Le cinéma est romanesque
Edito - L’art du cinéma n°90
par L’art du cinéma
L’abîme qui sépare le cinéma et le roman n’est pas seulement celui qui existe entre l’image et le mot. Ainsi, le temps de la lecture construit une durée subjective, tandis que le cinéma construit sa durée objective avec de l’espace, comme on le voit par exemple avec Black Coal. C’est pourquoi toute adaptation littéraire est nécessairement un lit de Procuste : il faut raccourcir ou allonger. En fait, le romanesque cinématographique s’édifie sur la destruction du roman : ceci n’est paradoxal qu’en apparence, c’est un aspect de l’impureté constitutive du cinéma. Prenant au roman ses personnages, ses genres, ses intrigues, son réalisme, il les dispose tout autrement, pour finalement retrouver l’émotion romanesque, ce que nous appelions, dans notre premier volume, l’émotion d’une fiction vraie, d’une fiction qui instaure une vérité emportant l’assentiment.
Aussi, peu importe que les intrigues soient « invraisemblables » : la vérité n’est pas l’exactitude, et il n’est nullement nécessaire qu’elle soit rapportée à la réalité, qu’on ne confondra pas non plus avec le réel, comme cela se pratique allègrement un peu partout. Le roman, du reste, a ouvert la voie : rien de plus nécessairement réaliste que la littérature fantastique – et ici, on entendra « réaliste » au sens d’un droit fait au réel, c’est-à-dire à l’impossible qui survient, comme nous l’avons développé dans notre numéro « Spectres ». De ce point de vue, on peut soutenir que le fantôme est l’âme même du romanesque – puisque, comme disait Mme du Deffand : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur. » De même, il n’est pas nécessaire de croire à la réalité de don Quichotte pour être saisi par la vérité de son personnage : le Don Quichotte d’Orson Welles réalisé par Jess Franco parvient à le faire sentir.
En corollaire, on soutiendra que le naturalisme, qui prétend s’en tenir à la seule réalité, à la « tranche de vie », est absolument anti-romanesque, comme le démontre par soustraction Le rayon vert. Ce qui est vraiment invraisemblable, c’est qu’il y ait encore des spectateurs (et des cinéastes) pour penser que le cinéma doive imiter servilement la réalité. Cela ne signifie nullement que le documentaire soit anti-romanesque : tous les vrais documentaires ont une dimension romanesque – c’est même ce qui les distingue du reportage – par leur faire-monde et la création de personnages. Aussi bien, quand les personnages ont réellement existé, comme dans le biopic, ils peuvent ou non prendre une dimension romanesque, ainsi qu’on le constate dans trois films sur Ned Kelly, fameux hors-la-loi australien.
Une autre voie du cinéma, symétrique au naturalisme, s’est avérée rétive au romanesque, sans doute par excès de formalisme, ou désir de cinéma « pur » : le cinéma dit expérimental, certains films des Straub (Trop tôt, trop tard…) ou de Raoul Ruiz, comme on l’a vu dans notre premier volume. Enfin, autre étrangeté de l’impureté du cinéma, son élaboration de l’emportement romanesque se fonde pour beaucoup sur la musique : le faire-monde cinématographique y trouve volontiers son unité globale, à la manière de l’opéra. Anna Karenina, Cloud Atlas, Satyam Shivam Sundaram, La frusta e il corpo en sont quelques exemples que nous avons pris dans ce second volume.