Chines
Edito - L’art du cinéma n°93
par L’art du cinéma
—Que pouvons-nous faire pour vous, mon bon monsieur ?
— M’expliquer ce titre fautif : Chines. Ne savez-vous pas qu’en français on ne met pas de pluriel aux noms propres ?
— Bah, on disait bien les Indes… Nous voulons signaler au lecteur que la Chine dont il est question ici est multiple : d’abord, du point de vue de la production cinématographique, il y a trois Chines, la Chine continentale, Taiwan et Hong-Kong…
— Vous allez donc parler de films chinois.
— Le critère national n’a jamais été pour nous déterminant. Du point de l’art, l’ensemble des films d’un pays n’a généralement pas de pertinence et n’est pas une configuration. Aujourd’hui encore moins, avec la généralisation des coproductions. Ainsi Les 3 Royaumes a associé à sa production non seulement les trois Chines, mais aussi le Japon et la Corée du Sud. Ensuite, au cinéma, on trouve une multiplicité de points de vue extérieurs sur la Chine, que ce soit la Chine réelle, comme la passionnante série du Hollandais Joris Ivens, ou les Chines fictives du Japonais Mizoguchi ou des Américains Josef von Sternberg et Nicholas Ray – ou encore le Hong Kong réel filmé par Henry King, cadre d’une fiction inspirée d’une vie réelle.
— Alors pourquoi la Chine ?
— Notre attention a été attirée sur ce pays par deux événements récents (vous savez que l’échelle temporelle de L’art du cinéma n’est pas exactement celle des journalistes, et que le « récent » pour nous peut avoir quelques années) : d’une part la sortie des films de Wang Bing (À l’ouest des rails, À la folie…), de Diao Yi’nan (Train de nuit, Black Coal sur lequel nous avons déjà publié) et d’autres, qui nous paraissent apporter du nouveau au cinéma ; d’autre part, l’édition en DVD de Comment Yukong déplaça les montagnes, qui nous a permis de voir ou revoir ces films disparus des écrans depuis longtemps.
— Mais je constate qu’au sommaire, vous n’avez aucun film de Taiwan et un demi-film de Chine continentale, si on compte la coproduction des 3 Royaumes.
— Notre première approche est circonvenante, peut-être par prudence. Les 3 Royaumes est en effet le seul film vraiment chinois. Nous n’avions pas l’ambition de faire un numéro sur le cinéma chinois, nous l’avons construit autour de la Chine.
— Et c’est comme ça que vous êtes tombés sur Hong Kong ?
— Exactement. Nous y avons trouvé le même peuple chinois que dans les Yukong. Car ce qui nous intéresse dans l’affaire, c’est le peuple, parce que c’est son peuple qui constitue un pays. Et chaque peuple, dans sa singularité, apporte de l’universel : pour le peuple chinois, c’est la puissance du collectif. C’est ce qu’on voit dans Yukong aussi bien que dans les films de Liu Chia-Liang.
— Vous voulez parler de ces films de kung fu ? Vous n’exagérez pas un peu – avec en plus un film de Jackie Chan ?
— Vous n’ignorez pas que nous tenons le genre pour un opérateur majeur de l’art cinématographique. Or le film de kung fu a lui aussi ses lettres de noblesse grâce aux films notamment de Liu Chia-Liang, Tsui Hark et quelques autres, qui ont prouvé la capacité de ce genre à créer des idées-cinéma inédites. Quant à Jackie Chan, nous le voyons comme l’héritier du grand cinéma burlesque, de Charlie Chaplin à Jerry Lewis, mais avec une tension singulière entre le comique et le grave. De plus, le film choisi convient à notre position « autour » de la Chine : il fallait bien compter le peuple chinois hors de la Chine, en l’occurrence aux États-Unis. Jackie Chan dans le Bronx est en quelque sorte le pendant, avec une trajectoire inversée, de Karaté Kid (2010), où des Américains émigrent à Pékin pour y travailler.
— Oui, on a plus souvent vu le contraire.
— C’est un retournement exceptionnel au cinéma si on songe aux immigrés chinois qui peuplent le cinéma hollywoodien, depuis le touchant « Yellow Man » joué par Richard Barthelmess dans Le lys brisé (D.W. Griffith, 1919) et l’extraordinaire Yen Sin de Lon Chaney dans Shadows (Tom Forman, 1922), jusqu’aux indispensables coolies qui construisent les chemins de fer américains dans Le cheval de fer (John Ford, 1924) et dans de nombreux westerns à sa suite. Comme vous savez, les divers Chinatowns ont été des lieux très fréquentés par le cinéma, jusqu’au cinéma français, avec le fort drôle Augustin roi du kung fu (Anne Fontaine, 1999), parce que ce sont des morceaux de Chine implantés à l’étranger et qu’on peut y voyager à moindres frais.
— Il est vrai que les Chinois ont le don de reconstituer partout leur pays. Ils font mentir Danton, ils emportent leur patrie à la semelle de leurs souliers.
— Il y a là-dessus une comédie formidable de Harold Lloyd, Patte de chat (The Cat’s Paw, 1934) : il y joue un jeune Américain entièrement élevé en Chine qui débarque aux États-Unis pour se voir aussitôt embobiné dans une filouterie électorale et finit par se retrouver maire de la ville, qu’il décide de nettoyer de ses gangsters « à la chinoise », c’est-à-dire en recourant au bric-à-brac des films d’aventures exotiques et au cliché du Chinois fourbe, cruel et dominateur tel que le véhiculait le mythe du « péril jaune ». Clichés et bric-à-brac sont évidemment tournés en dérision, en contrepoint du personnage de Lloyd, naïf empreint de citations du poète Ling Po, indifférent au temps, qui se ressource régulièrement à Chinatown auprès d’un vieux lettré autour d’une tasse de thé. L’écart permanent entre sa façon d’être et ce que les Américains attendent de lui est une source à la fois de comique et de réflexion complexe sur la Chine, les États-Unis et leur rapport.
— Vous n’avez pas d’article sur ce film ? Encore un film invisible ?
— Pas du tout ! Il existe en DVD, comme tous les films dont nous parlons. Ne pouvant parler de tout ce que nous aurions voulu, nous avons dû choisir, et Shanghai Express l’a emporté de justesse, avec sa Chine de studio, mais vivante de tout un peuple chinois amène et placide aux prises avec une situation terriblement réelle en 1931 : c’est le film inaugural d’un ensemble d’autres qui marquent un nouvel intérêt pour ce pays en pleine ébullition politique, et dont on a un lointain écho jusque dans les années 60 avec Les 55 jours de Pékin de Nicholas Ray ou Seven Women (Frontière chinoise) de John Ford.
— Ça fait tout de même beaucoup de films américains.
— Hollywood s’est donné les moyens (pas seulement matériels) de parler de tout et de partout, du Moyen-Âge anglais comme des Inuits au XXe siècle : il est normal qu’on trouve toujours des films hollywoodiens sur notre chemin, en quête de l’art du cinéma.
— Encore un film de Henry King !
— Et ce ne sera pas le dernier ! C’est un de nos cinéastes-méconnus préférés, et nous militons pour la préservation de cette espèce. De plus, La colline de l’adieu (Love Is a Many-Splendored Thing) nous gratifie de la présence, fût-elle fictive, de Han Suyin, grande chantre de la Chine, et fait aussi le lien avec notre numéro précédent – j’allais dire notre chapitre, car nous écrivons un livre au long cours…
— Oui, je sais : le numéro « le même et l’autre ». Vous avez même déniché un film japonais.
— Déniché n’est pas le mot, c’est un classique, à juste titre : dix ans après la fin de la guerre, L’impératrice Yang Kwei Fei (Yokihi) est une fabuleuse enluminure de Mizoguchi, cinéaste japonais majeur, qui rassemble les deux peuples et rend hommage à l’art séculaire de la Chine.
— Y a-t-il quelque avantage à lire les articles dans l’ordre de leur présentation ?
— Comme pour tout chapitre de livre ! Il nous a paru plaisant d’ordonner ici selon la chronologie…
— Des films ? On ne dirait pas !
— Non pas des films, mais des époques où se situent les films : le tout constitue une sorte d’histoire de la Chine en pointillés assez arbitraires, comme toute Histoire.
— Quel sera le thème de votre prochain « chapitre » ?
— Je vous laisse deviner à la lecture de celui-ci. La solution est à la fin.