The Naked Spur (L’appât, 1953) d’Anthony Mann
L’éperon nu
par Aurélia Georges
The Naked Spur est une date (au sein de l’histoire du Western) : la question de l’identification aux personnages s’y trouve bouleversée. La modernité du film ne consiste pas en l’éradication pure et simple du héros, mais dans le fait que l’identification n’est plus évidente. Le spectateur est amené à se poser des questions sur son rapport aux personnages, autrefois inconscient.
Le héros doit se constituer au sein de la fiction. Cette tendance générale des westerns de Mann [1]. atteint ici un sommet. Le spectateur est placé dans une position d’inconfort, puis d’angoisse car elle se prolonge : angoisse que le héros pourrait être absenté pour de bon.
PERSONNAGES EN PROCESSUS
Les personnages échappent tous à l’identification. Pourtant ici, plus un personnage est complexe, plus il sera digne d’intérêt. Cette difficulté d’appréhender une figure fait surgir une interrogation. L’appréciation du personnage vient à la conscience du spectateur, sous la forme de la question : est-il digne de confiance ? Opération qui évolue dans le temps car, dans sa scène d’apparition, chacun des personnages se montre et se dissimule simultanément. Par exemple, le vieux Jesse Tate : son apparence classique du old-timer incite à en faire d’avance le compagnon idéal de Stewart. Mais dès son premier marché se dévoile sa soif de l’or, puis toujours davantage, soif qui pour finir devient sa seule attribution. Ben, Ryan, projette des pierres sur nous, éveillant l’animosité. Mais attrapé, il se retourne, presque comme un enfant, petit, seul dans un environnement hostile. Son propos lucide adressé à la caméra le désigne comme le badman (personnage classique), celui qui a mal tourné mais qui, souvent devenu raisonnable, aura droit à une reconnaissance finale.
Janet Leigh est la première à ouvrir une possibilité d’identification, en amenant un sentiment autre que l’intérêt : elle surgit pour défendre Ben. Sa jeunesse, sa position de seule femme convoitée suscitent une volonté de protection envers cet élément un peu égaré. L’identification n’est pas pour autant acquise : Janet Leigh est rebelle à toute définition et à toute reconnaissance. Mais l’essentiel est donné : on voit que l’amour est nécessaire à l’identification. Janet Leigh n’éprouve pas d’amour pour Ben, mais elle manifeste de l’affection pour son cheval, ce qui éveille la bienveillance. Un processus inconscient est lancé : l’imitation subjective de Janet Leigh, dont l’attention pour Stewart suscite peu à peu celle du spectateur.
Stewart est désigné comme point d’identification : personnage interprété par une star. Il ouvre le film, il mène l’action. Pourtant, l’adhésion est empêchée : il est caractérisé par le menaçant éperon du titre, duquel il frappe son cheval. Son visage nous échappe mais on anticipe ses gestes : à la fois contre et avec lui, dans une dialectique qui caractérisera tout le film. Ce va-et-vient entre sympathie pour la star et antipathie pour le personnage du chasseur de prime met le coeur du spectateur en balance, l’oblige à penser son rapport à ce personnage. Ce qui était naturel, évident - s’identifier au personnage principal, rôle tenu par une star ou une vedette - devient problématique. Un changement décisif en faveur de Stewart intervient néanmoins lors du conflit avec les Indiens. Stewart est raisonnable (Pourquoi chercher les ennuis ?), voire pacifique ; son premier geste est de protéger Janet Leigh. L’obligation d’intervenir contre sa volonté revêt un caractère proprement tragique. Son abattement final, dos courbé, tête baissée, regard lourd sur les Indiens morts, achève de susciter une première forme d’identification, qui est la communion des sentiments. Il portera seul, et jusqu’au bout, les stigmates de l’épisode, avec sa jambe blessée, symbole de sa blessure morale, intérieure.
Mais Stewart est beaucoup plus proche du badman qu’il ne le voudrait. Il se défend de connaître Ryan, avec une violence qui est le signe du danger qu’il représente pour lui (Cesse de faire comme si nous étions amis !...Je me suis peut-être assis avec toi pour quelques parties de cartes, mais c’est fini maintenant !). Son affrontement final avec lui, attendu pendant tout le film, doit, pour qu’il en soit libéré, en repasser par l’éperon - passé de la botte à la main - qui avait lancé le film.
Ce qui se joue ici, c’est la remise en question de la supériorité préétablie des héros de l’Ouest classique. Il ne s’agit pas de savoir si historiquement ces hommes de l’Ouest étaient tels qu’on les voit dans les westerns. Le Western traite du mythe ; il n’est pas une interprétation de l’histoire, il est une histoire de l’Amérique à part entière. C’est en tant que mythe de l’origine que les cow-boys et les pionniers sont un fondement de la bonne conscience de l’Amérique. Mais tout grand western démythifie les mythes. Cette bonne conscience se trouve questionnée par l’absence de héros : si l’homme de l’Ouest n’est plus immédiatement héros, s’il est à constituer, chaque Américain est dans la même position. La défaite des Indiens ne vient plus de la bonne cause américaine ; elle résulte d’une cause extérieure, par exemple la supériorité technique. Les bons peuvent peut-être exister, mais ils ne sont plus invincibles. Stewart est sérieusement mis en danger, blessé, ce qui signale - fait nouveau dans le Western - la précarité de sa situation : il est confronté désormais à la mort -.même si "il ne meurt jamais, parce que (...) le jeu de l’homme américain est toujours confronté à la positivité d’une histoire et d’une civilisation qu’il doit rendre possibles" [2]. Ce dernier pas sera pourtant franchi, les héros en viendront à être tués, voire à provoquer eux-mêmes leur mort (The Left-Handed Gun (Le Gaucher), 1957, d’Arthur Penn).
Il convient de dire un mot aussi de la façon dont sont montrés les Indiens. Ils sont filmés comme des arbres. Le premier Indien dans le film est découvert au détour d’un grand panoramique : il est immobile sur son cheval, au bord du bois. Puis, à travers des jumelles, la file d’Indiens à l’horizon, comme une ligne d’arbres. La rencontre entre la tribu et Stewart les montre à nouveau comme une partie intégrante de la forêt. On se rappelle comment, à la fin de Devil’s Doorway, l’Indien touché à mort par une balle tombe exactement comme un arbre qu’on abat. Cette façon de filmer donnera un sens au dernier plan du film, et rétrospectivement au film tout entier.
SPECTATEURS AU TRAVAIL
Dans le cinéma classique hollywoodien, identification et constitution du héros étaient des processus dont le spectateur n’avait pas conscience. Alors que le cinéma se dirige vers la modernité, il questionne aussi constamment la position du spectateur. L’identification n’est plus une évidence. Cela se joue sur plusieurs niveaux.
L’identification primaire permet au regard de se confondre avec le point de vue de la caméra. Ici, le regard est tantôt dirigé au maximum, tantôt rendu à sa souveraineté, ce qui sera le propre de la modernité. La direction du regard, ce sont par exemple des effets de vertige. Ils ne sont pas dus au seul décor montagneux, aux pistes escarpées. Plus que de l’altitude, l’effet de vertige vient de la perte de repères. Certaines scènes étourdissantes d’escalade en sont les emblèmes : alternances très frappantes de verticales et d’horizontales. Elles sont la ponctuation violente de la situation générale dans laquelle on est projeté ; un vertige plus subtil affecte la perception du film tout entier. Il est suscité par les bustes de personnages sur fonds de paysages légèrement flous. Souvent, les personnages sont à cheval : le mouvement ajoute alors à notre perte d’équilibre. La caméra abandonne le sol pour s’envoler avec un personnage afin de suivre sa course. Le spectateur est placé sur le même fil de rasoir que celui où évoluent les personnages.
A l’inverse de cette direction de spectateur - comme l’appelait Hitchcock - , on est parfois confronté à des paysages filmés de façon à ce qu’ils s’apparentent à une scène. Le regard sur l’action nous est alors rendu, par la distance à laquelle on est tenu. Ceci souvent par la profondeur de champ. Comme chez Welles, elle permet de suivre plusieurs personnages, leurs déplacements dans la profondeur, leur communication : le regard circule, doit opérer lui-même un découpage dans la continuité offerte.
Voyons le moment qui suit immédiatement la bataille contre les Indiens. Le point de vue est extérieur aux personnages. La caméra est à hauteur d’homme, comme pour mettre en valeur la légère plongée due à la topographie du lieu. Il y a l’éloignement des personnages, la présentation du paysage comme un décor, une scène circulaire ; mais surtout l’action des personnages dans le silence, rassemblant leurs affaires comme pour ranger un plateau après une répétition : cette mise à distance soudaine de l’univers du film met en cause l’effet de croyance. C’est comme un fragment plus brut de réalité qui est introduit ; cela renvoie au meurtre des Indiens. D’ailleurs, leur immobilité frappe par contraste avec les autres éléments du plan (même les arbres tremblent). Si les autres sortent du plateau, eux sont morts "pour de vrai". Il ne s’agit plus d’un jeu.
La conscience du spectateur est ailleurs provoquée par le biais de la musique, élément généralement destiné à faire entrer le spectateur dans la diégèse, à faire le lien entre lui et l’image projetée. A l’inverse, nous avons ici, dans une scène en particulier, la mise en lumière de notre désir, à travers une sorte d’autocritique réflexive de la musique quant à son rôle, très explicitement décalé. La "scène d’amour" entre Janet Leigh et Stewart (dans la grotte) permet à Stewart de pointer les moyens déployés pour donner une atmosphère : il critique les "violonneux" ; et les violons surgissent à ce moment précis. Ainsi, le spectateur est prévenu qu’une telle musique n’est pas adéquate à la réalité (des acteurs récitant un texte). Mais la réalité du film elle-même est mise en doute : on sait que Janet Leigh joue un rôle assigné par Ben pour faire diversion. Les acteurs menacent à leur tour d’apparaître en tant qu’acteurs. La croyance tient peut-être grâce à Stewart, qui nous attire dans la fiction, avec sa volonté de croire à la scène qui se joue, voire de bâtir son avenir dessus. Son illusion est violemment interrompue par le fracas de la chute de pierres provoquée hors-champ par Ben : le décor lui-même est détruit par les fondations ; l’ensemble est menacé. Même la musique "naturelle" - le bruit de la pluie dans les gobelets -, n’offre pas ce que Stewart veut y trouver. En corrigeant la fausse note faite par un des gobelets, il avait aménagé la nature à son goût, l’avait investie d’un sens, qu’elle n’a pas.
On nous donne aussi à voir la constitution d’une scène de fiction : la séquence du cauchemar de Stewart.
La musique, ailleurs relativement absente, l’introduit et l’appuie. C’est bien encore une scène : Janet Leigh joue pour Stewart la voix douce et les mots d’une fiancée, de la fiancée perdue. Là encore, on en sait plus que Stewart : on voit dans un même moment la scène et la mise en scène, l’effet et sa cause. Les personnages se placent devant nous : d’en bas surgit visuellement et sonorement (hurlement) Stewart en proie à un cauchemar. Janet Leigh arrive du fond du plan pour venir se placer. Stewart rêve, mais il est montré comme un aveugle, ses yeux fixant le vide : il ne voit pas Janet Leigh, il entend et voit la projection de son désir (Mary). Comme lui, on est "aveuglé" par la musique, une voix. La distance offerte avec Stewart n’est alors plus ressentie comme un avantage, mais comme un obstacle au désir de croire à la fiction. Ce désir est aussi celui de voir s’accomplir la "destinée" de deux personnages tels que Janet Leigh et Stewart selon les lois du scénario réaliste hollywoodien (idylle, mariage). Le désir de répétition (comme un enfant réclame toujours la même histoire) est mis à jour.
Mais la nécessité de l’émancipation du regard est posée. Si Janet Leigh, en figure maternelle, consent à raconter l’histoire réclamée, elle lui en fait la critique dès son réveil. Comme il doit accepter que sa fiancée s’est enfuie avec un autre, on doit se poser la question de ce qui s’est vraiment passé, ne plus accepter qu’on nous raconte de belles histoires. Il s’agit d’apprendre à voir. L’importance de ce passage, dont tout le film est l’objet, se manifeste dans ce qu’il coûte : la blessure de Stewart, ses chutes et, dans la dernière séquence, le visage contracté et les larmes. La transformation, le passage vers quelque chose de nouveau, de l’inconscience vers un état de conscience, ne se manifeste pas physiquement : ce n’est pas le méchant qui redevient bon, et Mann s’est gardé de rendre à l’acteur sa séduction habituelle. Stewart est au contraire déformé, tordu (pas seulement par les larmes) jusqu’à être méconnaissable. C’est la métamorphose morale qui se donne ici, avec une grande violence.
Le réalisme est le principe du cinéma hollywoodien. Tous les moyens sont employés pour que le spectateur soit convaincu de ce qu’il voit sur l’écran. The Naked Spur, à de nombreux moments, met en scène une illusion qui se trouve ensuite démontée. Ryan croit faire face aux coups de feu du vieux, alors que le soldat va le suprendre par derrière. Surpris, il a cette phrase lucide : c’est comme ça qu’on se fait avoir à chaque fois, pas vrai ?. Le danger est précisément où on ne le cherche pas : le soldat est surpris à son tour par Janet Leigh. Ryan trompe le vieux en lui faisant croire qu’il a vu un serpent, puis se fait doubler par Stewart qui escalade à nouveau le rocher dans son dos. Dans Bend of the River, ce tour se fait à notre insu, et nous découvrons, en même temps que les bandits, que Stewart les attendait non là où ils croyaient le viser mais dans leur dos. Dans The Far Country, l’illusion est d’abord auditive : le cheval de Stewart marche devant les canons des bandits croyant l’avoir repéré à la clochette de sa selle, alors qu’il les attend derrière. Ces moments d’illusion du spectateur, qui se confondent parfois avec l’illusion du personnage, sont travaillés non à des fins dramatiques (le suspense, la surprise), mais en vue d’un travail de reconnaissance de l’illusion, de prise de conscience d’un processus.
TRAGIQUE EN QUESTION
D’où vient l’idée de tragique qui emplit le film ? Un film hollywoodien, a fortiori un western, ne saurait prendre la forme d’une tragédie : le "Bon Etat" doit être justifié par cette histoire à part entière que constituent les westerns. Cela n’empêche pas que certains films soient empreints d’une dimension tragique.
Par exemple, chez les personnages, dans leur subordination à leur propre caractère qui leur est fatale. Le vieux est poussé par sa soif de l’or à des actes insensés, comme son pacte avec Ryan, dont il admet avoir lui-même pressenti l’issue. Le soldat, prisonnier de son individualisme, visible dans sa "passion" pour les femmes, commet des actes irraisonnés (séduction d’une jeune Indienne). Ryan fait allusion à son destin, émet l’hypothèse qu’il aurait pu tourner autrement (Peut-être que je n’en serais pas là aujourd’hui), puis se résigne (Bah, bien sûr que si). Stewart hésite : plusieurs fois lui est offerte la possibilité de renoncer à sa tâche méprisable (livrer un homme pour une rançon). Son hésitation se lit alors dans son regard, fouillant l’espace à la recherche d’une réponse. Mais toujours, il retombe dans sa conviction. Seule Janet Leigh affirme son indépendance et refuse toute définition. Mais c’est Stewart, personnage en transformation, qui représente un enjeu dans le film, puisque c’est lui qui peut confirmer ou incriminer une certaine idée de l’Amérique pensée par le Western.
La dimension tragique donne au spectateur l’idée qu’il pourrait bien ne pas y avoir de héros, les personnages se révélant soumis à leur caractère. Devant la détermination inexorable de Stewart, le doute envahit le spectateur : et s’il n’y arrivait pas, s’il s’entêtait ? Quelque chose change ici dans le western, quelque chose meurt. C’est un simple pari, le pari final de Janet Leigh, qui permet la métamorphose de Stewart. Elle décide de lui accorder une confiance que le spectateur a déjà retiré à Stewart. Coup de théâtre, ressenti comme un miracle : sans lui, le film basculerait dans la tragédie. Ce n’est d’ailleurs pas la révélation ou la naissance du héros qui se produit là, mais l’ouverture à la possibilité du devenir-héros. Devenir héros reste encore à faire. Tout le film est la narration du processus qui mène à cette possibilité.
On peut émettre l’hypothèse que ce tragique individuel contient le tragique d’un peuple. 1953 : le film est contemporain de la guerre de Corée, où la politique impérialiste américaine est de nouveau à l’oeuvre. L’épisode premier de la conquête de l’Ouest est la décimation du peuple indigène ; Mann décide qu’il s’agit là d’un événement historique, en le traitant comme tel. Dans Devil’s Doorway (1949) - dont le héros est un Indien -, il est le premier à représenter de façon critique les conséquences de cet événement.
Ici aussi, une scène emblématique montre - brièvement, mais avec la violence propre à Mann - le massacre des Indiens. Elle prend valeur d’exemple par la fulgurance de son déclenchement, sa lâcheté et sa gratuité. De plus, une tendance primitive et irraisonnée à la violence se révèle dans le combat singulier de Stewart avec un Indien : il le frappe sauvagement de son couteau, tenant sa victime hors du cadre, tout comme le corps de Ryan sera traîné hors-cadre à la fin. Ce qui nous est donné à voir de la violence n’est que la partie émergée de l’iceberg ; le spectateur doit apprendre à reconnaître ce qui lui est caché. Ce geste peut être mis en parallèle avec celui du personnage de Stewart dans Bend of the River : assis de même à califourchon sur un bandit, fou de rage, il s’apprête à le poignarder ; arrêté par le cri de celle qu’il aime, il lâche sa proie, comme arraché à un rêve. Nul cri ne vient ici interrompre la soif de violence de Stewart : l’amour, n’ayant pas encore été révélé, est un moteur parce qu’on ressent son absence, parce qu’il est montré comme manquant. Dans le Western, l’absence d’amour, la soustraction de l’amour, cause le silence et permet le meurtre.
L’impérialisme américain pose un obstacle à la constitution de la Nation. La question que cela pose est : peut-on édifier une vie sur un crime (ou encore : une Nation sur un ethnocide) ? Janet Leigh décrit cette Nation comme un rêve : celui de fonder une communauté - avec les voisins -, avec pour seul plaisir le travail. Elle met l’accent sur la nouveauté du pays. On y serait délivré du mal fait ailleurs - une nouvelle Amérique, en somme. Ce désir se retrouve dans The Man From Laramie : la jeune fille veut partir parce que son père lui avait bien dit qu’il ne pouvait plus rien advenir de bon dans un pays où tant de mal avait été fait. Ce rêve n’advient pas. Là aussi, The Naked Spur jette seulement les bases d’un possible. Les montagnes sombres vers lesquelles ils se dirigent dans le plan final sont le signe de la difficulté que présente un tel rêve, qui ne le rend que plus précieux.
Janet Leigh prévient Stewart, (Ben ne sera jamais mort pour vous). Cette mort est un obstacle moral à la "carrière" que se promet Stewart. Il est comme une métaphore de toutes les morts causées par l’impérialisme américain. Stewart le traîne par à-coups, comme un boulet dont il ne peut se débarrasser, un rocher de Sysiphe : c’est là que pèse le tragique, de tout le poids du corps trempé de Ryan, hissé avec peine sur le cheval, comme quelque chose qu’on ne peut qu’emporter avec soi. Il sera finalement enterré. Le miracle final ne l’annule pas, mais le transforme : il n’est plus au-dessus de l’homme, un fatum radicalement extérieur. Il est une dimension de l’homme, à laquelle il peut succomber, et dont il doit donc être conscient pour lui échapper.
Dans le plan final, Stewart et Janet Leigh, en partant à cheval vers d’autres horizons, enjambent des troncs d’arbres épars. La forêt est décimée. On reconnaît dans ces troncs gisants les corps des Indiens épars après la bataille. Stewart et Janet Leigh chevauchent vers la profondeur cette fois, - non latéralement comme après le massacre. Leur attitude face au massacre est changée, leur cap est radicalement différent : un champ est ouvert à la constitution de la Nation.
ANGES EN INCARNATION
Ce rapport des personnages à l’histoire, le travail demandé au spectateur, mettent en jeu ce qui peut être proposé comme sujet du film : la conscience, et ce qui la sépare de l’acte.
Janet Leigh est le moteur de l’action véritable : la transformation de Stewart, et du spectateur avec lui. Elle semble d’abord égarée, mais on s’aperçoit peu à peu que, loin d’être impuissante, elle agit comme un révélateur. Son cri (Il n’y a pas de rançon pour mon cheval !) entraîne un regard coupable de Stewart ; elle provoque sa remise en question en le comparant au soldat (Vous ne valez pas mieux que lui), ainsi que par chacune de ses paroles. Son androgynie, et plusieurs plans de son visage sur fond de ciel et de nuages, la montrent comme une figure de l’ange. Une figure annonciatrice, et une figure de la conscience.
Or Ryan, lui, apparaît au fur et à mesure comme le Malin, à le voir semer la discorde dans le groupe par des sous-entendus incessants. Il est comme l’autre part de la conscience des personnages. Il révèle leurs faiblesses, leur dicte des mauvaises intentions. Son sourire maléfique l’accompagne jusque dans son sommeil ; parfois, une partie de son corps envahit le bord du cadre comme un élément parasite introduisant le mal. Le torrent lui-même n’arrive pas à l’emporter. Le vieux est explicite : (Je savais que je n’aurais pas dû faire un marché avec le Diable). Mais on ressent davantage encore sa présence quand il parvient, par des feintes tordant la volonté de Janet Leigh, à la convaincre d’aller séduire Stewart : dans le plan il est uni et opposé à l’ange.
L’enjeu du combat entre l’ange et le diable est le personnage susceptible d’évoluer, Stewart. Par leurs suggestions, ils font travailler sa conscience. Chez le spectateur, tout se joue dans ce qui n’était pas conscient et le devient. Chez le personnage, c’est dans le franchissement de la pensée vers l’acte que la transformation est importante. Quand Stewart provoque Ryan en duel, celui-ci refuse de dégainer ; au cri (Tuez-le !), Stewart est à un cheveu de l’abattre. A cet instant précis se pose la question du rapport entre acte et conscience. Ryan, en refusant de dégainer, prive Stewart de la possibilité de déguiser son meurtre, et met à jour son désir de meurtre. L’enjeu est ce dévoilement, c’est pourquoi Janet Leigh n’intervient pas. Cette scène montre d’une part que les actes peuvent naître d’une circonstance, -ici d’un simple cri -, qui répond au désir et le légitime. D’autre part, pour rendre conscient, il faut une provocation, c’est-à-dire solliciter la pensée, qui se réveille quand elle est soumise à une contradiction. C’est une forme de thérapie de choc, cette violence faite à la raison, finalement une sorte de passage cathartique. La règle morale n’est jamais énoncée : elle est suggérée, et nécessite un raisonnement pour être comprise. Dans la séquence finale, Janet Leigh provoque la réaction de Stewart par un sourire et une phrase comme : (Allez-y, emportez votre cadavre, je vais vous suivre et devenir votre femme). Cette incohérence gêne l’esprit de Stewart, et lui permet d’apercevoir la contradiction de son désir : fonder une famille, une carrière, et cela sur un acte innommable.
On peut alors dire que le personnage de Stewart, entre conscience et inconscience, est l’image même du spectateur, malmené dans le trajet qu’est le film vers la conscience. L’incompatibilité morale entre la constitution d’une vie et les moyens choisis pour y parvenir -vendre un homme -, doivent venir à la conscience de Stewart ; de même, le processus d’identification, la constitution d’un personnage, la construction d’une fiction doivent venir à la conscience du spectateur, pour l’amener à l’acte de porter regard. Le film pense la prise de conscience et met fin à un aveuglement.