The Man in the White Suit (L’homme au complet blanc, 1951) d’Alexander Mackendrick
Un jeune chercheur, Sidney Stratton (Alec Guinness), mène une expérience clandestine, au moyen d’une machine au bruit invraisemblable (comiquement musical), dans le laboratoire d’une usine textile appartenant à Michael Corland (Michael Gough). Son but : créer un tissu intachable et inusable. Découvert, il est renvoyé. Il se fait employer comme manœuvre dans une autre usine (celle d’Alan Birnley -Cecil Parker) et trouve ainsi le moyen de poursuivre sa recherche. Reconnu, Sidney travaille ensuite au grand jour sur son projet et arrive à ses fins. Mais il se trouve désormais pris entre deux feux : patrons et ouvriers se réunissent, l’invention risquant de nuire aux intérêts des uns et au travail des autres. Sidney se voit donc obligé de créer son propre camp, avec le concours plus ou moins avantageux d’un des membres de chaque parti : Daphne Birnley (Joan Greenwood), la fille du patron de l’usine, et Bertha (Vida Hope), sa collègue (temporaire) de travail soutenant le syndicat.
Pour renvoyer ainsi dos à dos syndicats et patronat, le film fut taxé de "réactionnaire" par certains critiques à l’époque de sa sortie. On peut au contraire faire l’hypothèse que le film, à travers le personnage de Sidney Stratton, constitue de manière singulière une figure ouvrière soustraite à la lutte des classes et associée à l’intellectualité.
LE THEATRE DE LA LUTTE DES CLASSES
Le flash-back introductif, lancé par la voix off d’Alan Birnley, donne à penser le film comme la “re-présentation” d’un événement antérieur, une “crise” et son dénouement. Le monde ouvrier (l’usine, la cité ouvrière) se présente comme le lieu de la représentation, monde clos tel une scène de théâtre. Il n’est pas possible pour Sidney de quitter ce lieu et ce monde ; lorsqu’il tente de prendre un train pour Manchester par exemple, il en est empêché. Rien ne peut se résoudre de l’extérieur (l’extérieur n’est que rarement représenté) : la presse siège à Manchester, le patronat doit faire l’effort de se déplacer s’il veut entrer dans le “jeu”. Le monde des patrons est lui-même présenté comme théâtral, par le jeu des acteurs (cf. le débarquement du cortège patronal, l’arrivée de Sir John Kierlan -Ernest Thesiger). Sur cette scène, décor habituel de la lutte des classes, se rencontrent le syndicat et les patrons, menés par un même intérêt matériel.
UN PERSONNAGE DIAGONAL : IRRUPTION DU BURLESQUE
Dans ce théâtre, Sidney s’impose comme un personnage diagonal, en marge. Il ne peut être étiqueté ; il n’est pas assignable à une classe précise : il est “entre-deux”. Dans le cadre de la comédie, le personnage de fauteur de trouble, obsédé par une idée fixe, rappelle la fonction du personnage burlesque. Le visage impassible, le jeu en retenue d’Alec Guinness semblent effectivement tirés du burlesque. Tout au long de l’exposition, le personnage principal tarde à se faire connaître. Sa première apparition, on peut dire sa première irruption (il interrompt par maladresse l’idylle entre Daphne Birnley et Michael Corland), laisse croire qu’il travaille dans l’usine de Corland comme ouvrier : il porte une blouse et effectue un travail manuel (il pousse un chariot).
Le personnage se soustrait au théâtre par sa caractérisation : ce qui le rend remarquable et burlesque, inadéquat à la situation, c’est sa discrétion et sa position d’éternel poursuivi. Sidney se soustrait au regard des autres personnages, il apparaît et disparaît aussitôt, profitant des moindres recoins du décor pour se cacher. Les caches dans le cadre participent à la constitution d’une figure discrète, dont seule la maladresse trahit la présence. Et c’est en même temps ce qui, par contraste, fait apparaître la théâtralité de la situation et permet de la penser comme telle.
LA TENTATION DU THEATRE
Après la découverte de sa machine clandestine, on retrouve Sidney en train de se justifier et de plaider pour sa recherche (“les petits esprits comme vous barrent la route au progrès”). On suppose donc que le personnage s’adresse à Corland hors-champ, et Sidney s’affirme comme une possible figure héroïque : la droiture du corps, accentuée par la contre-plongée, met en avant sa dignité. Mais l’irruption d’un homme de ménage révèle alors que le personnage ne s’adresse qu’à son propre reflet dans les toilettes de l’usine : comme si cette mise en représentation suggérait une tentation qu’aurait le héros de se faire une place sur la scène.
Dans une seconde scène de miroir, située cette fois après la réussite de l’expérience, Sidney regarde son image démultipliée (l’image est mise en abyme par le miroir à trois faces) et danse vêtu du complet blanc taillé dans son nouveau tissu indestructible : le blanc phosphorescent illumine l’espace dans lequel Sidney évolue, nouvel espace scénique que construit le film par le jeu d’acteur (les pas de danse) et par la sortie de champ du personnage. Le succès de Sidney est palpable : le savant a gagné sa place dans le monde théâtral mais le costume, unique modèle du genre, renforce le caractère singulier du personnage. Cette place, même si elle est celle de la star, reste une place à part, la luminosité du costume est la marque de sa singularité.
FIGURE INTELLECTUELLE ET FIGURE OUVRIERE
Dans la première scène de miroir, Sidney fait valoir à la fois sa liberté de penser et son désir de travailler - lié à une envie de reconnaissance, mais surtout à la réussite de son projet scientifique. Il pose ainsi implicitement l’équation penser = travailler : celui qui pense travaille, celui qui travaille pense. Sidney est un savant, il pense à sa recherche à tout moment (il ne cesse de prendre des notes dans un carnet). Et, dans l’usine Birnley, le chercheur n’est pas déguisé en ouvrier. Il est ouvrier : il tire profit de son travail sans en déprécier la valeur. Son travail lui permet en effet de poursuivre ses recherches. En d’autres termes, il ne fait pas semblant de travailler. La figure ouvrière et la figure intellectuelle sont donc étroitement associées dans ce personnage d’ouvrier/inventeur en charge du progrès scientifique.
Son intellectualité se donne essentiellement dans son désir scientifique : trouver la solution au problème qu’il s’est posé. Le désir se concrétise d’abord dans la “machine” de Sidney, dont le bruit invraisemblable donne au dispositif chimique tout son mystère et touche à l’indescriptible. Il est remarquable par son rythme, sorte de ritournelle à la fois guillerette et hoquetante, qui contraste par exemple avec la cadence des métiers à tisser dans le premier plan du film, où la musique met l’accent sur la vitesse mécanique : elle relaie ici la cadence des machines de l’usine, tandis que l’invention de Sidney a sa propre musicalité, sa cadence singulière, liée à son travail clandestin.
À partir de la seconde scène de miroir, le costume blanc, comme le personnage, éclaire le monde où il fait tache. L’idée poétique de la phosphorescence du tissu accentue le contraste avec la tonalité sombre de l’image, -avec la noirceur du monde. Le blanc du costume renforce ainsi la marginalité du personnage, son caractère diagonal qui rompt l’équilibre de l’image : Sidney accroche littéralement la lumière métaphore de la pensée à l’œuvre. Figure de l’intellectualité, c’est aussi une figure de résistance : il tient bon courageusement sur son désir, sans céder aux tentations financières qu’on lui fait miroiter. Il est à l’image de son invention (le tissu résiste aux taches et à l’usure).
LA RESISTANCE
Corrélée à l’évocation d’un genre inattendu, le film de guerre, la résistance fait de la pensée un véritable combat. Au cours des expériences (explosives) au laboratoire des usines Birnley, Sidney et ses assistants (dont un jeune garçon) finissent par se transformer en soldats, casqués, barricadés derrière des sacs de sable comme dans des tranchées. L’expérience scientifique est mise en parallèle avec l’expérience de la guerre. Les actes de Sidney relèvent plus globalement d’un combat permanent : se faire entendre, par exemple, demande une tactique ; la scène avec le majordome de Birnley est sur ce point emblématique : Sidney, pour entrer dans la maison d’Alan Birnley, doit franchir l’obstacle du majordome ; par un jeu burlesque d’entrées et de sorties, il le fait passer à l’extérieur pour prendre d’assaut la maison.
C’est donc par la subjectivité de Sidney qu’en passe la suggestion d’une figure ouvrière possible, en opposition au monde des patrons et en contrepoint du syndicalisme. Le syndicalisme est ridiculisé par l’excès, comme dans cette sacralisation des "acquis" qui consiste à interdire de travailler si on le veut pendant la pause-thé. Sidney se soustrait aux règles imposées par le syndicat et fait preuve d’une telle capacité à échapper aux normes de l’une et l’autre classe qu’elle est perçue par chacune comme une trahison. Cette mise en quarantaine oblige Sidney à construire son propre camp, et permet au film de situer son personnage dans une autre optique que celle de la lutte des classes.
La figure ouvrière ne s’incarne pas ici dans un visage, un corps ou un personnage, mais ce sont les opérations du film qui construisent peu à peu une figure ouvrière couplée à une figure intellectuelle, dans un processus qui est pour Sidney comme un parcours initiatique, avec l’aide ponctuelle d’autres personnages.
UN HEROS ?
Des personnages font effectivement le choix de se rallier à lui : son assistant et le garçon cités plus haut, mais aussi les enfants de manière générale (comme la petite fille qui le sauve à deux reprises) et, de façon plus ambiguë, Daphne et Bertha. Cette dernière lui propose ses économies pour payer son loyer par exemple, et prend sa défense au sein du syndicat. Mais lorsque le syndicat soutient que l’invention risque de nuire à l’emploi, Bertha s’empresse d’enfermer Sidney (symétrique de sa séquestration par Birnley).
La position de Daphne est encore plus ambiguë. Les premières scènes du film suggéraient la superficialité de la relation amoureuse entre Daphne et Corland, ce dernier désirant se marier dans l’unique but d’obtenir une aide financière de son beau-père. Cette relation convenue semble se répéter avec Sidney, qui ne paraît pas tomber amoureux non plus, ni souffrir de la défection de Daphne à la fin du récit. Sidney ne s’accorde ni sentiment amoureux ni sentiment amical (le travail prévaut sur les sentiments). Ce manque à aimer, avec Daphne, et le désintérêt qu’il porte à l’intention bienveillante de Bertha ont pour effet de soustraire la sympathie du spectateur à toute sentimentalité vis-à-vis des personnages.
Le personnage de Daphne, qui prend la décision de tromper les patrons tout en faisant mine de collaborer, demeure cependant ambigu : au lieu de dévoiler tout de suite la manœuvre des patrons à Sidney, elle feint (?) d’abord de jouer le rôle que les patrons lui ont confié (pour "tester", dira-t-elle ensuite, sa capacité de résistance à la tentation de l’argent) : son jeu de séduction envers Sidney contraste autant avec l’indifférence qu’elle avait à son égard au début du récit, qu’avec le réel intérêt intellectuel qu’elle s’était mise ensuite à porter à sa recherche. On ne sait alors s’il faut assigner le comportement de Daphne à une adhésion sincère à la cause de Sidney ou à un désir de revanche sur Corland.
S’il est donc difficile de s’identifier affectivement aux personnages, en revanche, les confrontations (ou épreuves) que connaît Sidney, présentées sous forme de courses-poursuites répétées, invitent plus volontiers le spectateur à une identification dramatique, qui vient s’ajouter à l’admiration qu’on peut éprouver pour une subjectivité tenace. La montée de la tragédie (dans l’avant-dernière scène du film) est une épreuve pour le personnage et pour le spectateur. L’irruption du tragique dans une poursuite aux accents burlesques (Sidney semble se multiplier -les poursuivants le confondent avec un boulanger en costume blanc) produit un effet troublant. Dans son ultime confrontation avec ses poursuivants, patrons et syndicalistes réunis, leur cercle menaçant qui se referme autour de lui forme comme une scène sur laquelle il se retrouve seul : l’espace théâtralisé devient un lieu de tragédie. Sidney est une nouvelle fois renvoyé à son isolement (personne ne prend sa défense) et subit l’épreuve de l’humiliation (sauvé du lynchage par la découverte de l’instabilité de son tissu, Sidney voit son costume tomber en loques et se retrouve en chemise). Sa subjectivité en passe donc par l’expérience de la solitude : agir selon son désir, c’est prendre le risque d’être seul. Et le costume blanc souligne cette singularité du personnage principal. Si Sidney apparaît comme un “chevalier en armure” aux yeux de Daphne (ainsi désigné comme héros), son combat demeure solitaire (c’est aussi ce qui lui permet de refuser toute concession, et de rester indépendant) et devant l’échec, l’effilochement de "l’armure", il se retrouve abandonné de tous, Daphne comprise.
LE PROGRES
Au cours de la poursuite finale, Sidney rencontre sa logeuse, vieille femme qui lui reproche à son tour de vouloir la priver, avec son tissu intachable, des petits profits qu’elle tire des lessives qu’elle fait. Sidney est ici confronté assez brutalement à l’idée que le progrès scientifique est radicalement disjoint de la question du bien-être matériel de l’humanité. C’est pour Sidney un moment de doute, de vacillement subjectif, et on craint un instant que cette rencontre ne le détourne de son désir, d’autant plus que va ensuite s’y ajouter le constat de l’échec de son expérience.
Mais la dernière scène du film passe sèchement de la tristesse du personnage, qui sort seul de l’usine, l’air défait, à un retournement comique : Sidney, absorbé dans ses pensées, est soudain frappé d’une idée lumineuse (et le spectateur peut imaginer une ampoule électrique au-dessus de sa tête comme dans une bande dessinée), qui laisse imaginer un possible recommencement.
Ce qui importe finalement à la science (à Sidney), c’est de trouver une solution à un problème donné. Le film donne à entendre que les découvertes scientifiques ne sont pas destinées à l’amélioration immédiate du bien-être matériel. Tandis que les patrons et le syndicat fonctionnent sur une idée du progrès liée à un intérêt matériel, le film, à travers le personnage de Sidney (qui en cela dessine une figure ouvrière) ouvre à une autre pensée possible, non subordonnée à l’intérêt matériel.
À la fin, Sidney reprend enfin ce mouvement qu’il avait momentanément perdu : dans sa capacité à rebondir après l’échec, il marche d’un pas sûr vers un horizon dégagé (le bruit de sa machine y associe son rythme). La fin du film reste ouverte : Sidney peut et va certainement renouveler son expérience, comme la voix off d’Alan Birnley le laisse en effet supposer.
En soustraction au monde théâtral des patrons et des syndicalistes, le film construit donc une figure diagonale et assez paradoxale. En définitive, The Man in the White Suit présente une alliance véritable entre une figure intellectuelle et une figure ouvrière. La figure ouvrière inclut la figure intellectuelle tant qu’un mouvement de la pensée est possible, et peut alors se constituer autrement qu’en termes de classes.