The Man who Shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance, 1961) de John Ford
Le crépuscule des mythes
par Estelle Lepine
Ce film de Ford appartient à la phase finale de l’histoire du western. Cela en fait une œuvre crépusculaire dans laquelle les règles du genre sont extrêmement tendues, et où transparaît, à travers les procédés formels qu’utilise Ford pour traiter du processus du progrès, une nouvelle esthétique, celle de la modernité, au sein même du réalisme.
LE PROCESSUS DU PROGRES
Dans The Man Who Shot Liberty Valance, le sénateur Ransom Stoddard, vieux, riche et célèbre, raconte en un long flashback sa conquête de l’Ouest. Ce qui se joue ici n’est rien moins que l’histoire des Etats-Unis, le passage d’une civilisation à une autre par le biais de l’instauration de la loi et de l’ordre, en un mot, le progrès, intimement lié à la typification des trois principaux personnages : Tom Doniphon (John Wayne), modèle de civilisation de l’Ouest, appelé à disparaître, Ransom Stoddard (James Stewart), modèle de civilisation de l’Est, et Hallie (Vera Miles), image de la nation américaine, enjeu entre les deux hommes, ainsi que première bénéficiaire et victime à la fois du progrès. Nous étudierons donc la caractérisation et l’évolution de ces trois personnages dans chacune des neuf grandes séquences du flashback.
Au début du flashback, Ransom Stoddard, jeune avocat de l’Est, arrive dans l’Ouest, et se définit (tout en l’étant par Ford également) comme un personnage sans division aucune : face à Liberty Valance, il déclare "Je suis avocat", et son comportement tout entier semble être dicté par cette affirmation, ce qui lui vaudra d’être battu et abandonné, blessé, gisant à terre. Il est alors recueilli par Tom Doniphon, éleveur de la région, caractérisé comme une figure classique de cow-boy dès sa première apparition : à l’aube, il pénètre, à cheval, dans la rue principale de la ville, au son de la musique provenant du saloon. Tom, tout en étant parfaitement conscient des desseins du jeune avocat, comme le montre bien le surnom dont il l’affuble, "Pèlerin", l’introduit dans la petite société de Shinbone, par le biais de Hallie qu’il réveille, et qui amène l’unique source de lumière au cadre, et aux deux hommes, pour qui elle sera désormais l’enjeu décisif. A cette première division de Tom (présenter à sa fiancée un homme qui, il le sait bien, est ici pour la conquérir), s’en ajoute une seconde, face à la loi. car si sa conscience individuelle le pousse à s’opposer à Liberty Valance, les moyens auxquels il a recours pour le combattre sont ceux de la loi de l’Ouest : la violence et les armes à feu. Tout au long du flashback, les ambiguïtés que soulèvent l’instauration de la loi et de l’ordre sont catalysées par le personnage du shérif incompétent, Link Appleyard, à la place duquel Ransom respecte et fait respecter les textes de loi, "impératif catégorique qui garantit l’ordre de la cité future" (André Bazin), et Tom fait régner la justice, impératif de la conscience morale individuelle. Ainsi, Tom est lié à Ransom sur lequel il projette une ombre immense, et avec qui il partage le désir de justice, mais le cadre fait nettement apparaître que, face à Ransom, Tom et Liberty Valance ont la même position.
Dans la petite communauté du restaurant qui l’a recueilli, et dans lequel travaille Hallie, Ransom est prêt à toutes les concessions pour être accepté, pouvoir continuer à affirmer son identité, (ici, en peignant son nom et sa profession sur une plaque de bois), et commencer sa conquête de l’Ouest, en proposant aux patrons du restaurant de leur apprendre à lire. Il endosse donc le rôle de plongeur et se revêt d’un tablier blanc, qui fait de lui, au vu des connotations féminines du costume, une véritable figure d’anti-cow-boy. Cela ne le démarque pas seulement alors de Liberty Valance, mais également de Tom Doniphon qui, malgré le costume saugrenu de Ransom, fait bien plus figure d’étranger que ce dernier, en se posant toujours volontairement en retrait par rapport aux autres personnages du film. Lors de l’affrontement dans la grande salle, il apparaît clairement que ce n’est pas simplement Ransom ou Tom qui s’oppose à Liberty, mais bien Ransom aux deux hommes de l’Ouest, dans son désir d’instauration de la loi et de l’ordre. Tom est conscient de cette position de Ransom, et après avoir refusé que le journaliste Dutton Peabody écrive un article sur lui, il le mène vers le jeune avocat, et supervise littéralement cette première rencontre entre le faiseur de mythes et le futur mythe. Après quoi, il s’enfonce dans la nuit : de même que dans la séquence précédente, il réveillait Hallie pour lui présenter Ransom, ici, son rôle est à nouveau celui d’un passeur, qui dirige Ransom vers ceux qui l’aideront à réaliser son projet, et s’éclipse, une fois la machine mise en route. Hallie, aiguillée elle aussi par Tom vers Ransom, se rapproche de ce dernier : devant la fleur de cactus que Tom lui a offerte, la jeune fille et l’avocat rêvent d’un projet d’irrigation que le futur sénateur réalise dans le présent du film. Lorsqu’elle décide d’apprendre à lire, sa voix devient étonnamment douce, contrastant fortement avec celle à laquelle elle nous avait habitués depuis le début du film : une nouvelle Hallie apparaît déjà, moins spontanée, moins vive, transformée par la conquête de Ransom. Tout au long du film, elle garde une sorte d’omniscience inconsciente et toute émotionnelle : lorsque Liberty Valance pénètre dans le restaurant, Ford précipite son objectif sur Hallie affolée, appareil et personnage en proie à une sublime prémonition intraduisible, à un terrible pressentiment de la gravité de l’enjeu et des liens entre tous les personnages.
La première concrétisation de la conquête de l’Ouest par Ransom Stoddard, montée significativement juste après le plan de Tom disparaissant dans la nuit, est le cours de civilisation de l’Est qu’il donne aux habitants de Shinbone, séquence au cours de laquelle Ford expose les splendeurs et misères de cette civilisation : d’une part se trouvent accrochés aux murs les portraits de Washington et Lincoln, glorifiant la démocratie américaine ; sur le tableau est inscrite la phrase "l’éducation est la base de la loi et de l’ordre", et la classe rassemble des Américains de toutes origines : suédoise, mexicaine, noire… Mais en même temps, Ransom interdit toute une série d’éléments : le chapeau, la cigarette, …et l’école apparaît comme une obligation, voire une punition pour les travailleurs de la région. Les enfants, futur de la nation, présentent le danger de la perte de leur propre identité au sein de la masse : ils récitent tous ensemble l’alphabet, et au premier rang se trouvent des jumeaux. De plus, Pompey, le seul Noir du film, ne parvient pas à se rappeler le début de la Déclaration d’Indépendance, qui affirme l’égalité des hommes entre eux. John Ford, sur ce point, est cruellement réaliste, Pompey, en tant que Noir, n’est pas plus reconnu ou considéré par l’Est que par l’Ouest : dans la séquence du meeting, alors que ce jour est de fête pour Peter Ericson, citoyen américain d’origine suédoise, Pompey est montré seul sur les marches du saloon, semblant somnoler, comme somnole encore la mise en pratique de ce début de la Déclaration d’Indépendance dans le film, mais également au début des années soixante, années de lutte pour la cause noire. Cette dualité autour de laquelle s’articule cette séquence, n’épargne ni le personnage de Tom, ni celui de Ransom : Tom interrompt le cours de Ransom, et après avoir annoncé qu’il vient de tuer un complice de Liberty Valance, il est cadré avec le drapeau américain. Ransom, quant à lui, après avoir enseigné la démocratie et les vertus de la loi aux habitants de Shinbone, part s’entraîner au tir. Au cours de cet entraînement, Tom, qui l’a rejoint, lui donne moins une leçon de tir qu’un certain enseignement de ce qui va lui arriver par la suite : Tom demande à Ransom de poser des pots de peinture sur des piquets, puis il tire rapidement sur chacun d’eux qui, en tombant, recouvre Ransom de peinture, ce que Tom commente ainsi : "C’est ce qui va t’arriver avec Liberty Valance". Et en effet, tout au long du flashback, Ransom se voit recouvert d’une “couche de peinture”, dont l’incarnation la plus achevée sera le meurtre de Liberty Valance qui lui restera collé sur le visage jusqu’à la dernière réplique du film.
Au cours du meeting, lors de la séquence suivante, qui réunit les habitants de Shinbone pour élire un délégué, la mise en espace des personnages est à l’image du flashback tout entier. Tom propose Ransom Stoddard comme président des débats, ainsi que comme candidat à l’élection, mais Ransom, une fois sur l’"estrade", se trouve un refuge entre une poutre verticale et la pente de l’escalier, et s’absente ainsi de l’affrontement qu’il aurait dû avoir avec Liberty Valance. C’est Tom qui le remplace et qui s’oppose au bandit. Et même lorsque Liberty vient le trouver à la fin de l’élection, Ransom se retrouve une fois de plus séparé des deux hommes de l’Ouest par une table. La question qui pouvait se poser à partir du moment où la machine de conquête se mettait en marche était de savoir ce qu’allaient devenir les cowboys dans l’instauration de la loi et de l’ordre ; la réponse est ici dans l’affrontement qui les oppose l’un à l’autre.
Cependant, le début de division que nous avons constaté chez Ransom, renforcé par la naissance d’un deuxième Ransom Stoddard dans le délire du journaliste, qui appelle sans cesse le jeune avocat, sans l’apercevoir à son chevet, et la scission de son enseigne par Liberty Valance, qui en arrache la partie "Avocat", amène l’homme de l’Est à se munir d’une arme, pour affronter Liberty. Or, au cours du duel, Ransom est blessé à un bras, et le soudain anéantissement d’un membre qui va par deux barre le chemin de la division interne qui allait s’accomplir en lui. C’est dans cette place brutalement laissée vide que se glisse Tom, qui assume sa division depuis le début. Il devient alors un véritable mort-vivant, conscient que tuer Liberty Valance équivaut à se condamner lui-même. Bourreau de la civilisation de l’Ouest, il la rejette maintenant avec la haine que provoque en lui toute violence, et viole les règles de la société, en permettant à Pompey, un Noir, de rester avec lui au saloon. Ivre, il rentre néanmoins chez lui afin de finir son oeuvre de destruction : il jette une lampe à pétrole dans la pièce en construction de sa maison, c’est-à-dire sur la société nouvelle dont il vient de permettre la création [1], et attend dans l’autre pièce, le vieil Ouest, la mort. Entre sa première apparition à l’aurore, en cow-boy héros de westerns classiques, et ce crépuscule, où il se retrouve effondré, seul et désemparé, Tom a véritablement renoncé à lui-même pour bâtir les fondations d’une nouvelle civilisation, et à travers lui, c’est l’identité américaine qui a pu s’accomplir, se donnant désormais moins dans la présence que dans la soustraction, moins dans la conquête que dans le renoncement.
L’image de la maison de Tom dévorée par les flammes, envahie par le crépitement assourdissant du feu, et le hennissement des chevaux effrayés, s’efface devant celle des élections organisées à Capitol City, accompagnée par sa fanfare. Cette dernière séquence du flashback est liée à la première par le biais de l’objet diligence de laquelle descend Ransom dans les deux, à cette différence près qu’il est blessé dans la seconde. Après la non-réalisation de sa division interne, Ransom a dû subir ce que lui avait enseigné Tom, à savoir le masque et l’acceptation du masque : lors du meeting, il y a bien deux Ransom Stoddard, celui des discours des participants (de Dutton Peabody qui mêle le passé des Etats-Unis et le jeune avocat d’aujourd’hui), - et celui qui, mal à l’aise, quitte la salle, ne pouvant supporter sa situation. Tom, arrivé en quasi-clochard pendant l’audience, le suit, et avouant qu’il est seul le responsable de la mort de Liberty Valance, rassure Ransom Stoddard sur son intégrité d’actes. Ce dernier aura donc à supporter toute sa vie, non pas une division interne, mais externe, c’est-à-dire la différence entre ce qu’il est et ce que les autres voient en lui. Quant à Tom, il répète une fois de plus le motif récurrent du film : il ouvre la porte du bureau dans lequel il s’était retiré avec Ransom, la tient pour laisser passer le jeune avocat qui se dirige vers un avenir désormais plein de promesses, puis la referme, et s’éloigne dans une direction opposée, jusqu’à disparaître.
A travers une caractérisation des personnages très fine, et une chorégraphie fondée sur le motif récurrent décrit précédemment, Ford décrit le processus du progrès, le passage d’une civilisation à une autre. Le regard qu’il porte sur ce mouvement n’est pas exempt de nostalgie : la nostalgie, dans The Man Who Shot Liberty Valance, c’est bien sûr celle de Hallie, qui replonge entièrement dans le passé dès son premier pas sur le quai de Shinbone, et se retrouve en quelques instants sur le lieu où Tom avait commencé sa maison, dans ce paysage regorgeant de fantômes du défunt : des fleurs de cactus, l’arbre nu amputé, la branche d’arbre formant un toit sur les têtes de Hallie et Link lorsqu’ils évoquent paradoxalement le fait qu’il n’a jamais pu finir sa maison, bercés par l’émouvant thème musical tiré de Young Mister Lincoln, thème qu’affectionnait particulièrement John Ford, et qui revient régulièrement bouleverser le spectateur tout au long du film.
La nostalgie, c’est aussi celle de Ford qui, d’une figure comme celle du marshall incompétent Link Appleyard, fait le premier personnage à apparaître dans le film, cadré en contre-plongée, montrant ainsi la gloire qu’il y a, comme le note Andrew Sarris, à simplement vieillir et se souvenir.
Cette caractérisation des personnages, cette utilisation des procédés formels pour traiter d’un sujet, cet art cinématographique de Ford font de The Man Who Shot Liberty Valance non seulement un grand western qui pèse de tout son poids dans l’histoire du genre, mais également une œuvre qui, au sein même du réalisme, annonce déjà une nouvelle esthétique, celle de la modernité, qui, dans ce film, se dessine autour de deux grands axes : la destitution de l’objet et l’émancipation du regard.
LA DESTITUTION DE L’OBJET
"Ces attributs formels auxquels on reconnaît d’ordinaire le western, ne sont que les signes ou les symboles de sa réalité profonde qui est le mythe. Le western est né de la rencontre d’une mythologie et d’un moyen d’expression." [2]
L’évolution du western dans les années cinquante lui permet d’atteindre à la réflexivité, c’est-à-dire qu’il peut véhiculer cette idée qu’il est un western, donc une représentation mythologique, les mythes n’apparaissant plus comme des éléments mensongers ou des masques de la réalité, mais comme des idées. Or ce changement de statut des mythes entraîne un changement de statut de la réalité elle-même. Si, comme le souligne J.A.Place, le premier plan du film, nous montrant un train décrivant une courbe à travers l’écran, jusqu’à ce qu’il arrive vers nous, procure au spectateur le sentiment d’être drainé à l’intérieur du monde du film, d’aller étudier au plus près cette réalité, celle-ci est bien souvent surprenante.
Tout d’abord, plastiquement, les effets du film, utilisation du noir et blanc, tournage en studio, forts contrastes lumière/obscurité, tout en réduisant les proportions mythiques du récit, font aussi du monde du film une diégèse de l’artificialité. Dans ce film, les éléments de l’épopée sont absents : le film est avare en paysages (ceux qui sont présents sont de toute façon amenés à disparaître avec Tom), et comme le constatent J.Mac Bride & M.Wilmington, il y a probablement plus de gros plans dans ce film, que dans tous les films de Ford des années 40 pris ensemble. Dans ce film, les objets ne sont pas filmés pour ce qu’ils signifient, mais pour les idées que le cinéaste met en eux : nous ne sommes plus dans le domaine de la signification, mais dans celui des idées. Ainsi Ford ne respecte-t-il pas les exigences de "nos amis les vraisemblants" : si l’on considère l’apparence physique des acteurs dans le flashback, il est clair qu’ils paraissent beaucoup plus vieux que leurs rôles. ce sont, en fait, les personnages du présent projetés dans le passé du récit de Ransom. Autre point d’artificialité : lors de la révélation de la vérité par Tom, ce second flashback est introduit par des procédés semblables à ceux utilisés classiquement pour l’évocation d’un rêve : la fumée brouille l’écran, la musique prend une tonalité étrange… Enfin toute la diégèse du film repose sur une très forte théâtralité des lieux : il est remarquable en effet que la majorité d’entre eux soit composée de deux lieux juxtaposés dont l’un joue le rôle de scène sur laquelle se déroule l’action mythique que l’histoire retiendra, et l’autre celui de coulisses où se révèle la vérité. Par exemple, le restaurant est composé de la cuisine, dans laquelle Ransom Stoddard mûrit et manœuvre pour réaliser ses projets de conquête, et de la salle, dans laquelle se déroule la fameuse scène du steack, ou encore, dans la dernière séquence du flashback, la grande salle dans laquelle se déroule le meeting qui est bien évidemment la scène, tandis que, dans le petit bureau adjacent, coulisses cachées, Tom dévoile à Ransom qu’il a tué Liberty Valance. Citons encore le Shinbone Star, composé de la salle d’imprimerie, coulisse où le mythe se forge, et de la salle de classe, la scène, sur laquelle la conquête de Ransom prend désormais place. Il faut également ajouter que dans la section du film avant le flashback, cette dichotomie des lieux est déjà présente : la maison de Clute est divisée en deux pièces, celle dans laquelle se trouve le cercueil de Ransom et ses amis qui le pleurent, et celle dans laquelle Ransom raconte aux journalistes son histoire. Pour la seule fois du film, le motif est inversé : l’action du film, c’est l’enterrement de Tom, la pièce du cercueil se trouve donc être la scène. Mort, Tom peut enfin y accéder. Parallèlement, Ransom se retrouve dans les coulisses pour raconter justement la vérité qui s’est déroulée dans ces dernières.
Finalement, Ford nous dit que, si l’on veut montrer le Far West, il y a plus de réel dans ses mythes que dans sa prétendue vérité historique, tant il est vrai que la masse de documents authentiques que nous possédons sur cette époque est faible. Cette réalité que prétendent montrer les westerns n’est, et ne peut être, qu’un produit de la mythologie du Far-West. Ceci explique également l’importance du personnage du journaliste Dutton Peabody, qui est en partie responsable du mythe de "l’homme qui tua Liberty Valance". Le personnage du journaliste voit son existence prendre de l’ampleur dans les années 50, grâce à la prise de conscience du western qu’il est une représentation mythologique. Ici, au bout d’un certain laps de temps de fréquentation de Ransom, vers lequel Tom l’a dirigé, Dutton Peabody réclame le mythe, quitte à mettre sa vie en danger. Son journal sera saccagé, et lui-même se fera massacrer par Liberty Valance, auprès duquel il défend la liberté de la presse, expression qui semble aussi bien signifier pour lui liberté d’information que liberté de création des mythes. Peabody prend en charge le mythe de sa genèse jusqu’à sa diffusion : c’est lui qui procure à Ransom l’arme avec laquelle il tue symboliquement Liberty Valance, et qui assure l’éclat de cette histoire après le duel, notamment dans son discours à l’assemblée territoriale.
Ford transforme et destitue partiellement la réalité, de par une diégèse souvent artificielle, et grâce à la capacité du western de se traiter lui-même en tant que tel, donc comme une représentation mythologique, Ford approche de la vérité de ce que pouvait être l’Ouest de l’époque, en traitant de ce qui, justement, pourrait sembler des éléments mensongers, les mythes. C’est dans le décalage entre la réalité des faits et les mythes que se situe l’identité de l’Ouest.
Ainsi, et malgré la célèbre phrase du journaliste, "quand la légende devient réalité, imprimez la légende", Ford imprime la réalité, nous proposant à la fois le mythe et sa dés-illusion, et donnant ainsi au spectateur la possibilité de se former une idée sur cette identité de l’Ouest. Ceci participe également d’un autre axe de l’esthétique moderne autour duquel tourne The Man Who Shot Liberty Valance, à savoir l’émancipation du regard du spectateur vis-à-vis des croyances qu’imposent bien souvent les films réalistes.
L’EMANCIPATION DU REGARD
Cette libération du regard est placée, tout comme le film lui-même, sous le signe de la mort, mort des mythes, des héros, du western.
L’analyse d’André Glucksman attribue à chaque personnage du film un âge du western : à Liberty Valance correspond feue la période épique, de par son appartenance au passé, au mythe, de par sa violence également, et son lien avec les grands éleveurs ; - à Tom Doniphon correspond le tragique, de par sa division interne au regard de la loi : "Mais le bien à l’état naissant engendrant la loi dans sa rigueur primitive, l’épopée se fait tragédie par l’apparition de la première contradiction entre la transcendance de la justice sociale et la singularité de la justice morale, entre l’impératif catégorique de la loi, qui garantit l’ordre de la cité future, et celui non moins irréductible de la conscience individuelle" (André Bazin), - et enfin Ransom Stoddard, à qui correspond le prosaïque, l’avenir civilisé de l’Est. Or, qu’advient-il de ces trois âges ? La connotation épique dans The Man Who Shot Liberty Valance n’existe plus vraiment : le décor de l’attaque de la diligence est en studio, les grands éleveurs ne sont jamais montrés, le personnage de Liberty Valance est fait d’un bloc immuable, ne subissant aucune évolution au cours du film. La tragédie, elle, est présente, car Tom connaît la déchéance qui l’attend en agissant comme il le fait ; et cependant, il accomplit son devoir. Mais cette tragédie, avec Tom, disparaît non seulement à la fin de l’histoire du flashback, mais, en réalité, également dès le début du film. Ransom devient donc le personnage central du film, rôle qu’il remplit sans grande ampleur.
La fameuse scène du steack dans le restaurant nous montre bien qu’en 1961, le western ne peut plus se contenter d’un duel manichéen. Au cours de cette séquence, Valance fait trébucher Ransom qui, en tablier, apportait son repas à Tom. Celui-ci, impassible depuis l’arrivée de Liberty, se dresse en poussant le cri du cœur de l’individualiste, "c’était mon steack, Valance !", et s’oppose au bandit. Un tel affrontement a fait battre bien des cœurs depuis la naissance du western, mais cette fois, l’affrontement semble impossible à régler : Liberty et Tom, dans la même posture, se regardent dans les yeux, séparés par une poutre verticale, marquant l’impossibilité de victoire de la part de l’un ou l’autre. A terre au niveau de cette poutre, se trouve Ransom, qui intervient pour briser la tension devenue insupportable entre les deux hommes de l’Ouest. Un tel duel nécessite donc l’intervention d’un tiers personnage, l’Amérique moderne civilisée.
Alors qui est donc le héros, le fameux "homme qui tua Liberty Valance" ? Tom Doniphon dans le flashback présente un certain nombre de traits qui permettent de l’assimiler à un héros de westerns classiques (le fait qu’il soit interprété par John Wayne, sa première apparition dans le récit de Ransom, son allure de cow-boy…), mais le fait que tout ce qui est montré de lui au début du film soit un cercueil gêne ce devenir héros de Tom, car si profonde que pourrait être l’identification du spectateur au cours du flashback, celui-ci est conscient qu’elle sera brutalement interrompue à un moment ou à un autre avant la fin du film, et, de ce fait, s’en montre moins prodigue. De plus, si le spectateur, pris par l’action, perdait cette conscience, Ford la lui rappelle régulièrement, en finissant un bon nombre de séquences par l’image de Tom s’enfonçant dans la nuit jusqu’à sa disparition totale.
Hallie, personnage féminin central, pourrait décider du héros, en accordant son amour à l’un ou à l’autre des deux hommes. Elle demande à Tom de renoncer à elle, tout comme il renonce à sa conquête de l’Ouest, accomplissant ainsi l’identité américaine, qui ne se trouve plus vraiment dans le "Go West, young man, and grow up with the country" [3], mais plutôt dans son inverse absurde, que prononce Dutton Peabody, ivre : "Go West, old man, and grow young with the country" [4]. Comme Ethan, dans The Searchers, il jette les bases d’une société dans laquelle il sait qu’il ne peut vivre. Hallie demande parallèlement à Ransom de la conquérir, l’interpellant de sa cloche lorsqu’il traîne un peu trop, et lui accorde son amour. Le héros pourrait bien être Ransom. Mais en fait, en ce qui concerne ce dernier, le cinéaste semble perpétuellement dérouter l’identification éventuelle du spectateur avec ce personnage : dès le début, Ransom paraît peu ému de se retrouver dans l’Ouest, et reste cramponné à sa montre et au présent. Dans le flashback, il se fait battre dès la première séquence, puis se vêt d’un tablier blanc ; il trahit ses convictions après avoir donné un cours de civilisation américaine , et part s’entraîner au tir… Finalement l’héroïsme est impossible à atteindre pour un tel personnage : s’il avait tué Liberty Valance, il se serait renié lui-même, et n’aurait été digne que de mépris. N’ayant pas tué Liberty, mais bénéficiant du geste de Tom, il n’en est pas plus objet de notre respect, car il bâtit sa carrière politique sur un mensonge et une usurpation. Et poutant, nous l’avons vu, c’est cette pâle figure de l’identité américaine qui devient le personnage central du film, ce qui laisse un goût bien amer, et l’on ne voit pas de quelle façon cette figure pourrait être exploitée par le genre. Aussi ce film est-il limité à lui-même : Ransom vit le temps d’un film, songeant dès la fin à prendre sa retraite. De plus, les trajectoires du train dans les premiers et derniers plans dessinent, si on les rapproche, une forme fermée, à l’intérieur de laquelle est clos le monde du film, contrairement à My Darling Clementine, par exemple, qui se terminait par un plan de route verticale, incluant ainsi le film dans le passé et l’avenir du western.
Au prix d’une tension extrême des règles du genre, le western atteint son apogée : l’esthétique nouvelle de la modernité transparaît sur certains points au coeur même du réalisme. La dés-identification des personnages, évitant au spectateur d’être subjugué par un héros, et la destitution de l’objet, lui présentant un Ouest plus réel par le biais d’un traitement des mythes, offre la possibilité à qui voit le film de bâtir une réflexion propre autour du progrès, des rapports mythe-réalité, et du genre tout entier. Mais, à l’image du film où Tom meurt pour que Ransom vive, le western, de par cette apogée, est proche de son déclin, et de sa mort. Avec la mort de Tom Doniphon, c’est tout le genre qui touche à son crépuscule.