelques séquences abandonnées (abandonnées par Burski, car ces séquences nous montrent le réel du travail ainsi qu’une révolte : ces deux moments se soustraient au réalisme socialiste, donc sont incompatibles avec la volonté de soumission de Burski). Apparaît la silhouette de Birkut. Dès son essai-interrogatoire, l’ouvrier n’est plus une silhouette, mais un véritable personnage. Tout de suite, le visage, les gestes, la manière de parler touchent par leur simplicité. Birkut n’est pas montré comme l’idiot du village, mais comme quelqu’un qui pense, “je sais faire ce que j’ai appris” répond-il à la question méprisante “alors, vous ne savez rien faire ? ”. Son regard clair et franc nous le rendent sympathique.
Le même effet se produit lorsque Gary Cooper apparaît la première fois dans Meet John Doe de Frank Capra (1941). Gary Cooper et Jerzy Radziwilowicz jouent tous les deux un personnage simple et droit. Mateusz Birkut est un John Doe polonais.
Ensuite nous voyons Ils construisent notre bonheur de Burski. Ce film est typique du cinéma réaliste socialiste. Le sujet est univoque : les ouvriers de choc sont des héros nationaux. Le film glorifie l’ouvrier, en fait un héros positif, sans peur et sans reproche, un chevalier du travail manuel, une Figure. D’où la statufication. Comme chez Capra, le personnage devra se battre avec et contre l’image fixe, avec et contre la "fixion" (la crucifixion pour Gary Cooper). Chez Capra, la réflexivité est intérieure à la fiction, par contre Wajda concilie deux types de pensée cinématographique : celle de Meet John Doe et celle de Citizen Kane. Voire une troisième : celle de Godard.
Retour sur Agnieszka qui veut en savoir plus. On lui propose une rencontre avec Burski, qui rentre du Festival de Venise. Il est à présent une star adulée, adorée des journalistes et du public. Agnieszka met tout son corps en jeu pour obtenir cette rencontre. Elle affiche toute la longueur de ses jambes, reste penchée, silencieuse, et attend l’invitation. Burski est tout de suite caractérisé comme quelqu’un de facilement corruptible. Aussitôt après être entrée dans la voiture, elle parle de cinéma, puis de Birkut. Burski est une figure de parvenu, arrogant, qui ne se laisse pas facilement questionner. Il finit par accepter de raconter son premier projet de film, l’idée de l’exploit. Là nous découvrons ce que Burski connaît, mais aussi ce qu’il ne connaît pas. C’est Wajda qui en vérité raconte.
Quand on découvre Birkut par la couleur, on a à nouveau l’impression de le voir pour la première fois. Nous voyons d’abord son corps presque nu de dos, l’effet du réel du corps est marquant car l’homme de marbre est fait à partir de ce corps. Comme dans le film de Burski, Birkut étudie. Les mythes des films réalistes socialistes reposent aussi sur une part de réel. On propose à Birkut un exploit ouvrier : construire un mur de 30000 briques en une seule journée. Il accepte. Mais son équipier Witek lui rétorque : “ce sera le cirque pour le gars du film”, Birkut répond : “non, je ferai ça pour moi”.
La pose des 30000 briques est mise en scène comme un pur spectacle : le public est venu comme on vient à une rencontre sportive. Burski dirige : les ouvriers doivent être rasés de près, respirer la pleine santé, marcher d’un pas décidé, volontaire. La première prise n’est pas bonne, les ouvriers ressortent des baraquements, marchant plus rapidement, Birkut en tête, déjà entièrement dans son personnage. Il faut plutôt dire que le personnage du film de Burski, c’est Birkut lui-même. N’oublions pas que beaucoup d’ouvriers sont entrés dans le stakhanovisme en toute confiance, car ils y croyaient. Quand on propose cet exploit à Birkut, celui-ci dit d’une voix qui s’éveille, d’une voix qui pense : “Et si comme cela, on pouvait construire plus vite les logements ? ” “Ce qu’il voit en cette proposition -construire ce mur de 30000 briques en un jour- faite par le chef de chantier, secrétaire du Parti, c’est son aspect de prouesse de foire, prouesse paysanne transférée au prolétariat, et un truc de bricolage de qui compte sur la force des hommes, pour repeupler la Pologne détruite en logements.” [1].
Cette longue séquence de la construction du mur concentre quelques éléments du cinéma. Ainsi le son vient sur scène : bruits convenus d’un orchestre de fanfare très vite fatigué, sonorités épuisées, remplacées par l’exotisme bohème en complet décalage avec la situation. La pose des 30000 briques dit la contrainte de l’exploit : la fatigue extrême de cette cadence. L’orchestre semble rattrapé par la fatigue des ouvriers du mur invraisemblable. Cet orchestre ne suit pas la cadence, au sens fort et musical du terme. Qu’on se souvienne pendant cet exploit, de ce geste d’un vieil ouvrier montrant ses mains et ses bras abîmés au flic politique : ce geste est déjà un refus muet mais éloquent. Mais Wajda ne prend pas parti contre le stakhanovisme, son propos est diagonal : la figure de Birkut incarne l’idée du courage pour tous, l’idée de l’exploit possible de tout un peuple.
Ici encore, la caméra de Wajda se distance d’avec celle de Burski. Deux plans concentrent cet écart. Le premier : Burski s’approche du visage de Birkut, lui commande un sourire, veut effacer la sueur sur son front. L’ouvrier de choc le fixe, sévèrement. Saisi par cette commande absurde, il saisit à son tour le cinéaste, qui n’insiste pas. La caméra-Gorgone est renvoyée à elle-même, Birkut fait de son regard un miroir. Le deuxième : éreinté par l’effort, l’ouvrier d’élite se lève, se dresse, s’étire. L’image le saisit à contre-jour, la stature fait soudainement l’effet d’une statue, celle du “soleil ouvrier” dirait le poète Aïgui, cela donne une étrange lumière d’éclipse. Ce geste n’est pas mis en scène par Burski, il n’apparaîtra d’ailleurs pas dans le montage final d’Ils construisent notre bonheur. C’est donc bien directement Wajda qui met en forme cette posture éclatante.
Enfin l’écart global tient au fait que Burski est un personnage fictif, qu’Ils construisent notre bonheur n’est qu’une séquence de L’homme de marbre. Tous les récits, films, et actualités sont fictifs. Wajda n’a pas l’ambition naturaliste de rechercher la véridicité des faits. Le récit en couleurs de l’exploit démonte le récit réaliste socialiste.
La pose des 30000 briques a formé un collectif d’au moins deux : Birkut et Witek. Les autres ouvriers resteront anonymes. Les deux ouvriers d’élite recommencent l’exploit dans un autre lieu, dans la campagne profonde. Ils sont désormais suivis par un flic politique, personnage torve et malsain, qui a pris le relais du récit de Burski. Du cinéaste aisément corruptible, nous passons au flic corrompu, masqué.
Une brique brûlante vient stopper net l’exploit. Birkut pousse un cri étouffé, laissant le chantier dans un silence saisissant. Une voix brûlante, brûlée par la cadence, dit non. Dans le train du retour, Birkut d’une voix faible, s’interroge, médusé : “un ouvrier, faire ça à un autre ouvrier ? ”. Découverte de la contradiction interne qui énonce : la classe ouvrière n’existe pas, elle relève d’un imaginaire, l’imaginaire de l’unité sociale. Birkut imaginait les ouvriers tous unis avec lui. L’effet de la division de l’idée de l’Un s’inscrit irrémédiablement sur ses mains. Il s’agit à présent pour Birkut de faire face à une autre Gorgone : la réaction populaire et l’illusion du peuple unifié. Son combat intérieur est d’être vivant, pour lui, l’homme de marbre est vivant. Wajda démonte le mythe de la classe ouvrière, pour reconstruire un trajet subjectif.
Witek reçoit une convocation par la police politique. Birkut l’accompagne. Scène étrangement proche de ce qui se passe aujourd’hui dans les préfectures françaises. En effet, Witek disparaît, comme si pour l’Etat, il n’avait même jamais existé. Disparition extrême car la pièce où l’ouvrier entre n’a aucune autre issue. De même que, quand des ouvriers sans papiers se rendent à une convocation des préfectures françaises, beaucoup disparaissent. La politique du gouvernement Jospin ne vaut guère mieux que la politique stalinienne. Là, la police politique et hypocrite du film veut faire taire et disparaître la figure ouvrière vivante, ici, la politique tout aussi hypocrite d’un Jospin fait arrêter et disparaître dans les prisons et dans les expulsions les ouvriers sans papiers vivant et travaillant en France.
Birkut n’accepte pas la pure et simple disparition de son équipier. “Birkut entre dans la lutte comme il était entré dans le stakhanovisme, au nom de son idée du socialisme” [2]. Birkut se déplace à Varsovie, n’obtient rien, alors qu’il croit fermement à son intervention : n’est-il pas l’homme de marbre ? Il revient en pleine réunion du Parti local, on l’empêche de parler par un chant massif : “En avant pionniers du rêve, le travail ne nous fait pas peur, avec les forces socialistes, unissons-nous !” Ce chant impose le Nous idéal, abstrait, indivis, en vérité le Un plutôt que le Nous, contre Birkut et sa révolte. Cette révolte convoque le possible d’un Nous à distance de l’Etat, qui en chacun de nous peut surgir : il s’agit de le décider et d’être fidèle à cette décision. S’opère ici un retournement de l’Un et du multiple. Birkut, seul, convoque le multiple ; le Parti dans sa forme de masse, lui oppose l’Un figé. Birkut appelle l’intervention, le Parti lui répond par l’inertie. [3] Birkut doit faire face à une troisième Gorgone, celle du Parti, c’est la bataille du marbre vivant contre le marbre mort.
“Destitué, arrêté à son tour, il passera en procès avec son équipier, scène épique de procèspolice, où le système des “aveux spontanés” poussé jusqu’à l’absurdité sonne d’une autre tonalité que la même scène dans L’aveu de London, où c’était l’adhésion complète au monde de ceux qui jugeaient qui faisait l’absurdité. Montrée de façon comique, cette scène indique plutôt l’histoire des fractions d’opposition. Birkut s’accuse d’appartenir à un groupe clandestin (ce qui lui est reproché) monté spécialement pour lutter contre le groupe clandestin monté par son équipier. Comme ils avaient pour mission téléguidée de l’extérieur d’attaquer chacun un ouvrier d’élite et qu’eux deux le sont à la fois, ils ont trouvé plus commode de s’attaquer l’un l’autre. Lutte de tendance dans le prolétariat polonais sur la route à suivre, présentée ici et rendue comme absurde par leur seule référence au Parti c’est-à-dire au complot ; ou simple scène d’une commedia dell’arte polonaise.” [4]
Witek, devenu P.D.G. d’un grand chantier, continue le récit, pourtant lui non plus ne tient pas à raconter. Birkut sort de prison, est accueilli en héros par une foule à la gare. Il est emmené par Witek à un rassemblement qu’on devine immense car on entend le son que fait une foule innombrable. On veut lui faire dire quelques phrases historiques, sur son arrestation, sur les procès. Il répond : “Merci camarades, il faut aller dormir, demain le travail nous attend”. Birkut, fidèle d’abord à lui-même, est à distance, à présent des oppositions étatiques. La foule invisible, car le point de vue de Wajda reste derrière le rideau de l’estrade, entonne ce chant : “Qu’il nous vive cent ans” [5]. Par ce chant réapparaît l’idée du Nous. Le rapport entre singulier et universel est transformé : Birkut est érigé en figure nationale par la prescription d’une foule fortement présente par son absentement à l’image, Birkut est rendu universel par l’irreprésentabilité du peuple.
Très vite, il se soustrait à la foule, parcourt seul la ville de Nowa Huta. Anonyme, il ne reconnaît même plus cette ville qu’il a, avec des milliers d’ouvriers, construite. L’urgence pour lui, c’est de retrouver sa femme qui, elle aussi, a disparu. Witek lui apprend qu’elle a désavoué publiquement son mari. Infidélité politique ? Amoureuse ? A cette nouvelle, contre toute attente, Birkut est rempli de joie, et part sur le champ la retrouver. A nouveau, Birkut disparaît. Agnieszka poursuit tout au long du film, un homme, une figure qui sans cesse se dérobe, s’évanouit.
Le récit continue pourtant. Agnieszka retrouve la femme de l’ouvrier d’élite, qui croit naïvement que la télévision s’intéresse à elle, ancienne championne sportive. La cinéaste répond que c’est Birkut qui l’intéresse. La championne, alors, s’écroule, et laisse place à l’épouse de l’homme de marbre. Elle s’enfuit dans l’alcool et l’obscurité, Agnieszka la suit, la force doucement à parler. La cinéaste ici se soustrait pour faire place à la jeune femme : elle ferme la fenêtre et la porte à son équipe de tournage, c’est-à-dire au journalisme, par un geste net. Agnieszka refuse de filmer le désespoir, la misère. Le film de Wajda, parce que n’étant pas le film d’Agnieszka, parce que fiction et non pas reportage, continue. Birkut retrouve sa femme devenue serveuse dans un café-restaurant. Est-elle comme la Kundry du troisième acte de Parsifal, chantant cet ultime mot : “dienen, dienen” (servir, servir) ? Birkut ne la juge pas, son amour est toujours là, simple et confiant. Sa femme refusera de se relever, refusera l’invitation qui lave le passé. Elle lui dira : “Tu es un monument, je ne peux pas vivre avec un monument”. Encore une fois, Birkut disparaît, cet homme porteur de lumière s’évanouit dans l’ombre de l’escalier.
La femme de l’homme de marbre est une figure de la Nation polonaise qui défaille, qui ne soutient pas le possible d’une figure du peuple. On retrouve ici aussi le parallèle avec les films de Capra, où les figures féminines sont à un moment donné corrompues, figures de la Nation défaillante. La scène dans l’alcool et l’obscurité rappelle également la rencontre au début de Citizen Kane, avec la seconde épouse de Kane, la chanteuse. Le film de Wajda est proche aussi du cinéma d’Orson Welles par sa construction faite entièrement sous forme d’enquête, de récits fragmentaires, d’apparitions et de disparitions. Mais là où Welles travaille le vide des figures, Wajda travaille le plein de la classe ouvrière, la creuse de l’intérieur, construit l’écart entre le plein de la substance et le vide de la figure.
Malgré la énième disparition de Birkut, Agnieszka montre ses images, fait entendre ses sons au directeur des programmes et son comité. Nous ne verrons jamais aucune image de ce projet : à la place, nous voyons Agnieszka fumer et sourire avec jubilation, dans le couloir. Le directeur, presque convaincu qu’il s’agit pourtant d’un film important, décide de lui retirer son projet, son équipe de tournage ainsi que tout le matériel.
Elle retrouve Birkut dans un film d’actualités. Toute une ville, la ville natale de Birkut, refuse d’aller voter. Des centaines de milliers de gens manifestent en chantant : “Qu’il nous vive cent ans”. Cette foule convoque l’homme de marbre vivant : en effet ils accepteront de voter si Birkut vote. L’image de cette foule chantante est l’image absentée de cette foule qui accueille Birkut lorsqu’il sort de prison, mais démultipliée. Les 30000 briques que l’ouvrier de choc a posées en un seul jour, sont-elles devenues cette foule vivante, infinie ? Dans le bureau de vote, Birkut entre avec son jeune fils, vote, et dit : “Après tout, il s’agit de notre pays”. Le vote est ramené à la pensée sur le pays, et non pas à la simple gestion des places de l’Etat. Pensée parce que la voix de Birkut est devenue celle d’un homme mûr, voix solide, voix qui a su s’appuyer sur le marbre. Puis à nouveau disparition
La disparition de Birkut entraînerait-elle l’impossibilité du film d’Agnieszka ? Celle-ci se réfugie chez son père. Cette figure paternelle lui éclaircit la possibilité du film par le dénouage d’une confusion : Agnieszka croit qu’il lui est impossible sans caméra de retrouver Birkut. Il lui prescrit donc la directive de chercher l’ouvrier d’élite. Agnieszka interdite de film est montrée recroquevillée sur un canapé. Elle ne sait plus donc comment continuer sa marche. Son père dit en vérité comment terminer le film L’homme de marbre. Car l’équipe technique de Wajda est là, en coulisse, le film continue donc. L’écart, la distance avec les personnages sont tenus. Son père lui dit quasiment qu’il faut que la fin de L’homme de marbre montre l’homme réel, c’est-à-dire que le mythe soit noué sous une nouvelle forme à l’homme. Ce père fait sentir à sa fille, qu’elle est aussi une femme, ce “père dans la tendresse et la joie d’avoir couvé un canard plutôt qu’une oie blanche, fait ce geste prolétaire d’un cadeau d’argent pour vêtements plus aptes à la rendre un jour femme” [6].
Tout à coup, Gdansk et ses chantiers maritimes. Il ne sera donné aucune explication (peut être la femme de Birkut a-t-elle transmis l’adresse de son fils ? ). Agnieszka attend devant l’entrée du chantier. Attend-elle Birkut ? Son fils ? La réponse viendra de la foule anonyme (peuple potentiel). Des centaines d’ouvriers sortent de la gare, entrent à l’usine. Avec le regard d’Agnieszka, nous cherchons parmi les gens qui arrivent. Soudain un homme se détache. Mais à quoi peut-on le reconnaître ? Nous reconnaissons l’acteur Jerzy Radziwilowicz. Ce n’est pas Birkut, la démarche n’est pas la même, pas la même coiffure, pas le même regard. La voix enfin décide : c’est le fils de Birkut, Tomczyk. L’acteur fait passer dans sa voix et ses gestes un tout autre personnage. Tomczyk dit : “Mon père est mort”. Puis il entre dans l’usine laissant Agnieszka interdite. Silence. Huit heures plus tard (le temps de la pose des 30000 briques), Tomczyk sort. Elle est toujours là. Il dit : “je savais que je ne pourrais pas vous éviter”. Puis il part. Et pour la première fois dans le film, Agnieszka suit, peine presque. Elle a rencontré chez cet homme un tournant de sa longue marche.
DERNIERE SCENE : FIN OU COMMENCEMENT ?
Dans ce couloir du prégénérique, interminable, Agnieszka et Tomczyk marchent. Cette marche est à présent construite en plusieurs plans, alors que ce couloir était jusque là filmé en un seul plan. Les plans qui se succèdent montrent tantôt Agnieszka légèrement en avant de Tomczyk, tantôt le contraire, tantôt côte à côte. Ce chemin est celui de l’égalité trouvée, début d’une marche non plus longue mais infinie, on ne les verra d’ailleurs pas s’arrêter. Chemin d’un amour naissant ou s’accomplissant enfin (car n’était-ce pas aussi par amour qu’Agnieszka voulait faire ce film ?), chemin du sourire retrouvé de la jeune femme, de ce qui est désormais possible. Geste furtif mais certain de Tomczyk sur la nuque d’Agnieszka, caresse, regard ému, la jeune femme devient femme.
Après la Nation défaillante, Agnieszka devient la figure nouvelle de la Nation, jeune, belle, dynamique, qui rencontre son peuple, Tomczyk jeune ouvrier plein de la mémoire universelle. Face à la décision d’Agnieszka, Tomczyk décide à nouveau d’être le fils de l’homme de marbre, au sens où Saint Paul dit qu’être disciple, c’est-à-dire fidèle à l’événement Christ, c’est décider d’être fils de l’événement. [7].
Le directeur des programmes, dès le prégénérique ne veut pas entendre parler de l’homme de marbre, il propose : “Choisissez l’acier, c’est un beau sujet pour nous, ça, l’acier”. Il oppose l’âge du marbre à l’âge de l’acier, alors que ces deux moments subjectifs se rejoignent dans la figure ouvrière de tous temps.
La fidélité d’Agnieszka, nous l’avons dit, est dénuée de nostalgie, elle sait que sa marche trace un chemin au présent. Elle sait qu’en vérité, si elle se retourne, elle deviendra une statue de sel. Wajda a filmé Agnieszka cherchant dans un cimetière la tombe de Birkut, cette scène a été abandonnée. On peut dire que Wajda a eu la tentation de se retourner ou de dire : c’est terminé, il n’y a plus d’ouvriers de choc, il n’y en a même jamais eu, comme ce que tente de dire Burski. [8]. L’homme de marbre est aussi un bilan du cinéma réaliste socialiste sans pour autant le dénigrer. Devant la ville immense, l’ancien chef de chantier de Nowa Huta dit : “Était-ce inutile tout cela ? ” Dans ce film, Wajda prend le parti du peuple, à distance du Parti.
La trajectoire d’Agnieszka dessine un voyage intérieur à travers la Pologne, voyage de la question nationale, et au bout du voyage, réintériorisation au pays. L’homme de marbre est bien vivant, en chacun de nous. La figure de l’ouvrier aux veines bien vivantes se trouve dans le possible toujours à décider de la foule. Certains spectateurs disent qu’il faut parler de la suite de ce film : L’homme de fer. Nous soutiendrons que l’homme de fer se retourne, que la véritable suite de L’homme de marbre est Passion de Jean-Luc Godard (1982). Godard fait passer Jerzy Radziwilowicz de la position d’ouvrier à celle de cinéaste, un cinéaste qui cherche à filmer la lumière de l’ouvrière qu’il aime.