La comédie de l’immaturité
Edito - L’art du cinéma n°82/83
La désorientation du monde : tel est le fond repérable dans nombre de films contemporains, à Hollywood mais aussi ailleurs, qui traitent du manque de repères symbolique des adolescents d’aujourd’hui, particulièrement les garçons. Cependant, dès 1955, après les années très dures aux États-Unis du maccarthysme, alors que se dessine et le tout début du mouvement pour la déségrégation, le titre du film de Nicholas Ray, Rebel Without a Cause, annonce clairement - ce dont il sera centralement question ici, mais dans un autre contexte - un "malaise des fils".
Un demi-siècle après, des films d’aventures, néoclassiques, portent en leur cœur une tension tragique proche. Ces œuvres, qui visitent sur un mode nouveau le grand roman américain du XIXème, surprennent par leur inversion subtile des rôles : tels Moonrise Kingdom de Wes Anderson (2012), ou Mud de Jeff Nichols (2013) dans lesquels l’apanage de la maturité est celui de jeunes adolescents, éduqués avec droiture par des adultes, qui, eux, sont à présent figés dans leurs habitudes, perdus dans le mutisme. Ces tout jeunes gens refusent les clichés tout comme l’usage de paroles approximatives. Ils réorientent les adultes par leur courage, mettant en péril leur vie-même, leur intimant de tenir sur l’amour, sur sa possibilité latente, s’ils sont conséquents. Leur exigence de réponses à cette question est impérative : qu’est-ce qui vaut la peine de devenir adulte ? Mud dispose cette réflexion sur deux, et même trois générations. De tels films ouvrent à l’idée de rapports d’éducation plus dialectiques, dans lesquels se redécident - à partir de la loi du père devenue illisible, de lois étatiques plus que confuses, de familles autrement composées - des principes en partage. De même, une nature grandiose jouxte une périphérie urbaine banale, non sans douleurs et pertes irrévocables, mais dans des liens nouveaux, indéfectibles, tissés par des personnages grandis par les épreuves, et par leur pensée capable de transgresser une loi injuste.
Un genre peut en engendrer un autre. De même, Mud et Moonrise Kingdom participent d’un genre, le film d’aventures dé-romantisé, qui paraît issu du grand cycle des Comédies de l’immaturité, ensemble qui a décidé de la pertinence de ce numéro.
L’inversion des rôles et des âges est donc un procédé comique qui s’origine chez les burlesques. Les personnages adultes se comportant comme des enfants maladroits au potentiel destructeur incomparable relèvent cependant le monde par leur souplesse ou leur grâce et rééquilibrent les situations par leur drôlerie. Les personnages de Jerry Lewis se transforment par déguisement en enfants pour repenser l’idée même de ce qu’est un adulte, et de ce qui de l’enfance, tels l’enthousiasme, la soif de découvrir, doit se garder précieusement. Avec le personnage construit par Harry Langdon, l’immaturité devient une façon singulière de vivre la condition humaine. Dans la comédie hollywoodienne classique les personnages immatures sont des adultes qui ont des positions reconnues : scientifique (Monkey Business de Hawks), jeune femme de bonne famille (I Know Where I Am Going de Powell), compagne d’un chef d’entreprise (Born Yesterday de Cukor). La comédie rend sensible sur un mode hyperbolique la désorientation de ces personnages qui poussent trop loin leur formule de réussite, exhibant ainsi l’irresponsabilité d’un système, lui-même immature, qui les dépasse.
Au milieu des années 80 apparaissent les premières comédies centrées sur les jeunes gens cette fois-ci, notamment celles de John Hughes : Sixteen Candles, Breakfast Club, Weird Science ou Ferris Bueller’s Day Off. Les adolescents, laissés à l’abandon par leurs parents et maltraités par l’école, déploient une énergie et une inventivité folles qui leur permettent de créer leur vie, de la penser seuls, tout en réduisant à néant le petit univers des adultes.
À partir des années 90, les comédies des frères Farrelly, et celles produites, scénarisées ou réalisées par Judd Apatow, systématisent la typologie des personnages immatures et constituent dès lors un genre, que nous nommons la comédie de l’immaturité. À propos de Punch-Drunk Love de Paul Thomas Anderson (2002), dans lequel Adam Sandler, acteur familier des films Apatow, joue un personnage immature, Marion Polirsztok écrivait : "La comédie américaine […] oscille entre l’héritage de la comédie sophistiquée (qui devient souvent sentimentale), et l’exploration du trash. Punch-Drunk Love n’est ni l’un ni l’autre et semble prendre sa source dans un burlesque moderne, celui de Jerry Lewis et Jacques Tati, ou dans le renouvellement de la comédie dans les films de Blake Edwards".
Les plus intéressants des films Apatow traitent, par la tonalité farcesque et sur le mode de l’exubérance, du brouillage symbolique dans lequel sont empêtrés les adolescents qui se demandent comment grandir ou les adulescents qui eux ont résisté plus ou moins consciemment à l’idée de grandir. 40 ans toujours puceau de Judd Apatow (2005), Walk Hard de Jake Kasdan (2007), You Don’t Mess With the Zohan de Dennis Dugan (2008), Step Brothers d’Adam McKay (2008), Get Him to the Greek de Nicholas Stoller (2010) sont des comédies dont l’extravagance est l’écrin de sujets croisant la question de l’immaturité avec celles cruciales de l’art, de la politique, de l’amour. Appréhendés dans leur réalité quotidienne (la famille, l’école, le travail) et confrontés aux exigences de la réussite, ces personnages se soustraient aux normes imposées. Ces comédies néoclassiques posent la question suivante : comment se saisir de sa vie dans un monde brutal ? Quels processus de maturation sont possibles et ne sont pas inféodés à l’opinion, à l’absence d’idée et de parole ?
Comme l’écrit Lucas Hariot dans ce numéro à propos de Step Brothers, "leur émancipation ne dépend pas de leur capacité d’intégration, elle se joue sur leur capacité à intervenir affirmativement dans le monde des adultes". De même dans La tour Montparnasse infernale de Charles Nemes (2001), les laveurs de vitres - Éric et Ramzy -, au-dessus du vide, se disputaient sans cesse sur la façon juste de nommer les choses : il s’agit d’y voir clair dans un monde de perte de l’idée. La comédie est un moyen d’ouvrir ces possibles en se soustrayant à l’hostilité du monde et en rendant justice à ce qu’il y a de positif, spécialement dans la jeunesse.
La multiplicité des processus de maturation (souvent une réorientation, mais parfois une désorientation salvatrice) montre la complexité de la problématique : passer de l’imaginaire au réel (Langdon) ; dialectiser immaturité et maturité pour nommer l’amour (Hawks) ; engager sa vie et son être au nom de principes justes (Cukor et Powell) ; créer et ainsi ré-enchanter le réel pour rendre le monde habitable (L’été de Kikujiro de Takeshi Kitano - film où la violence d’un pays irresponsable qui ne protège pas ses enfants apparaît cruellement) ; s’émanciper des catégories traditionnelles de la réussite (Freaks and Geeks de Judd Apatow) ; remotiver les mots grâce à l’idée (SuperGrave de Greg Mottola) ; se défaire de son masque (This Is the End de Seth Rogen et Evan Goldberg).
La question de la maturité apparaît dans tous les cas chevillée à celle de l’amour, et à celle d’autres possibles. Le "processus de maturation est inextricablement lié à la rencontre amoureuse : l’amour donne une prise sur le monde qui permet de résister, de découvrir son propre courage en ne se laissant plus définir par sa peur. L’amour est un principe d’orientation." Ne plus être immature c’est accepter que de l’autre advienne dans son propre monde : un être, une parole, une idée. C’est savoir aimer, c’est savoir penser.