Johnny Guitar (1953) de Nicholas Ray
L’amour, le peuple et la nation
par Annick Fiolet
Johnny Guitar est un western qui parle d’amour. Nicholas Ray y déclare son amour pour le western, mais en même temps il montre en quoi l’amour et la femme sont des éléments essentiels dans le western, en ce qu’ils y articulent la question de l’identité américaine. Dans Johnny Guitar cette articulation se donne par l’idée d’un trajet, d’un processus en pensée. Ce qui ressort globalement du film, c’est une forme de rebellion, contre tout ce qui ressemble à un état de chose, un point où la pensée se fige. Ainsi l’amour n’y est pas présenté comme une finalité, un état de bonheur, mais comme un processus, une pensée à deux, dans un mouvement perpétuel. Parallèlement, la question de la nation est également donnée comme processus où l’identité américaine apparaît toujours comme un horizon qu’il ne s’agit pas d’atteindre, mais vers lequel il faut tendre : un idéal au sens strict, où le passé n’apporte nulle réponse, mais sert de support à l’avenir.
Ces processus sont supportés par les personnages, qui sont en quête eux-mêmes de leur identité, et sont par ailleurs objets d’une enquête du spectateur, qui se demande continuellement qui est le héros du film, Johnny l’homme, ou Vienna la star.
Ce film a parfois été qualifié de “western intellectuel”, ce qui n’est pas une remarque pertinente, mais révèle néanmoins un des aspects du film, car l’artificialité des conventions du western se donne à voir, incitant ainsi le spectateur à dépasser la simple vision d’une histoire de cow-boy. Johnny Guitar s’appuie en effet sur les lois du genre dans ce qu’elles ont de plus conventionnelles, et en souligne l’artifice, notamment par l’emploi de couleurs atypiques. Nicholas Ray ne contourne pas l’artificialité mais la souligne, et le manque de crédibilité devient une qualité, puisqu’il participe à créer l’émotion.
REFLEXIVITE SUR LE GENRE
Pour singulariser le film il importe d’étudier de quelle façon originale Nicholas Ray opère sa référence au genre. D’après Bazin sa démarche est essentiellement axée sur la “sincérité” : “Je veux dire par là que les metteurs en scène jouent franc jeu avec le genre, même quand ils ont conscience de “faire un western”.(...) Nicholas Ray tournant Johnny Guitar à la gloire de Joan Crawford, sait très évidemment ce qu’il fait. Il n’est certainement pas moins conscient de la rhétorique du genre que le George Stevens de Shane et, d’ailleurs, scénario et réalisation ne se privent pas d’humour, mais jamais il ne prend pour autant à l’égard de son film un recul condescendant ou paternaliste. S’il s’amuse il ne se moque pas” [1]. L’attitude “sincère” dont parle Bazin, je la qualifierai de réflexive : Nicholas Ray incite le spectateur à poser un nouveau regard sur le western dans son ensemble, puisqu’il en désigne certaines opérations esthétiques en les poussant à leur maximum. Ainsi la typification des lieux devient une abstraction consciente, non seulement pour le réalisateur mais aussi pour le spectateur. En effet la diégèse du film est donnée de façon morcelée, car elle est constituée de lieux spécifiques (le saloon, la banque, le repaire du Kid), qui sont clos sur eux mêmes, et qu’il est impossible de situer les uns par rapport aux autres de façon précise. Chaque lieu est présenté principalement de l’intérieur, ou apparaît comme une façade, un décor. Le film opère ainsi une torsion par rapport à l’esthétique réaliste, puisque le traitement des lieux n’a pas pour principal souci de renforcer la cohésion et l’homogéneité d’un univers diégétique crédible. Les lieux servent de décor à des situations, qui sont elles-mêmes mises en scène de façon assez théâtrale. La relation avec le théâtre se donne non seulement dans la topologie même des lieux (les escaliers, les balcons, l’estrade, la cuisine comme coulisse du saloon) ; mais également dans les séquences de trajet (où les personnages se déplacent d’un lieu à un autre). Par exemple, lors de la poursuite du Kid par Emma et sa horde, le cadre est toujours plein, qu’il soit rempli par les personnages en nombre,ou qu’un ou deux personnages soient filmés de plus près, de manière à réduire au maximum la visibilité du paysage .Ainsi la topographie extérieure est réduite à une impression de toile peinte qui défile à toute vitesse. Cette séparation cinématographique des lieux donnée par les séquences de trajet, rapproche le film du théâtre, où on passe sans transition d’un décor à un autre.
La maquette du chemin de fer constitue un exemple extrême de typification et d’abstraction, puisqu’elle désigne l’idée de la nation en marche, en même temps qu’elle constitue un exemple visible du procédé utilisé dans l’ensemble du film .Il est remarquable que l’univers des “cattle barons” (barons du bétail), représenté par le personnage de McIver, est également absenté du film : on ne voit pas l’ombre d’une corne. La cohésion diégetique s’effectue en extériorité par rapport au film lui même : le film se contente de présenter des indices précis qui font référence à un univers diégétique global, cohérent, celui du western, constitué par l’ensemble des films précédents. Nicholas Ray fait donc l’économie du vraisemblable, et les déplacements se soustraient à leur rôle géographique pour se donner comme purs trajets : le film apparaît alors directement comme une opération de pensée, et non plus comme une simple histoire de l’Ouest.
Ainsi, le trajet en calèche qu’effectuent Vienna et Johnny entre le saloon et la ville, cadré en plan américain (coupé aux genoux) avec la même impression de toile peinte que dans la poursuite, ce trajet ne nous situe pas la banque par rapport au saloon mais se présente spontanément comme trajet amoureux de Johnny et Vienna. Il se présente à la fois avec l’idée d’immobilité (la fidélité) et de mouvement (la continuité du processus).
DELOCALISATION : L’AMOUR COMME TRAJET
Dans Johnny Guitar, la conception de l’amour n’est pas réduite au couple ; et ceci sur deux points :
1- l’amour est présenté comme un trajet, un processus et non comme un état de fait immuable ;
2- cette idée de processus implique la nécessité d’une délocalisation, à l’opposé de l’installation d’un couple, car le trajet des personnages opère comme métaphore du processus amoureux.
Cette critique de l’amour comme installation du couple, est présenté dans le premier tête-à-tête entre Johnny et Vienna [2]. Dans cette séquence, Johnny semble venir réclamer un dû, comme s’il avait été marié à Vienna et qu’il s’en considère propriétaire. Le cadre, qui montre les personnages de façon isolée, marque l’impossibilité d’un amour entre eux sous cette forme. Cependant, la présence du thème musical de Johnny Guitar sur le dernier plan de la séquence, où Johnny et Vienna apparaissent dans le même cadre, bien que séparés par une corde verticale, indique une possibilité de l’amour : quelque chose qui doit se redécider. (Cependant, la revendication de Vienna dans cette scène apparaît en contradiction avec sa situation, puisqu’elle est au début du film une figure d’immobilité.)
FIDELITE : L’ETERNEL RETOUR
Cette conception de l’amour comme mouvement (Vienna et Johnny doivent fuir, quitter le saloon) n’est cependant pas assimilable à une errance, à une fuite perpétuelle. Le mouvement du trajet s’organise en effet autour d’un repère, d’un point fixe, la rencontre qui a eu lieu entre Johnny et Vienna, qui constitue un événement puisqu’un amour y a été décidé. Le processus amoureux est en fidélité à cet événement, ce qui apparaît formellement dans le film par la figure du retour. L’errance de Johnny peut se transformer en trajet à partir du moment où il revient voir Vienna au début du film, marquant ainsi sa fidélité à leur amour. Ensuite, quand Vienna décide de rester dans son saloon malgré les menaces de McIver, elle choisit alors l’immobilité, et rompt le processus, ce qui a pour effet un nouveau départ de Johnny, qui reviendra pourtant la sauver. Le retour prend alors sa vraie valeur de fidélité, puisqu’il n’est pas un retour à un lieu, mais redécision d’un amour. (Cette idée de la fidélité est d’autant plus forte qu’elle est distincte dans le film de l’opinion commune qui réduit la fidélité au sexe.) Cette figure du retour et de la fidélité est également présentée par le thème musical de Johnny Guitar, qui apparaît dès le générique : dans la scène où Vienna au bar se trouve entre Johnny et le Kid, les dialogues pleins de sous-entendus, mais surtout les regards complices entre Johnny et Vienna, nous montre la résurgence d’un amour passé. Cela se précise quand Vienna demande à Johnny de lui jouer une chanson d’amour, et qu’il entame “Johnny Guitar”. Le visage de Vienna, bouleversée au point de le faire cesser de jouer, désigne ce thème comme une évocation directe de leur rencontre. Ainsi, ce thème repris de façons diverses tout au long du film, notamment dans les scènes d’amour, constitue un repère pour le spectateur, et inscrit le film lui-même dans un processus de retour perpetuel à cette rencontre amoureuse. Cette caractérisation du thème musical permet à Nicholas Ray de l’utiliser comme catalyseur de l’émotion, parce que la musique induit l’idée de l’amour en même temps qu’elle conditionne la tonalité. Elle participe de la beauté de la scène d’amour, quand Vienna le soir, rejoint Johnny qui boit dans la cuisine.
Un dialogue s’instaure entre eux, puis la musique prend le thème “Johnny Guitar” à l’advenue de la scène d’amour. Ensuite, la tonalité est ambiguë car il y a une contradiction entre la tonalité sentimentale de la musique, et le ton froid de Vienna :
Johnny : “Dis moi un mensonge. Dis moi que toutes ces années tu m’as attendu.”
Vienna : “Toutes ces années je t’ai attendu.”(…)
Johnny : “Dis moi que tu m’aimes toujours comme je t’aime.”
Vienna : “Je t’aime toujours comme tu m’aimes.”
Vienna s’arrête ensuite et se rebelle contre cette fausse déclaration, car Johnny y réduit l’amour à une sorte de nostalgie sentimentale. C’est cette rupture avec le sentiment qui semble alors permettre une nouvelle déclaration, qui est cette fois au centre d’une réelle réitération de la rencontre amoureuse. La musique devient très forte, la tonalité vire au lyrisme. Johnny fait alors sa déclaration, sur un ton de plus en plus exalté :
Johnny : “Toi et moi seuls, c’est ça la réalité.(...). L’orchestre joue pour nous. Nous allons nous marier. Nous allons partir droit devant nous, et tu ris de joie, Vienna, parce que c’est le jour de ton mariage !”
Vienna : “Je t’ai attendu, Johnny ! Pourquoi as-tu mis si longtemps ?”
Le terme de mariage ici est à prendre comme un “re-mariage” [3] entre Johnny et Vienna et c’est de l’attente d’une déclaration que Vienna parle ensuite. Cette scène nous donne ainsi à penser le rapport au temps : le temps de l’amour est distinct du temps continu ; il se constitue de moments privilégiés.
CONFIANCE. REFUS DU SENTIMENT
Un autre élément de l’amour traverse Johnny Guitar, c’est l’idée de confiance. Au début du film, le fait que Johnny soit présenté en extériorité aux situations, montre également la confiance qu’il a en Vienna. Pendant la scène où elle affronte Emma et sa troupe du haut de l’escalier, Johnny écoute tout en restant à l’écart avec Tom dans la cuisine (cuisine qui constitue une sorte de coulisse par rapport au lieu principal du drame). Cette attitude d’écoute passive nous choque d’abord, mais au fur et à mesure que se déroule la scène le doute s’estompe, quand nous constatons avec Johnny que Vienna domine la situation. Notre identification en passe donc par Johnny, qui est présenté comme un spectateur attentif. Sa non-intervention est perçue comme marque de confiance. Cela se confirme paradoxalement quand plus tard il sort de la cuisine furieux alors qu’il entend les coups de feu de Turkey : il s’est trompé certes sur la nature réelle du danger, mais sa capacité à intervenir est intacte. Elle ne se déploie que lorsqu’il sent que Vienna est incapable de maîtriser les choses. Elle peut donc, et nous aussi, lui faire confiance. Par ailleurs il y a aussi une égalité dans la confiance mutuelle, ce qui apparaît dans une scène où les rôles sont inversés : Johnny se fait provoquer par Bart, et Vienna se refuse à intervenir, sinon pour leur demander de se battre “dehors, s’il vous plaît !”. La forme est identique à celle de l’affrontement Emma/Vienna, puisque les plans alternent entre des scènes de combat assez violentes, et des plans sur Vienna qui discute tranquillement avec le Kid ; on observe juste sur son visage quelques expressions et regards, qui de temps en temps marquent son attention relative à ce qui se passe dehors. Le fait que la discussion de Vienna avec le Kid porte précisément sur la question de leur amour, pointe le sentimentalisme comme ce qui justement ne doit pas intervenir dans une pensée sur l’amour. En effet Vienna expose tranquillement au Kid sa position amoureuse envers lui d’une part et envers Johnny d’autre part.
De même dans la fin de la scène de fusillade contre Turkey, c’est à la fois le sentiment, en tant qu’il peut interrompre la pensée, et le manque de confiance, qui sont présentés tous deux comme erreurs : d’une part Johnny, qui a agi pour protéger Vienna a eu tort car il s’est laissé dominer par le sentiment : le sentiment, même bon au départ, s’avère être un danger quand il est amplifié et disjoint d’une pensée. D’autre part, l’identification à Vienna est en rupture quand elle montre son manque de confiance en Johnny par son attitude castratrice (elle lui confisque ses armes avec un ton de mère supérieure).
Cette distance marquée avec le sentimentalisme est celle du film lui-même, car l’exaltation de l’amour y est suscitée par la pensée et non par un sentiment qui parcourrait le film.
DESACRALISATION ET FEMINISATION VIENNA : L’AMOUR BASE SUR L’EGALITE
L’amour basé sur l’égalité est rendu possible quand Vienna n’est plus présentée en symétrie à Emma, qui, elle, reste toujours au sommet dans la hiérarchie de son camp, celui de l’Etat. Le point de dissymétrie se donne dans leur rapport à l’amour et à la féminité. Chez Emma, le désir de pouvoir et sa capacité à le conserver est présenté comme tributaire d’un reniement de sa féminité qui se caractérise également par un refoulement sexuel et une incapacité d’amour pour le Kid. Au contraire le processus de quête d’identité du personnage de Vienna en passe par un retour à la féminité, qui aboutit à une capacité à aimer. Emma apparaît dès lors comme une figure pervertie, non seulement de la nation (par le pouvoir et la fusion avec l’Etat), mais de la femme, par soustraction à la féminité et à l’amour. Par ailleurs, si Johnny est présenté comme un sentimental, qui reproche à Vienna de ne pas correspondre à une figure idéale de la femme, purement imaginaire, Vienna se raccroche fermement au réel et revendique l’égalité absolue. Cette égalité se donne comme une symétrie dans la scène où le soir, Vienna vient rejoindre Johnny dans la cuisine, où il noie ses soucis dans l’alcool :
Johnny : "Combien d’hommes as-tu oubliés ?"
Vienna : "De combien de femmes te souviens-tu ?"
Cependant il semble paradoxal que Vienna revendique un rapport d’égalité avec Johnny, alors qu’elle apparaît elle même au début du film comme une femme dominatrice. Ainsi pour que l’amour puisse advenir, le personnage de Vienna va être l’enjeu d’un mouvement double : elle va être féminisée en même temps qu’elle sera désacralisée.
Vienna apparaît pour la première fois en robe le lendemain de sa redéclaration d’amour à Johnny, quand ils vont à la banque. Elle est radieuse, à la fois féminine et amoureuse. Elle porte également une robe, lorsqu’elle joue du piano dans son saloon, après avoir recueilli Turkey blessé. Le fait que sa robe soit blanche, et qu’elle se trouve en représentation sur une estrade, nous fait voir Vienna comme une image allégorique, ce qui est également marqué par un cadrage conventionnel centré, qui fait référence au portrait en peinture. Cependant cette image semble créée dans le but d’être mieux brisée. La suite de la séquence est en rupture avec la sérénité de ce portrait, lorsqu’ Emma et sa horde font irruption dans le saloon et que Turkey est découvert : la tonalité vire au tragique. La désacralisation est amorcée par un changement radical dans l’attitude du personnage, qui s’humanise dès qu’elle se lève de son siège, quitte sa pose pour clamer son innocence.
Vienna n’est donc plus à présent la figure mythique centrale, mais un contrepoint au drame focalisé sur Turkey. Il y a alors un basculement en subjectivation du personnage de Vienna, qui se soustrait à l’image allégorique qu’elle incarnait, par un mouvement répété : quand elle s’agenouille auprès de Turkey, et qu’elle se penche sur Tom qui meurt. Si l’on se souvient alors de sa caratérisation au début du film, on réalise alors que c’est justement une position trop forte, trop dominatrice par rapport aux autres personnages qui la rendait antipathique. Une des idées alors qui se présente lors de la scène du lynchage, est que Johnny y est mis en situation d’intervenir et de conquérir la fonction de héros. Ainsi, d’une part Vienna retrouve sa féminité, et d’autre part Johnny montre qu’il est capable de dominer la situation : la conjonction des deux permet à leur amour de repartir sur un pied d’égalité.
DESTITUTION DU HEROS
Dans le cinéma réaliste, même si le héros est désigné, par le titre ou par l’emploi d’une vedette, il doit être accepté comme tel par le spectateur : le héros d’un film est avant tout celui qui se propose à l’identification. Or, dans Johnny Guitar, cette désignation est mise en défaut par une impossibilité d’identification dès le début du film. La guitare qu’il porte dans le dos semble indiquer le héros du titre, mais son attitude lors de l’attaque de la diligence nous semble suspecte : Johnny apparaît comme un spectateur de tous les westerns passés, par son attitude figée et parce qu’il surplombe la scène, comme en réflexivité sur le genre, en même temps qu’il se discrédite dans le rôle du héros du film. Ce personnage est caractérisé par un manque, puisqu’il n’a pas d’arme, et par l’inaction. La seule présence de ce héros décevant est une inversion des lois du genre, d’autant plus scandaleuse que l’attaque de diligence est une référence importante à l’univers du western. Tous ceux qui dénigrent le western, et se disent habituellement "encore une attaque de diligence !", sont pris à leur propre piège, car ici c’est le héros qui semble le penser à leur place. Sa fixité est concentrée dans l’image de ses deux mains, croisées sur le pommeau de sa selle, où elles semblent prisonnières d’un lien invisible. Cette attitude surprenante du héros face à une situation typique du genre, a une répercussion immédiate sur la tonalité. Dans ce film, la tonalité oscille entre l’angoisse et le tragique, mais elle est parfois ambiguë, en rupture avec la typification convenue, et peut changer brusquement à l’intérieur d’une même séquence. Ainsi certaines scènes comiques, ou un certain ton ironique déplacé, interviennent comme un moyen de mise à distance du spectateur pour l’empêcher d’être submergé par l’angoisse ou le drame. Par exemple, lors de la première confrontation entre les deux camps, la tension dramatique croissante est brusquement interrompue par l’irruption en gros plan de la main de Johnny qui attrape in extremis un verre prêt à éclater au sol. Son intervention soudaine, que l’on n’attendait plus, et son attitude nonchalante de l’étranger extérieur à la situation, vont à l’encontre de la tonalité. Sa capacité de héros se donne alors au-delà de la situation elle-même, justement par cette capacité d’interruption d’une situation, "héros" étant lié alors à l’idée d’intervention en rupture, plus que dans une manière héroïque d’intervenir (rattraper un verre n’a rien d’un acte héroïque en soi).
La capacité d’expert aux armes est disjointe de la capacité héroïque : le héros ne doit pas nécessairement tuer tout le monde, comme dans le western italien. Il peut se contenter d’interrompre la fusillade. Cette disjonction entre la fonction d’expert et celle de héros se donne dans le film par l’emploi des deux noms : Johnny Logan et Johnny Guitar. La guitare que porte le héros prend alors une signification de l’absence, "guitare" est la matérialisation de l’absence d’arme. L’expert aux armes apparaîtra donc séparément, lors de la fusillade irréfléchie que Johnny déclenche contre Turkey : cette scène rompt l’identification à Johnny qui commençait à s’instaurer dans la séquence précédente, puisque le héros se révèle alors un tueur potentiel. Cet aspect de Johnny est présenté non pas comme quelque chose d’accidentel, mais comme une immanence, par la seule réplique de Vienna : "Tu es toujours un fou de la gâchette !".
L’important n’est pas de savoir si oui ou non Johnny est le héros du film, mais que le spectateur se pose la question. Mais si on met en doute sa fonction de héros, c’est en partie dû au fait qu’il apparaît par rapport à Vienna comme un personnage de second plan, ce qui aboutit à une autre question : Vienna est-elle le héros du film ?
On hésite à se la poser car elle n’est pas en accord avec la typification classique. Or, dans Johnny Guitar, c’est la masculinisation de Vienna qui semble lui ouvrir un accès au titre, et son entrée en scène a plutôt les caractéristiques de l’apparition du héros que celle de Johnny : elle a une position dominante en haut de l’escalier d’où elle toise Johnny, et lui dit d’attendre. Elle est habillée en homme, toute en noir, et on sait qu’elle est "the boss", par l’adresse directe au spectateur d’un des croupiers qui déclare à voix basse, comme en aparté : "Elle pense comme un homme, elle agit comme un homme, jusqu’à me faire douter d’en être un moi-même".
Par ailleurs, Johnny est présenté comme un personnage secondaire par rapport à Vienna : Emma entre dans le saloon avec sa troupe d’hommes en noir qui portent le cadavre de son frère et ils se confrontent directement à Vienna, alors que Johnny reste en coulisse dans la cuisine. Toute l’attention est focalisée sur Vienna, qui cette fois est armée, et tient tête à ses agresseurs, donnant ainsi prise à l’identification qui la désigne comme le héros véritable. C’est donc secondairement que l’identification fonctionne sur le personnage de Johnny, de par l’intérêt que Vienna lui porte ouvertement. Vienna fait converger vers elle l’intérêt et les actions des autres personnages, autant Johnny et le Kid qui se disputent ses faveurs, qu’Emma qui utilise toute son énergie pour la supprimer. Le duel final entre Vienna et Emma concentre cette idée du héros comme acteur principal du drame et on voit alors Johnny et le Kid mis au même niveau que les personnages secondaires, placés dans l’incapacité d’intervenir efficacement.
Le héros n’est donc pas incarné strictement par l’un ou l’autre des personnages, c’est une idée qui voyage, qui flotte entre Johnny et Vienna, et se donne ainsi comme une subjectivation qui prend forme dans des situations particulières. Ainsi, chaque personnage est en capacité de se décider, même ponctuellement, comme figure héroïque, en marquant sa fidélité à une idée par un acte de courage, comme Tom, qui décide de rester avec Vienna malgré les menaces pesantes, et qui s’interpose ensuite entre elle et ses agresseurs. Tom meurt en héros pour une cause juste et déclare, en gros plan : "Tout le monde me regarde, je ne me suis jamais senti aussi important". Cette réplique à double sens s’adresse aussi au spectateur qui regarde un acteur de second rôle auquel on octroie un gros plan parce qu’il meurt en héros.
LA NATION
Tout comme la figure du héros, celle de la Nation est divisée, laissant ainsi au peuple le pouvoir de trancher, de choisir son camp, et se définir ainsi comme peuple. Emma et Vienna sont deux prolongements des figures traditionnelles des femmes de western. Emma est la femme installée, la "fiancée", la vierge. En opposition, Vienna fait référence à la figure de l’entraîneuse : Johnny dit l’avoir rencontrée dans un saloon, Cependant, au début du film, les deux femmes ont beaucoup de points communs, et c’est cela même qui est la source de leur affrontement. Emma dirige le camp des "cattle barons", alors que Vienna représente les petits propriétaires, ceux qui vont arriver avec le chemin de fer. Il s’agit donc avant tout d’une bataille pour le territoire et le pouvoir qui s’y rattache. Le concept de pouvoir étant traditionnellement assigné à l’homme, on comprend dès lors la caractérisation masculine des femmes. Elles sont armées toutes les deux, Vienna est vêtue en homme, Emma porte une robe, mais elle aussi donne des ordres, parle d’une voix forte et autoritaire. Dans leur opposition symétrique, leur seule différence est leur rapport à l’Etat. Le camp d’Emma est dominé par un trio soudé, Emma, le sheriff et McIver. Ce dernier est un propriétaire intraitable et incarne le capitaliste. Le sheriff est secondarisé, puisqu’il se soumet aux ordres de McIver contre la loi elle-même. Cette disposition triangulaire fait apparaître l’Etat au service du capital, et présente Emma comme une figure pervertie de la Nation, qui fusionne avec l’Etat capitaliste dont la référence n’est pas la justice mais la loi. Ici précisément la loi c’est la volonté de McIver. Dès lors il semble logique que face à eux Vienna n’ait pas d’autre choix que de se placer dans le camp des badmen. Le spectateur prend tout de suite parti pour ce camp-là, car outre la présence de Vienna, ceux de la bande du Kid sont présentés de façon relativement sympathique, et entraînent l’adhésion du fait qu’ils sont accusés sans preuves. Dans cette disposition de départ, l’entreprise de Vienna (s’installer pour profiter du capitalisme) est vouée à l’échec. Cette situation sans issue nécessite l’intervention d’un élément extérieur qui vienne la destabiliser : ce sera Johnny, et son arrivée fait alors événement.
L’idée qui advient dans la présentation de la situation bloquée au début du film, c’est qu’il ne peut y avoir de constitution d’une identité nationale dans un rapport à l’Etat, que ce soit en fusion ou en opposition avec lui. Par ailleurs, Johnny est caractérisé comme un homme du peuple : il vient travailler pour Vienna, il est accueilli par Tom le cuisinier, autre figure du peuple, qui entretient avec lui des rapports complices. Pour rejoindre le camp de Johnny, Vienna devra tout perdre, afin de renouer avec la figure traditionnelle de l’entraîneuse, de la Nation en marche. Ce n’est que lorsque son saloon ne sera plus qu’un brasier, allumé par une Emma exultante, que Vienna sera libérée de cette partie pervertie d’elle-même.
On remarque d’ailleurs que pour Emma, la destruction du saloon semble être un acte de jouissance : elle est mise en scène dans l’incendie comme une figure du mal, par ses gestes saccadés, son visage crispé, ses cheveux qui semblent former des cornes sur sa tête. la destruction du territoire de Vienna semble la réjouir plus que le lynchage. Pour elle, la ruine du saloon équivaut à la destruction de Vienna. Or c’est le contraire qui va se passer, puisque Vienna, libérée du lieu, peut dès lors supporter une idée de la Nation délocalisée.
Si on reprend alors la question du peuple, il apparaît que "peuple" ne désigne pas l’appartenance à un territoire, mais une subjectivation qui concerne chacun, une volonté d’être fidèle à une idée commune de la Nation. Cette fidélité est incarnée par les personnages de Tom et Johnny. C’est pourquoi la mort de Tom nous émeut tant, car elle est l’émergence soudaine du courage et de la fidélité. C’est pourquoi également le retour de Johnny pour sauver Vienna manifeste une fidélité qui s’ajoute à celle de l’amour.
Dans Johnny Guitar, le processus amoureux et celui qui amène le peuple à se constituer autour d’une idée de la Nation sont présentés dans le même temps, le temps du film. A la fin, quand Vienna et Johnny sortent sous la cascade, l’espace retrouvé, la lumière, la reprise du thème musical accompagné pour la première fois de paroles, tout cela est prometteur d’une fidélité à l’infini, à la fois pour une idée de l’amour et pour une idée du pays.