They Live (Invasion Los Angeles, 1988) de John Carpenter
par Pierre Ancelin
Dans le cadre du présent numéro, They Live fait figure d’exception, dans le simple fait qu’il présente un personnage emblématique pris dans un croisement des genres. En effet, c’est par l’opérateur global du genre (ici la science-fiction et le western précisément) qu’est abordée la figure ouvrière. L’opération d’abstraction, qui isole la figure par la pensée intrinsèque au genre, travaille ainsi le concept d’ouvrier : le film prend alors position par rapport à l’opinion dominante de l’époque (“il n’y a plus d’ouvriers”), il part de l’état du monde pour mieux le penser et toucher au réel de son temps.
Il ne faut cependant pas confondre l’intervention de They Live avec l’intervention de type militante de certains films : They Live intervient dans une situation politique et économique certes (la politique reaganienne des années quatre-vingts et le système capitaliste américain qui méprisent le peuple et mènent au déni de la figure ouvrière), mais tout autant dans une situation du cinéma -tenant compte de son impureté propre- par rapport à ses problèmes formels. Sur ce dernier point, le croisement des genres, tel qu’il est traité, donne matière à penser dans le contexte hollywoodien contemporain, où le film d’action est roi et le travail des formes majoritairement inopérant.
1. THEY LIVE : UN TITRE REDOUBLE A LA SOURCE D’UN CROISEMENT DES GENRES
Le titre They Live surgit en lettres blanches sur fond noir, à droite du cadre. La première image du film, en couleur, vient se superposer ; apparaît à gauche du cadre un autre titre They Live, inscrit en graffiti sur le mur d’une gare. Le titre est redoublé et, dans la symétrie que le redoublement engendre, il permet la superposition du noir et blanc et de la couleur comme opération de montage annonciatrice de l’enjeu ultérieur : démasquer les extra-terrestres qui colonisent la Terre et font des classes dirigeantes (l’“élite de l’humanité”) leurs collaboratrices en vue d’une “expansion multidimensionnelle”, pour reprendre les expressions d’un des leaders de la planète Andromède.
Inscrit dans le genre de la science-fiction, le titre désigne clairement les envahisseurs (“Ils vivent”), son sens sera même renforcé plus loin dans le récit : en effet, “They live we sleep” (“Ils vivent nous dormons”) est écrit sur un des murs de l’église où se dissimule une organisation résistante, dont l’activité principale est d’avertir le peuple de l’hypnose collective 2 qui le maintient aveugle (pour ce faire, l’organisation doit parasiter le signal d’une chaîne de télévision -médium qui prolonge le système nerveux- et rompre le système de consommation des images qui provoque l’hypnose).
Mais le titre se double, comme le suggère la première image, d’un autre sens : il évoque les pauvres avec qui le film choisit de faire corps. Les démunis, eux aussi, “ils vivent”. C’est justement sur l’un d’eux que s’arrête le mouvement latéral droite-gauche poursuivant la première image et composant le premier plan : un vagabond, d’abord hors-champ (un train passe en cachant le personnage à l’arrière-plan), puis traversant le cadre vers l’avant-plan. Vêtu d’un jean, d’une chemise à carreaux et d’un blouson de cuir (il gardera ces vêtements tout au long du récit qui dure cinq jours précisément), un sac sur le dos, l’homme apparaît d’emblée comme une figure du western, celle de l’étranger libre de tout mouvement (le train comme idée de la liberté) mais également sans lieu où se poser (le sac, la “maison” sur le dos qui lui confère l’habit de l’itinérant). Il représente en effet la figure de l’étranger qui passe à travers la ville pour en éclaircir les zones troubles (ou en troubler les zones claires, en somme jeter le trouble dans les opinions) et pour mieux attirer l’attention sur ceux qui la bâtissent de leurs mains, les ouvriers.
Le titre, redoublé par l’image qui en retourne le sens, rend immédiatement compte du croisement des genres et de sa mise à l’œuvre dans son rapport au monde, par rapport à la figure ouvrière (et ce, même si le personnage ne représente à cet instant que la figure de l’étranger, car il est une figure ouvrière en devenir). Ainsi, They Live est un film de science-fiction auquel le western rend visite, porté par les épaules du personnage central. Comme le personnage à la première image, le western semble hors-champ mais il est pourtant présent, et c’est la mise en scène qui se porte garante de cet effet. Le croisement des genres ne relève donc pas seulement d’un simple enchevêtrement d’éléments propres à chacun des genres : il est le produit d’un passage transversal opéré par le personnage de l’ouvrier et travaillé par la mise en scène. Et l’évolution de ce personnage vers la subjectivité ne fera que confirmer cette hypothèse.
2. UN PERSONNAGE EN EVOLUTION : DE L’ANONYMAT A LA FIGURE OUVRIERE, EN PASSANT PAR LA FIGURE HEROÏQUE
Lorsqu’il apparaît pour la première fois à l’image, ce personnage est encore anonyme. Pourtant, le cheminement du personnage n’enlèvera rien de cet anonymat : seul le générique de fin lui donnera un nom par exemple, celui de John Nada, dévoilant ses origines hispaniques. L’exposition révèle “un individu sans grande motivation, quelqu’un de complètement banal. C’est un ouvrier pauvre qui cherche un boulot. Du point de vue de la société, il n’est rien (nada, en espagnol, signifie littéralement “rien”)”, dit John Carpenter [1]. Toutefois, le choix du metteur en scène de le présenter seul à l’image, sans contrainte de filmage (l’homme a droit à des plans de son visage marqué par le travail, la fatigue et la vie de la rue), fait déjà preuve d’une certaine subjectivité. Mais cette subjectivité n’est attribuable qu’au metteur en scène : l’enjeu sera donc de la transmettre au personnage.
Ce qui frappe dans cette exposition, c’est le corps de Nada et l’architecture de la ville où il échoue, Los Angeles. Le corps de Nada, ce n’est pas rien : robuste, la courbe et les plis du costume qui l’habille font aisément deviner le développement de ses muscles [2]. Ce corps pénètre dans une ville délimitée, scindée en deux parties. Le centre de Los Angeles est décrit comme propre et fréquentable ; les bidonvilles et les ghettos des quartiers périphériques -les suburbs, la banlieue de manière générale-, cachés par un désert qui matérialise cette limite, produisent en revanche l’effet d’un désordre proche du chaos. La division s’effectue sur un mode horizontal, mais aussi sur un mode vertical : les immenses et impressionnants gratte-ciel (qui, du point de vue de la banlieue, font immanquablement penser à des montagnes infranchissables), et plus tard les souterrains de l’Alliance (l’union contractée entre l’État américain et les envahisseurs), étranglent la surface de la ville. L’étau se resserre dangereusement sur les habitants à leur insu, confortant l’illusion de normalité.
Après une tentative infructueuse au centre pour la recherche d’emplois (les job opportunities), où il dit avoir travaillé à Denver pendant dix ans avant que quatorze banques ne ferment en même temps, Nada se dirige vers un chantier. Il y demande un travail tout en précisant posséder ses propres outils ; la réponse du contremaître est ferme : il faut être syndiqué. En somme, il faut faire partie d’un corps constitué. Cela n’empêche pas le corps étranger, après une visite élidée au bureau du délégué du personnel, de se mettre à l’ouvrage. Le corps est alors au travail, et le torse nu de Nada confirme ce que le costume laissait deviner : le corps est bien musculeux, travaillé par le travail, comme monstrueux par l’épaisseur de sa forme. Plus précisément, le corps est vu au travail, car le regard d’un ouvrier noir vient rapidement se poser sur lui, en un plan où le chantier est omniprésent : l’image est saturée de tiges métalliques qui la strient verticalement et recadrent l’ouvrier dans sa propre tâche. Le montage procède par “obturation” de l’image : cette dernière est bouchée hermétiquement par l’introduction du corps de Nada sur le chantier, de sorte que le plan de Nada, seul creusant dans le sable, infléchit le plan de l’ouvrier noir censé faire partie du corps constitué, dans l’espoir d’une rencontre. Cependant, cette inflexion ne concerne pas le rythme des travailleurs : le rythme de Nada est rapide (comme si l’homme était avide de travail), celui de l’ouvrier noir est plus modéré et interrompu (la pause permet à l’homme de reprendre son souffle). Mais dans les deux cas, le rythme n’est pas cadencé et renforce le caractère individuel de ce travail par définition collectif. Les plans des grues soulevant des blocs de béton, montrant d’autres ouvriers à l’œuvre, confirment cette idée. Ce n’est qu’au moment du repos, et à l’arrière-plan, qu’un groupe se constitue. L’idée d’une éventuelle constitution du groupe par le travail, malgré la tentative de réunion des ouvriers par l’opération de montage, demeure compromise. Sur le chantier, Nada fait donc figure de solitaire (mais il ne semble pas être le seul), prolongeant encore la figure solitaire de l’étranger venue du western et suggérant l’inefficacité de l’organisation syndicale à constituer un groupe de travail solidaire.
La scène du chantier, rattachée au personnage de Nada, traverse elle aussi le film plutôt qu’elle n’y est ancrée. Pour autant, la scène est loin d’être escamotée (elle ne relève pas de la “ficelle scénaristique”) : elle est épurée. Et sa répétition à un moment-clé du récit (lorsque Nada découvre que le monde est dirigé par les extra-terrestres) lui donne la force d’un leitmotiv visuel. La scène est par ailleurs introduite à deux reprises par un plan similaire : celui d’une autoroute adjacente au chantier qu’emprunte Nada… à pied. La scène cristallise au moins deux idées : le rythme et l’absence de musicalité de ce rythme. L’absence de musicalité a le don de surprendre dans le cadre du corpus de films sur la figure ouvrière ; il est en effet un trait commun et remarquable à la plupart de ces films : le rapport entre le rythme et la musique articulé par le montage. Dans They Live, les deux scènes de chantier fonctionnent sur l’évitement de cette association ou articulation. Sur le chantier ne sont perçus que les bruits des machines, qui n’ont à eux seuls aucune valeur musicale.
En revanche, la musique est présente dans la plupart des autres scènes qui composent le film. Les compositions de John Carpenter et Alan Howarth, essentiellement basées sur la répétition et la variation d’un même thème, prennent une dimension métronomique dont le rythme s’apparente nettement à celui des battements du cœur. Dans They Live, la musique rythme l’image pour en extirper l’essence, comme pour prendre le pouls de l’être humain qu’elle accompagne. De fait, si la musique prend une si grande importance, c’est parce qu’elle rythme un travail d’une autre nature : le travail du héros qui, mis en parallèle avec le travail de l’ouvrier, souligne le processus de sa subjectivité.
C’est entendu, Nada est un ouvrier de chantier ; tout comme Frank (Keith David), l’ouvrier noir, qui l’accoste à la fin de sa première journée et lui propose de passer la nuit au camp le plus proche, celui de Justiceville [3]. Mais le contact entre les deux hommes est délicat : “Si quelqu’un me suit, je veux savoir pourquoi”, demande Frank. “Si j’accompagne quelqu’un, je veux savoir où il va”, répond Nada. Ils finissent par sympathiser. Au camp, les habitants sont organisés (lecture pour les enfants, soupe populaire…) : le brassage ethnique soude l’organisation au sein d’une communauté métissée. Frank présente Nada à l’un des coordinateurs, un homme blanc d’une quarantaine d’années du nom de Gilbert (Peter Jason). Ce dernier le fait immédiatement participer en lui proposant de réparer la douche avec ses outils.
Plus loin au moment où le soleil se couche, assis sur un grand mur de béton, les deux hommes dînent et se livrent l’un à l’autre. Frank vient de Detroit ; il y a laissé sa famille (une femme et deux enfants) pour retrouver un travail. “Les acieries licenciaient à tour de bras. Puis elles ont fermé. C’est grâce à nous qu’elles faisaient du fric. Tu sais où il est passé ? Dans la poche des patrons. La règle d’or : c’est celui qui a l’or qui fait les règles”, dit Frank. Les paroles révèlent le passage du travail d’ouvrier d’usine à celui d’ouvrier de chantier. Si elles comportent une part de vérité, elles ne peuvent empêcher la réflexion de sombrer dans l’antagonisme et l’affrontement (la lutte des classes) : “On devrait défoncer leurs bagnoles de riches au marteau-piqueur”, finit par lâcher Frank. À l’horizon, les gratte-ciel renforcent l’amertume des propos. L’enchaînement avec le discours idéaliste de Nada crée la surprise : “Tu manques de patience dans la vie […]. Je travaille dur. Je suis sûr que mon tour viendra. Je crois en l’Amérique. Je joue le jeu. C’est dur pour tout le monde en ce moment”. Le soleil couchant, dont la lumière -blanche, presque irréelle- vient frapper les visages entraperçus des deux hommes de dos, face aux lointaines tours de verre, contribue à exalter les valeurs du rêve américain et amplifie le caractère iconographique du paysage. Les paroles de Nada viennent s’inscrire sur l’image cliché des nouveaux paradis artificiels de l’Ouest -le concept reaganien de l’“utopie réalisée”. C’est à partir de cette image, et du discours qui la grossit, que le film s’apprête à rebondir.
La nuit tombée, Nada regagne la solitude (il fait à cette occasion resurgir le western en jouant du blues à l’harmonica, au coin du feu), et il rejoint par la suite un groupe assis devant un poste de télévision. L’interruption répétée des programmes attire son attention. L’image d’un homme barbu plutôt âgé, portant des lunettes, apparaît par intermittence, sa mauvaise définition contrastant avec la haute définition des divertissements et publicités habituellement diffusés. L’homme s’adresse ouvertement au peuple, à ceux qui veulent bien regarder et écouter (l’intervention provoque l’énervement du groupe qui manque les programmes attendus ; elle entraîne de surcroît de violents maux de tête par le signal parasite qu’elle nécessite). Le discours de l’homme est pourtant éloquent : “ Nos envies sont manipulées. Notre conscience est artificielle et s’apparente au sommeil […]. Le mouvement a débuté il y a huit mois. Un groupe de scientifiques a découvert fortuitement qu’on diffusait ces signaux…”. Les paroles rappellent instantanément celles du prédicateur noir et aveugle (Raymond St Jacques) à l’ouverture du film. Au même moment, Nada remarque la présence du prédicateur dans une ruelle attenante ; le prédicateur suit le discours de l’homme avec ses lèvres, comme s’il le connaissait par cœur : “Ils ont créé une société répressive et nous sommes leurs complices à notre insu. Leur système de domination est basé sur l’annihilation de toute conscience. Ils nous ont endormis, ils nous ont rendus indifférents à nous-mêmes et à autrui […]. Comprenez-moi, leur devise est simple [à ce moment précis, l’homme enlève ses lunettes] : pas vus, pas pris”. La mise en parallèle du discours de l’homme avec le suivi du prédicateur (par le montage effectif) et avec la mise en garde de ce dernier à l’ouverture du film (par le montage mémoriel) ne manque pas d’interroger Nada -le spectateur. Car c’est en spectateur de deux scènes qui se déroulent simultanément sous ses yeux (l’intervention de l’homme à la télévision, l’apparition du prédicateur) que Nada fait des recoupements. Lorsque Gilbert raccompagne le prédicateur à l’église, Nada se met à surveiller de près les deux individus.
Cette séquence est le détonateur de l’action, le moteur du genre de la science-fiction : elle installe définitivement le genre dont le fil ténu parcourait jusqu’alors le récit. Elle permet en outre d’introduire l’organisation qui résiste aux oppresseurs. À l’image de l’intervenant qui apparaît clandestinement entre deux programmes télévisés, “à l’image de cette image”, il s’agit de la véritable organisation (ni l’organisation syndicale, ni l’organisation communautaire) qui réagit face aux problèmes réels. Comme l’image de télévision, l’organisation interrompt clandestinement la programmation -programmation qui endort la conscience et instaure l’indifférence.
L’intervention clandestine a fait son effet : Nada a regardé, il a écouté. Au matin, Nada prend des risques, il va de l’avant. Il s’impose dès lors comme une figure héroïque, pour l’instant à l’état embryonnaire.
Avant même d’endosser définitivement le rôle du héros, Nada en possède le corps, un corps surdimensionné façonné par le travail, un corps qui pense aussi avec ses mains. Cela dit, le corps trahit la souffrance du travail, et la souffrance du travail lui restitue son humanité, sa faillibilité et sa maladresse passagère. De fait, Nada devient progressivement le héros d’une Amérique remise en question : il n’est ni le héros gagnant (le winner) que tend à représenter la production massive de films d’action, ni le héros perdant (le loser) pris par défaut dans un récit d’aventures. Il est l’ouvrier qui prend une décision ; la décision l’arrache à sa condition et en fait une figure subjective, ouvrière et héroïque. La subjectivité entraîne ainsi l’émergence de deux figures, le corps de Nada rendant le travail du héros beaucoup plus humain.
Au matin de cette décision, Nada est encore l’ombre d’une figure héroïque : la décision est le fruit d’une motivation issue de la curiosité, et non d’une prise de conscience. La curiosité pousse ainsi Nada à pénétrer dans l’église, d’où proviennent étrangement les chants de la chorale à toute heure du jour et de la nuit. Il entre par l’arrière du bâtiment, par la coulisse [4] qui dévoile le décor d’une mise en scène savamment orchestrée : les chants sont en vérité enregistrés sur bande magnétique. Sur une table sont disposés plusieurs flacons de laboratoire et des paires de lunettes noires. Face à la table apparaît noir sur blanc la fameuse inscription : “They live we sleep” (“Ils vivent nous dormons”). Nada trébuche et ouvre par hasard une trappe : il y cache une des nombreuses caisses préparées par l’organisation, sans en connaître le contenu, dans l’intention d’un éventuel retour. Le prédicateur aveugle le surprend ; il touche hâtivement son visage et ses mains pour s’en faire une idée. “Vous travaillez de vos mains”, remarque t-il. Il insiste : “C’est la révolution, ici […]. Le monde m’a peut-être rendu aveugle, mais Dieu me permet d’y voir clair”. L’équation immédiate entre l’acte de résistance et la croyance (l’église comme repère, le prédicateur et son discours) prend forme au sein de l’organisation et installe le doute sur les motivations de son intervention (prêcher la bonne parole). L’arrivée soudaine d’un hélicoptère survolant le camp, tel un insecte guettant sa proie, permet à Nada de s’échapper et ne fait que renforcer sa curiosité.
La démarche individuelle de Nada, dont Frank ne partage pas la prise de risques, disant se tenir à l’écart pour conserver son travail et subvenir aux besoins de sa famille, implique immanquablement l’identification du spectateur. L’isolement du personnage, sa position d’observateur curieux qui provoque la prise de risques, travaillent en effet les attentes d’un engagement dans le mouvement collectif. La passivité de Frank, qui intensifie la solitude de Nada, a pour effet de retarder cet engagement, comme si Nada était dépendant de Frank pour y parvenir (cette hypothèse se vérifiera plus tard avec la scène de la bagarre articulée à la prise de conscience des deux protagonistes). Si Nada choisit de recourir à l’individualisme -au sens premier du terme : “qui s’affirme indépendamment des autres”-, c’est qu’il n’agit pas pour une classe mais pour lui-même. À ce moment du récit, They Live se place donc du point de vue de l’individu face à la foule (et face à la foule des ouvriers), et de l’individu face au collectif organisé. Cette figure individualiste -singulière- couplée à la figure transversale de l’étranger, permet de cette façon de travailler le collectif comme idée.
Contrairement à la figure héroïque traditionnelle du cinéma hollywoodien, centrale, à partir de laquelle se constitue le collectif, Nada fait ici figure de héros qui arrive en marge d’une organisation constituée bien avant son entrée en scène. L’organisation n’agit pas pour lui, elle agit pour elle-même, pour le peuple. En agissant pour lui-même, Nada opte pour une démarche singulière similaire, il se rapproche des objectifs du collectif sans même en avoir la conscience. En d’autres termes, la figure ouvrière se constitue avec le héros qui traverse la situation dans sa diagonale, mais aussi et surtout avec le collectif qui précède et succède à son passage.
“C’est la Troisième Guerre mondiale ? ” : la prise de conscience comme étape finale à la constitution de la figure ouvrière
L’insecte est revenu sur sa proie : l’hélicoptère survole une nouvelle fois le camp, de nuit,
semant la panique au sein de la communauté. Son irruption anticipe la charge d’une centaine de policiers armés jusqu’aux dents. Des bulldozers, et autres machines imposantes, détruisent les bicoques, retournent les panneaux de tôle sans même se soucier de la moindre vie humaine. Nada et Frank sont séparés de force par la violence de l’attaque ; Nada, comme déboussolé par l’ampleur de l’événement, erre sur le terrain vague, en léthargie face aux passages à tabac dont il est le témoin. Bloqué dans une ruelle, le prédicateur aveugle, brandissant sa canne pour tenter de se défendre, s’en remet à Dieu. Un policier, aux gestes mécaniques, ne cesse de lui asséner des coups de matraque. La prière n’empêche pas le corps du vieillard de chuter, hors-cadre, à même le sol et mortellement sans doute, sous le regard d’un Nada ignoré des forces de l’ordre. L’homme prend alors sous son aile un adolescent perdu, assumant progressivement son rôle de héros aux actes protecteurs. Il pénètre avec le jeune homme dans une maison isolée où d’autres personnes ont trouvé refuge ; l’une d’elles, un homme noir, demande : “C’est la Troisième Guerre mondiale ? ”.
La scène, d’une violence décuplée par l’effet de surprise du surgissement des forces de police, induit au moins trois idées fortes. Dans un premier temps, elle caractérise les autorités comme les opposants, les ennemis des ouvriers. Dans un deuxième temps, elle redéfinit les motivations de l’organisation, en modifiant son lieu de repère (les résistants sont obligés de déménager) et en tuant, littéralement, le personnage du prédicateur ; la scène permet ainsi d’ôter le masque religieux du collectif organisé et change les objectifs de sa “mission”. Dans un troisième temps, elle produit l’effet d’une prise de conscience, tant pour Nada que pour le spectateur, placés tous deux dans une position de témoin impuissant. C’est la prise de conscience d’un ennemi et d’un danger bien réels.
Cette prise de conscience prend tout son sens lorsque, le lendemain matin, la communauté reprend vie sur le camp dévasté. La lumière du jour éclaire ce qui ressemble désormais à une décharge, où les ouvriers sont assimilés plus nettement encore à des déchets humains. Diffusant une émission sur la mode vestimentaire, une télévision fait office d’indifférente machine -comme on le dit de la nature- et accentue l’écart déjà extrême entre opprimés et oppresseurs. La scène est bouleversante, par le montage de l’image (le camp dévasté) et du son (les commentaires futiles d’une voix féminine issue de l’émission), au sens où elle bouleverse l’état des choses. La scène touche brutalement au réel, et le contrepoint sonore -la distance ironique- provoque l’émotion.
La décision de retourner dans la coulisse de l’église n’est alors pour Nada que le signe d’une subjectivité pleinement assumée : l’engagement individuel vient cette fois-ci conséquemment à la curiosité et à la prise de conscience, à la révolte indispensable à la constitution de la figure ouvrière. Dans la coulisse, Nada ouvre la trappe, prend la caisse et l’emporte dans une ruelle déserte non loin de la ville. Il défait l’emballage, découvre plusieurs paires de lunettes noires, examine la caisse dans l’espoir d’un double fond -sans succès. Résigné, Nada enfonce l’emballage dans une poubelle et garde une paire de lunettes, qu’il prend pour de simples lunettes de soleil, sans se douter de leur inquiétant pouvoir.
3. L’AMERIQUE VUE AVEC LES LUNETTES D’UNE FIGURE SUBJECTIVE : LA DEMYSTIFICATION D’UN PAYS “IRREPROCHABLE”
La séquence des lunettes intervient dans le récit comme une rupture nette et décisive, que la distance humoristique (mariant le comique au fantastique) contribue à mettre en valeur : rupture de ton qui convoque l’imaginaire sans pour autant noyer le réel. Car la séquence, tout en permettant à Nada d’asseoir sa dimension héroïque, introduit directement la question nationale posée par la subjectivité de l’ouvrier. Ce qui importe désormais, c’est la figure ouvrière comme fondement d’une capacité d’êtres, comme ouverture d’une capacité politique.
Lorsqu’il met pour la première fois les lunettes noires, Nada fait la découverte d’un autre monde, du monde de l’Autre (le moment fait écho au discours de l’intervenant à la télévision : “Pas vus, pas pris”, disait-il à propos des extra-terrestres en enlevant ses lunettes de vue). La découverte fait alors autant l’effet d’une nouvelle prise de conscience que d’une démystification complète et soudaine du pays, jetant le doute sur l’image cliché de l’“utopie réalisée”. Avec la paire de lunettes, prothèse devenue excroissance de l’œil créant un écran organique, in-corporé, le spectateur obtient le point de vue subjectif de Nada, il partage son regard. Les lunettes mettent en abyme sa pulsion voyeuriste, exprimant le désir de démasquer le réel : il faut des yeux sur les yeux mêmes, pour voir comme “ils” voient. La teinte des verres apporte l’important élément du noir et blanc, qui travaille la couleur comme idée et répond à l’opération de montage du générique de début.
Le noir et blanc donne à voir le monde des extra-terrestres, un monde aux couleurs attrayantes : Nada s’aperçoit que les envahisseurs colorisent la Terre autant qu’ils la colonisent. Le noir et blanc montre la chute du masque, révélant le visage humain de la mort ; les créatures échappent effectivement à la typification de l’extra-terrestre comme Chose monstrueuse, ou comme alien (évacuant ainsi la connotation raciste du mot, qui signifie avant tout l’étranger indésirable). Elles ressemblent tantôt à des humains auxquels les globes oculaires protubérants confèrent un regard métallique, tantôt à des zombies [5] au faciès rongé par la pourriture mais que les muscles apparents éloignent de représentations-type morts-vivants.
Le noir et blanc donne à voir les messages subliminaux qui maintiennent l’hypnose collective : chaque panneau publicitaire, chaque enseigne, chaque page d’un journal recèle une formule de dressage. Certains messages [6] désignent explicitement les méthodes du système capitaliste. D’autres messages [7], couplés à une voix sourde au ton monotone (“Sleep” -“Dormez”- dit-elle en boucle) transmise par une antenne parabolique, dévoilent ouvertement, par l’excès même de leur contenu, le type d’“hypnose” mise en place par la politique en vigueur.
Mais le noir et blanc donne aussi à penser, et ce dès le stade de la vision. La vision propose une idée dans les images, une idée du cinéma : à travers l’opération de montage -le passage de la couleur au noir et blanc- naît l’idée-cinéma. C’est le cinéma qui rend possible le discernement du monde en noir et blanc d’avec le monde colorisé. Mieux encore, la vision fait passer l’idée entre les images ; le morcellement des images en noir et blanc constitue alors une image fragmentaire, en soustraction de l’image colorisée. L’opération de montage renforce d’autant plus l’ambiguïté du discernement (le monde ne change presque pas) qu’elle procède, de toute évidence, d’une économie de moyens. Dans They Live, les effets spéciaux sont presque imperceptibles (en un sens, le film cultive l’“effet spécial invisible”) ; le truquage provient moins de l’image que des éléments qui la composent : les acteurs sont simplement maquillés, ils évoluent dans le même décor mais utilisent d’autres accessoires. Cette économie de moyens rappelle irrésistiblement le genre lui-même, la science-fiction d’antan, et quelques œuvres de série B. Des images du genre semblent en effet surgir au coin d’une rue par exemple (une soucoupe volante aperçue entre deux immeubles), comme projetées dans le film. Faisant passer l’idée d’un genre éternel, le film projette par ailleurs littéralement, sous forme d’extraits télévisés, deux œuvres antérieures : This Island Earth (Les survivants de l’infini, 1955) de Joseph M. Newman et The Monolith Monsters (La cité pétrifiée, 1957) de John Sherwood (et d’après une histoire de Jack Arnold). La projection, imagée ou effective, fait ici preuve d’amour du genre et enrichit la texture de l’image, la texture du monde.
De manière cinématographique, le noir et blanc multiplie les images du monde en proie au Capital pour mieux les étudier : sur le premier panneau que regarde Nada par exemple (le cliché photographique de la femme en bikini allongée sur une plage, sur lequel est écrit : Come to the… Caribbean/Passez vos vacances… aux Caraïbes) apparaît le message subliminal : marry and reproduce (mariez-vous et reproduisez-vous). L’enchaînement du message publicitaire, en couleur, avec le message subliminal, en noir et blanc, crée un jeu sur les mots come (venez, sous-entendu en
vacances, mais aussi jouissez) et marry (mariez-vous), et donne à penser le peuple dressé comme pur produit de consommation et de sexe -excluant par là-même la question de l’amour qui sera posée par Nada et Frank après la scène de bagarre. Le noir et blanc réussit à faire perdre à l’image colorisée sa virginité apparente et rétablit son ob-scénité : la jouissance n’est ici pensable que comme rationalisation individuelle au profit d’une efficacité productive et reproductive.
Dans son rapport au monde, au réel des années quatre-vingts, They Live fait clairement référence à Reagan (la figure de l’État corrompu) et à ses proches collaborateurs et électeurs, les classes dirigeantes et les Yuppies (ces jeunes cadres dynamiques et ambitieux indifférents à toute autre finalité que celle de la promotion). Ils s’unissent conjointement dans l’optique d’une Amérique nouvelle, dynamique et prospère. Le discours d’un homme politique diffusé à la télévision est sur ce point explicite : “Il y a quelque chose dans l’air, un renouveau pour le pays. La vitalité, la sincérité ont remplacé le cynisme. Nous avons foi en nos dirigeants. Nous appréhendons l’avenir avec optimisme. Il nous suffit d’accepter les choses telles qu’elles sont. Nous n’avons que faire du pessimisme”, dit l’homme, le décor du plateau de l’émission formant un grand OBEY (OBEISSEZ) noir sur blanc derrière lui. Le décor révèle l’hypocrisie du discours [8] qui fait partie intégrante de la création de l’image cliché à laquelle croit innocemment tout illusionné, Nada en particulier. La découverte de l’entreprise lui permet de retourner cette image, de la confronter au réel et de prendre conscience de la coexistence alarmante de deux mondes distincts : le monde et son double (le monde de l’Autre, invisible à l’œil nu). En effet, “le réel qui s’offre immédiatement est une doublure, comme l’événement qui a véritablement lieu est une imposture” [9]. La nécessité de porter des lunettes spécialisées, de les supporter (elles entraînent de sévères maux de tête et font l’effet d’une drogue) et d’accepter la vérité de l’imposture sont autant d’épreuves qui dessinent la mission de Nada et du collectif organisé : abolir la frontière entre les deux mondes et rétablir un monde multiple, visible aux yeux de tous et ouvert à une pensée universelle.
En vérité, la mission de Nada, à titre individuel, commence dès la découverte des extraterrestres. Démasquer le réel, c’est pour lui l’occasion d’enterrer son discours idéaliste (“Je crois en l’Amérique…”) et d’accéder à la dimension héroïque irréversible, c’est-à-dire de devenir un hors-la-loi. C’est en effet en tant que hors-la-loi -par ses actes et ses gestes- que Nada parvient à devenir un héros accompli concerné par les problèmes du peuple, et qu’il pense à chercher de l’aide -sortir Frank de la passivité, puis rejoindre le collectif résistant.
Auparavant, Nada doit se défaire des forces de l’ordre qui le poursuivent. Une scène en particulier demeure forte : lorsque Nada, pris dans une ruelle, voit deux policiers extra-terrestres le serrer. L’un d’eux ne peut s’empêcher de lui dire : “T’es aussi affreux pour nous qu’on l’est pour toi”. Nada lui répond : “Impossible !”, avant de s’emparer de l’arme du policier et de les tuer tous les deux. Sa fuite l’entraîne vers un parking souterrain, où il prend en otage une femme (Meg Foster), humaine, du nom de Holly Thompson.
Les deux premières choses qui accrochent l’œil du spectateur, à propos de cette femme, sont le corps, qui évoque Lauren Bacall, et le regard, cousin de Charlotte Rampling. La sécheresse de la ligne corporelle, la démarche désinvolte, les gestes précis et comptés, la froideur du regard (elle a les “yeux revolver”) dégagent d’elle, pourtant humaine, la même impression que les créatures extra-terrestres [10]. Son nom et son prénom donnent directement accès à la pensée : Thompson qui, par opposition au nom de Nada, fait foi d’origines strictement américaines. Le prénom ensuite, Holly, qui idéalise les formes du corps par son caractère sacré (de holly = houx à holy = saint ou sacré, il n’y a qu’un “l”…). Le prénom et le nom, représentatifs de la Nation américaine, sacralisent le corps, semblable à celui de l’Autre. La répétition à de multiples reprises de ce nom et de ce prénom (lorsque son voisin [11] la salue par exemple, ou quand elle appelle la police), au sein d’un film où les personnages n’en portent que rarement, donne au personnage une étrangeté. Ses actes (dans son appartement, elle assomme Nada et lui fait traverser une baie vitrée, en un plan qui amplifie la violence de l’acte par une plongée zénithale) définissent cette étrangeté comme nuisible à l’être humain : Holly Thompson fait partie des collaborateurs humains, les corrompus de la Nation. Il ne faut alors pas s’étonner si la femme travaille pour la chaîne de télévision Cable 54 (la chaîne parasitée par le signal de l’organisation résistante) en tant que directrice… de la programmation.
Dans la position du hors-la-loi, Nada se retrouve égaré dans la ville, en danger de surcroît (il a oublié ses lunettes dans l’appartement de Holly, perdant ainsi sa capacité à reconnaître les ennemis). Nada se doit donc de trouver quelqu’un à qui parler de son expérience : ce sera Frank, sa seule connaissance.
Lorsqu’il retourne au chantier, Nada est de nouveau confronté à l’opinion tranchée de Frank, et à son hostilité : Frank est en effet au courant du carnage perpétré en ville. Il se refuse à toute discussion, renvoyant fermement Nada à son éternelle solitude. Ce dernier est donc contraint de quitter les lieux et de retrouver la caisse de lunettes noires dissimulée dans une poubelle de la ruelle où il les abandonna. À son arrivée dans la ruelle, un camion-poubelle passe dans le quartier, si bien que Nada se voit obligé de pénétrer à l’intérieur, parmi les déchets, pour attraper le précieux emballage. Au même moment, Frank réapparaît avec le salaire de Nada à la main, Nada s’empressant de vérifier le visage de Frank : il est bien humain. La réapparition de Frank trahit son indécision : après s’être mis en colère sur le chantier, il fait un pas en avant vers Nada. Il ne lui était pourtant en rien redevable (il est donc honnête) et la remise du salaire tient presque de prétexte à une confrontation entre les deux hommes. L’ambivalence du comportement de Frank montre qu’avant même de connaître la vérité de l’imposture, il refuse de choisir la position nécessaire à l’arrachement à sa condition d’ouvrier soumis, la position du penseur. Nada, conscient de l’agressivité de son ami, tente de le ramener à la raison en lui chaussant les lunettes. Mais Frank se met sur la défensive et frappe violemment Nada d’un coup de poing au visage. Ce dernier résiste dans un premier temps à l’épreuve du combat : “J’essaie de te sauver la vie, à toi, et à ta famille !” insiste t-il. L’indifférence de Frank le pousse alors à engager le corps à corps : la lutte entre les deux hommes ne fait que commencer. Car le combat prend une dimension homérique digne de Ford [12], les personnages exécutant certaines prises spectaculaires issues de la lutte libre américaine, le catch. La référence à Ford prend ici toute sa force dans le renouvellement de la scène de bagarre issue du western : les personnages s’affrontent à mains nues, le mode de lutte dilate la durée de la scène jusqu’à la suspendre dans le temps. L’assurance des prises et la violence des coups construisent ainsi une scène émaillée de rebondissements : au moment où Frank prend le dessus sur son adversaire par exemple, il fait semblant d’écraser les lunettes (l’interruption du mouvement de la jambe en fait un geste remarquable) pour mieux lui asséner un coup de genou dans les dents. Le geste travaille l’idée d’indécision, comme si Frank passait à cet instant le difficile cap du choix : s’il n’accepte pas encore de chausser les lunettes, il ne peut cependant les détruire. La durée du
combat invite elle-même à être pensée ; la lutte met les deux corps à l’épreuve pour mieux révéler leur égalité de principe. Par la disposition de Nada à vouloir le bien de Frank, la mise à égalité pose alors l’hypothèse de l’amour de l’humanité développée ultérieurement. Enfin, après maintes torsions et contorsions poussées à l’extrême (Nada finit par éclater de rire et emporte l’adhésion du spectateur devant les proportions que prend l’affrontement), Nada réussit à faire plier Frank à ses idées : en somme, il le délivre de son discours de lutte des classes par la vision en noir et blanc. La vision rend à Frank instantanément sa raison et réunit les deux hommes formant désormais un couple subjectif.
Articulée à la prise de conscience collective et à la décision, l’idée de couple est effectivement prégnante, l’association des deux personnages prenant à contre-pied celle, récurrente et académique, du Blanc et du Noir dans le buddy-movie (le “film à deux copains”), sous-classement du film d’action (généralement pour toucher, en vue d’un succès commercial, le plus grand nombre de communautés ethniques). Surtout, l’idée de couple met en valeur la capacité d’un ou des deux personnages à occuper alternativement, le temps d’une scène par exemple, la position de la femme dans le couple. Cette éventualité convoque l’androgynie selon laquelle, écrit Denis Lévy, “homme et femme sont bien des positions plus que des données naturelles” [13]. Il est remarquable par exemple que Frank prenne les initiatives après le combat : à la réception d’un hôtel, c’est lui qui demande une seule chambre pour les deux hommes. Dans la chambre, c’est encore lui qui pose son regard -comme il l’avait précédemment fait au chantier- sur le torse nu de Nada lavant ses plaies. Dans le cadre du couple, Frank prend ouvertement la position de l’homme tandis que Nada occupe la position de la femme, la scène de la chambre travaillant la scène typique du processus amoureux où le héros surprend l’héroïne à sa toilette. L’ambiguïté des positions sexuelles, rappelant l’ambiguïté des relations entre certains héros de western hawksiens (dans Rio Bravo -1959-par exemple), suscite un réel sensible des corps et pose la question du regard amoureux, du regard solidaire et fraternel de l’être humain envers le genre humain. “C’est pas beau, l’amour ? ” conclut Nada -au plus loin des slogans et messages publicitaires mis en place par les systèmes politique et économique répressifs.
Lorsque Gilbert vient chercher Nada et Frank à l’hôtel, il permet au couple de s’engager dans le mouvement collectif. Le couple intègre un corps en constitution permanente, ouvert à l’éternelle reconstitution -bien loin d’un quelconque corps constitué, fermé- et c’est aussi cette ouverture qui le dispersera (l’arrivée de Holly jouant la résistante en sera responsable). L’ouverture témoigne de l’évolution du groupe et de l’autonomie des participants : Nada et Frank conservent effectivement leur démarche individualiste, tout en agissant pour le peuple dont il font partie -le second point des objectifs du collectif qui leur manquait. Dès leur arrivée, les deux hommes troquent leurs lunettes contre des lentilles plus perfectionnées (outre leur discrétion, elles font moins d’interférences et sont donc plus supportables). À partir de cet échange, le film met en place des changements de point de vue inopinés ; le montage des ces points de vue, objectifs en couleur et subjectifs en noir et blanc, retravaille alors la question de la subjectivité, mais davantage dans sa capacité à penser le cinéma. La subjectivité devient affaire de raccords de points de vue, la vision en noir et blanc n’étant plus nécessairement assignable à Nada ou à Frank, mais bien à Nada et à Frank au cours de leur travail de héros devenu collectif.
Le travail des héros aboutit à la rencontre des oppresseurs et des collaborateurs dans les souterrains de l’Alliance, “derrière la scène du spectacle”, comme le dit un corrompu de la Nation. Ce dernier reconnaît Nada et Frank (il faisait partie des démunis du camp de Justiceville), qu’il prend pour de nouveaux venus. Son apparition dans un dîner de gala, vêtu d’un smoking et une coupe de champagne à la main, permet de mesurer l’écart entre son individualisme -au second sens du terme : “qui a tendance à privilégier la valeur et les droits de l’individu contre les valeurs et les droits du groupe”- et la démarche singulière de Nada et de Frank. La scène du dîner est le lieu de l’allocution d’un leader extra-terrestre se félicitant de l’extermination de l’organisation résistante, qualifiée au passage de groupe terroriste. Le discours du corrompu, tout aussi vomitif, laisse néanmoins le temps aux héros de visiter les coulisses (notamment les plateaux de télévision) et de préparer leur attaque. Armés de revolvers, Nada et Frank pénètrent dans les hauts lieux stratégiques du réseau, à la recherche d’une Holly persistant à se faire passer pour leur complice. Ainsi, elle élimine Frank tout près du but suprême de la mission (l’antenne parabolique du réseau), en un plan combinant un effet de lumière à un effet de montage saisissant : Frank meurt sous l’éclair fulgurant d’une balle de revolver, comme entre les images. À cette mort suggérée répond la mort montrée et banalisée de Holly, corps désacralisé dans sa chute brutale et horizontale, littéralement éjecté de l’image comme une vulgaire entrave à l’accomplissement de la mission du héros. Bien que menacé par les forces de l’ordre, Nada fait enfin le choix de détruire l’antenne, s’exposant aux balles des policiers mais conservant jusqu’au bout sa dignité : il résiste une dernière fois, avant de tomber et de leur faire un doigt d’honneur. La vérité de l’imposture est désormais visible aux yeux de tous les humains, libres d’assurer la pérennité du collectif résistant. Mais la chute du masque pose aussi l’inquiétante question de la reproduction, la toute dernière scène montrant l’accouplement d’une femme humaine blanche avec un extra-terrestre noir (quelles seront les générations futures ? ) en pleine application d’une formule de dressage (le panneau marry and reproduce -mariez-vous et reproduisez-vous- est répété à l’arrière-plan sous forme de tableau) et renvoyant au spectateur toute l’horreur du sexuel déshumanisé, en quelque sorte désarticulé de l’amour.
Par le réel qu’elle touche, la figure ouvrière, articulée à celle du peuple par sa subjectivité, soulève une question nationale : qu’est-ce qu’être américain ? Dans un monde capitaliste inhumain, corrompu, They Live propose l’ouverture d’une capacité politique où la figure ouvrière, par son acte de résistance, est désignée comme emblématique d’une capacité d’êtres. Le passage transversal du personnage emblématique de Nada, qui se positionne en travers du monde, introduit du possible à partir d’une situation critique -l’exemple du mirage Reagan- et d’une condition insupportable -la soumission par le dressage. En donnant aux hommes leur conscience, la figure ouvrière permet de percevoir l’antagonisme d’une façon nouvelle, de s’ouvrir au monde multiple. Le monde multiple laisse alors aux hommes le choix de voir et de penser, libéré des effets de la mystification et de la sacralisation.
Le film procède par objectivation de ce personnage emblématique, c’est-à-dire qu’il en fait le matériau à partir duquel les opérations permettent la pensée du monde. Cette objectivation ne réduit en rien la valeur du personnage et de ses actes ; au contraire, elle fait l’hypothèse que le personnage n’est en aucun cas objectivé en pur reflet (il se détache de toute objectivation sociale) et met en perspective, en définitive, sa subjectivité. Cette affirmation ne relève pas du paradoxe, elle tient simplement compte de l’évolution du personnage au cours du récit : il met à mal les notions de classe et de condition ouvrières à chaque étape de son parcours. L’acte -héroïque- de résistance permet alors de remettre en question l’Amérique irréprochable dont le film et son personnage central finissent ensemble par ôter le masque. Et la mise à nu de son visage donne à penser de nouveau le pays [14]. En conséquence, They Live propose une pensée universelle, par opposition au communautarisme généralisé -cette tendance typiquement américaine, qui s’étend au monde entier, à privilégier les organisations ethniques, religieuses, sexuelles, etc.-, et fait le pari de substituer l’art au multiculturalisme.
Au sein de l’industrie hollywoodienne indifférente à cette situation politique, et tirant profit de la situation économique, They Live prend aussi position. C’est l’éthique du cinéaste qui tient sur la figure ouvrière, sur le genre qu’elle supporte (le western) et sur le genre qu’elle traverse (la science-fiction). La référence au genre, dans ce croisement singulier, s’effectue par la réactualisation de ses opérations artistiques intrinsèques (le cliché par exemple), en rapport avec le réel d’aujourd’hui. La dimension soustractive, dans le traitement de certains éléments du genre (le héros faillible entre autres), ainsi que la distance humoristique participent enfin d’une modernité constitutive de l’art néo-classique et introduisent à leur tour du possible dans la situation du cinéma : il y a encore
une place pour l’art.