Ride the High Country (Coups de feu dans la sierra, 1962) de Sam Peckinpah
La figure évanouissante du maître
par Charles Foulon
Ride the High Country est un western assez typique, présentant des figures récurrentes du genre. La modernité se situe dans l’aspect terminal du genre. On est à l’époque où le western risque de mourir, où les héros sont au bord de leur mort ou simplement de leur péremption. La forme produite est ce que l’on peut appeler un film d’apprentissage, où la figure du jeune “badman” va concentrer le processus spectatoriel de l’identification, de la subjectivité. Le film présente en vérité, une situation de choix, précédée d’une hésitation. Ce choix porte sur deux modes de vie : l’éthique incarnée par Joel McCrea et le cynisme incarné par Randolph Scott.
Ce western est classique dans son esthétique. Il s’installe complètement dans le processus de l’incarnation. Toute la forme va être l’idée matérialisée. Toute la forme dit et montre que le spectateur s’incarne, s’identifie dans les éléments du film (personnages, situations, diégèse). Le monde présenté va devenir le monde que l’on désire. Précisément, nous en passons par la figure du jeune homme : il est le point le plus mobile du film, c’est lui qui va subir le changement le plus radical. Le jeune homme n’est “qu’un animal particulier, convoqué par des circonstances à devenir sujet. Ou plutôt à entrer dans la composition d’un sujet. Ce qui veut dire que tout ce qu’il est, son corps, ses capacités, se trouve, à un moment donné, requis pour qu’une vérité fasse son chemin. C’est alors que l’animal humain est sommé d’être l’Immortel qu’il n’était pas.” Si je cite longuement Alain Badiou, c’est que cette formulation rend compte exactement ce qui se passe dans cette mise en scène. Ce western met en forme un processus de devenir sujet. Le jeune homme va être saisi dans son être, c’est à ce moment que l’identification va matérialiser le désir du spectateur. Ce désir est en quelque sorte la fidélité à l’événement à l’intérieur du film. Cet événement est la rencontre entre le jeune homme et Joel McCrea qui est une figure de maître. Le sujet du film est la rencontre alliée entre le spectateur et ce jeune “badman”.
Il faut situer ce saisissement pour comprendre ce que le genre répète et produit. Le début du film expose classiquement un paysage. Ce générique montre des montagnes à l’arrière plan, des arbres au second plan et une rivière au premier plan. La caméra se déplace lentement en panoramique sur ce paysage allègre souligné par une musique exaltante. C’est un générique ultra-typé, une sorte de cliché poussé à son maximum. Les cinéastes hollywoodiens n’ont jamais eu peur des images-clichés, car ils tiennent leur force de l’idée ainsi incarnée. Ici c’est du pays qu’il s’agit, et de l’émotion propre au genre. L’entrée dans l’anecdote nous prépare des surprises : ainsi la star Joel McCrea arrive dans une ville (l’arrivée d’un étranger, c’est également le début classique de tout western). Le personnage se croit accueilli par toute la population mais il se fait réprimander par un agent de police (élément surréaliste dans un western, ce n’est ni un shériff, ni un marshall, mais un agent de la circulation). A partir de ces incidents situationnels, nous allons découvrir de plus en plus de décalages qui vont nous questionner un long moment à propos du genre : est-ce ou non un western ?
La population attend en réalité l’arrivée d’une course. On peut en conclure que les masses attendent un spectacle et n’ont que faire d’un point sujet comme l’est pour nous Joel McCrea. Le cinéma ne s’occupe en fait que de spectateurs, ce n’est pas un divertissement pour les masses. Cette course est une tricherie : le jeune homme qui va ensuite nous intéresser, a organisé ce jeu : un dromadaire contre des chevaux. Le dromadaire étant plus endurant sur une longue distance, gagne à chaque fois. Cette ruse caractérise le personnage. On l’abandonne sans y penser et on suit Joel McCrea qui s’approche d’un homme déguisé en Buffalo Bill. On a du mal à reconnaître Randolph Scott. Ce qui étonne chez cet acteur ici, c’est le fait que dans les westerns de Boetticher, Scott ne joue presque pas, c’est à dire qu’il interprète des personnages monolithiques. Dans Ride the High Country, la caractérisation du déguisement vise à effacer l’acteur : le personnage ainsi figuré nous donne l’impression qu’il joue ce qu’il n’est pas. Il y a là l’idée matérielle de ce que Iago dit à son complice dans Othello : je ne suis pas ce que je suis. Ensuite, on remarquera que Scott joue un personnage hypocrite, il joue donc ce qu’il n’est pas.
La fin de cette séquence réunit les deux tricheurs ou faussaires : le jeune est en réalité l’élève de Randolph Scott.
La séquence suivante est le premier signe du vieillissement du genre : McCrea doit rencontrer des banquiers. Cette scène est étonnante dans un western, elle regroupe des personnages trop vieux ; les deux banquiers donnent l’impression qu’ils ont toujours été vieux, McCrea se cache de devoir porter des lunettes. Un contrat est finalement signé pour convoyer de l’or des montagnes jusqu’à cette ville. On verra ensuite que Scott a beaucoup de mal à marcher et à chevaucher. Son vieillissement est ainsi signifié.
Puis McCrea expose son problème matériel à Scott ; celui-ci se propose avec son acolyte, pour l’aider à convoyer l’or. Les personnages joués par les deux stars, se connaissent depuis longtemps, ils ont travaillé ensemble, respectivement comme shériff (McCrea) et adjoint (Scott). Ils furent amis, ils ont peut-être aimé la même femme, depuis perdue ; une conversation toute en frôlements des souvenirs encore vivants nous montre à quel point ils furent intimements liés. Cette amitié sera fortement menacée, de l’intérieur ; la crainte d’un duel entre eux nous angoissera un long moment. Le jeune homme n’est pour l’instant qu’un simple animal humain, il est caractérisé comme un médiocre.
Avant de quitter la ville, nous avons senti des signes indiquant l’hiver du genre : le vieillissement accentué des stars, une ville d’une banalité ordinaire, à peine remarquable (ce n’est d’ailleurs pas une ville de western puisqu’il n’y a rien à instituer, la loi y règne déjà), un personnage qui joue au cow-boy de foire, des éléments absurdes de l’univers westernien tels que l’agent de circulation et le dromadaire.
Quand apparaît la jeune fille, on remarque qu’il n’y avait pas encore de femme, ce n’était donc pas encore un western. C’est à dire qu’il n’y avait pas le centre d’intérêt de tout western : une femme à défendre, c’est en quelque sorte un enjeu. Je veux dire qu’ici la femme est un but abstrait, le jeune homme est l’enjeu subjectif du spectateur, c’est le chemin à parcourir. McCrea va se confronter au père de la jeune femme, sur le terrain de la Bible : cette séquence est un conflit entre deux interprétations de cet écrit. Nous sentons très bien que l’interprétation de notre héros est la bonne car il énonce les idées de tolérance et de liberté ; le père ne convoque que l’obéissance aux parents ce qui signe son égocentrisme. On le voit également prier de façon rituelle, ce qui l’enferme dans le dogme. A son arrivée à la ferme, la jeune fille est habillée en garçon, à la vue de nos héros, elle se change en femme et vient présenter ses atours, ce qui attise la jalousie de son père. Cela entraîne aussi la rencontre en soirée des deux jeunes. Ce sont encore des figures adolescentes, et McCrea et Scott sont des figures de “old timers” : l’expert se fait vieux, cette idée semble sur le point de son épuisement, les ancêtres sont épuisés. Nous avons là des “trop-jeunes” pour la relève, et des “trop-vieux” pour l’enseignement. La génération intermédiaire, nous la découvrirons plus tard.
La jeune fille décide de fuir ce père trop pervers, presque incestueux, et se fait accompagner par le trio. Elle force la décision des deux stars par l’attachement qu’elle suscite chez le jeune. Ici l’anecdote du convoi d’or est secondarisée au profit de la jeune fille et de ce qu’elle signifie. Le western ne s’occupe guère des problèmes du capital ; le combat subjectif du genre est toujours de penser contre le désastre des cyniques et des capitalistes en tout genre, contre leurs intérêts égoïstes. Les anecdotes se rattachant à l’argent ou au territoire sont toujours balayées au profit d’idées sur la justice et le pays en tant qu’horizon. L’or est ainsi vidé de son attrait, par le déplacement effectué de la couleur sur les arbres : il faut entendre par là que c’est là où est la couleur, que se trouve l’enjeu, que c’est dans le pays que réside toute la richesse et la beauté d’un combat, que là est toute la valeur du courage. Le scénario doit suivre la forme, il y a donc beaucoup moins d’or dans le camp, que ce qui était prévu avant le voyage.Et c’est là, dans ce camp, que nous découvrons la génération intermédiaire. Ces gens ont entre vingt-cinq et quarante ans et sont caractérisés comme des barbares sans repères sociaux, leur ville n’en est pas une, mais une sorte de communauté de la boue. Entre les “trop-vieux” et les “trop-jeunes”, ne subsistent que des détritus humains, des souvenirs boueux d’humains. Le fiancée de la jeune fille, et ses frères sont des crapules perverses. On se demande comment elle a pu éprouver de l’attirance pour ce sauvage. Elle a vu clair dans la névrose de son père, mais était aveugle à propos de cet homme. On a comme une appréhension : un mariage entre cette belle jeune fille (car on a commencé à l’apprécier pendant le voyage) et ce monstre n’est pas imaginable. Le mariage a lieu et l’appréhension s’est transformée en horreur. Cette réunion se transforme en orgie où la mariée est presque violée par les cinq frères. Ici le jeune homme doit (c’est ce que l’on ressent) intervenir, McCrea l’aide et impose une loi, là où il n’y a qu’un juge ivrogne. Cette loi est de l’ordre de la conscience, elle n’est pas écrite ; le juge, lui, a un certificat officiel.
C’est en fait une figure de l’Etat conduite par des barbares. Cela en fait une des séquences les plus violentes de l’histoire du Western. La violence est souvent associée à l’Etat, c’est un propos récurrent dans le western. Pour dénouer cette horreur officielle, Randolph Scott se tient derrière le juge, le menace de mort, pour qu’il déclare l’annulation du mariage, pour notre plus grand soulagement. Mais on se rend compte que Scott a des manières de hors-la-loi, ce qui prépare la séquence du vol. Peckimpah nous avait fait sentir la menace terrible d’ un duel entre McCrea et Scott. Il nous surprend en démontant le possible duel. On peut comprendre que cette idée de duel est impossible, ils sont trop amis. Scott n’a pas de cause, il est trop faible dans son cynisme pour tenir la violence de son vouloir. C’est un vouloir non un désir. Son désir va survenir dans ses actes de la dernière séquence. Le jeune homme a déjà emporté une grande partie d’adhésion sentimentale et dramatique, en défendant la jeune femme. Ses déclarations d’amour sont troublantes de beauté, le décor entier du film s’accorde à leurs désirs. Ils s’attendront, ils seront fidèles à leurs décisions, à leurs actes. On ne sent pas la pensée réellement chez les personnages. Peckimpah ne croit qu’aux actes, non à la pensée. C’est sa faiblesse. Budd Boetticher, par contre, nous montre très souvent des personnages en train de parler ou de réfléchir. A partir du vol raté, on ne parlera plus de l’or. Secondarisé, il disparaît à présent pour le plus grand bien de l’oeuvre. Scott refusera la loi de McCrea, il s’enfuit et se comporte comme un charognard, il vole à un cadavre son pistolet et son cheval. On en a une piètre opinion, on se dit que décidément il devrait abandonner son obstination de cynique.
La dernière séquence est poussée au maximum, c’est-à-dire que la forme est faite d’un double duel, d’images ultra-typées et d’une pensée qui se montre par un forçage. Les “villains” se sont installés dans le territoire, ont assassiné le père et attendent la petite troupe. Ce sont paradoxalement ces “villains” qui rassurent sur le fait qu’il n’y aura pas de duel entre les vieux amis. Les “méchants” sont bien repérables, c’est encore un des traits du classicisme du film. Le double duel se produit comme un combat d’immortels, la caméra les fixe par en dessous, en contre-plongée rasante, ce qui nous fait penser à un combat de titans : les monstres contre les Olympiens. McCrea est caractérisé dans cette fin comme un personnage divin, un sorte d’ange venu dans cette situation pour la débloquer, ainsi que pour donner un sens aux actes de cette situation. Le dernier plan semble forcé mais l’idée tient bon, et nous pouvons voir une dernière fois le héros dans son pays. Le cadre est fixe, au premier plan McCrea blessé mortellement, regarde l’arrière-plan. C’est la même montagne, les arbres dorés, et la rivière traversée, qu’au début du film. McCrea regarde, se retourne vers nous et tombe hors-champ. L’image reste sur cet horizon vidé de tout personnage. Ici, le film se retourne et nous regarde. Le peuple a été signifié par le jeune homme et son courage, il est devenu sujet de la vérité de ses actes, fidéle à la jeune femme, il est en réalité fidèle à la justice. Le peuple, c’est aussi nous les spectateurs. Ce cadre fixe, d’où disparaissent les personnages, représentants les désirs des spectateurs, nous convoque à penser ce pays ou cette idée (ici c’est la même chose). Avec cette fin, le film s’ouvre à un autre sujet de film. Le passage du cynisme à une éthique s’est fait sous l’injonction de notre désir. Le jeune homme, à la mesure de notre identification, est devenu beau. L’amour, diront éternellement les amants, sublime la banalité et l’insignifiance. Et c’est pour cet amour que ce jeune homme choisit un camp.