The Massacre (Le massacre, 1912) de David Wark Griffith

Le cinéma lui-même

par Elisabeth Boyer

Dans son Histoire du Cinéma, Jean Mitry affirme que “le cinéma enfin lui-même n’est apparu qu’en 1915. Il est venu au monde avec La Naissance d’une Nation.”

Qu’est-ce que le cinéma “enfin lui-même” ? Si l’on s’en tenait à la thèse de Mitry, tout le cinéma qui précède Naissance d’une Nation ne serait qu’un cinéma embryonnaire, un cinéma pas encore lui-même, en tout cas pas un cinéma réaliste, qui est pour Mitry comme pour Bazin, le cinéma. Ceci relève d’une vision téléologique du cinéma.
Ce qui est écrit sur le cinéma d’avant 1915 ne nous renseigne qu’assez rarement sur l’art du cinéma. Or, certains de ces films sont de véritables œuvres poétiques, des opérations de pensée que nous devons à cet art.

GRIFFITH : LES DRAMES DE L’OUEST

Ce dont traitent déjà les films de Griffith, les courts-métrages d’avant 1915, c’est précisément de la naissance d’une nation.
Dans ces “western dramas” -”western” n’était alors qu’un adjectif -il y a traversée de l’idée dans une espèce de distance constante donnée par des plans extrêmement découpés et construits, par les gestes tout à fait composés des acteurs, par les ellipses aiguës qui menacent les récits. Cette distance au drame évite qu’on s’engage dans un film par l’identifiante inquiétude de savoir de quoi il parle. Chez Griffith, on est dans la tranquillité attentive d’y penser ce qui s’y passe.

Les projections de ces films sont rares et bouleversantes. Les films, sur l’immense écran de la Cinémathèque, s’inscrivent dans le plus précaire des silences, pèsent de toute la fragilité de leur unique passage, exigent la plus sérieuse de nos attentions : nous attendons l’apparition de quelque chose qu’aucune réalité ne saurait faire surgir : une Amérique nouvelle, hors de nos savoirs.

Il y a dans ces films de Griffith les principes d’une égalité absolue entre les hommes. Les Indiens sont bien sûr plutôt du côté de l’homme en paix avec l’univers naturel, l’homme blanc, du côté de l’état de culture, de ce qui corrompt cet état de nature. Mais ceci n’est que la trame grossière des films. Trois éléments d’importance vont excéder ce bâti :

- les femmes, car leurs gestes dans ces films provoquent l’éclipse des différences, où passe l’idée qu’il y a une seule humanité, avant tout.
Dans A Mohawk’s Way (1910), une famille indienne fait appel à un médecin blanc pour sauver la vie de son enfant. Un intertitre dit : “le docteur refuse de perdre son temps pour un Indien, mais sa femme sait administrer des remèdes”. Donc, la femme blanche se rend au campement indien pour soigner l’enfant. Plus tard, la femme indienne, alors même que des Blancs viennent de tuer son mari, décidera les guerrier à laisser la vie sauve à cette femme qui les avait aidés.

- les Indiens, car ils sont joués par de vrais Indiens, donc ils sont acteurs à part entière, sur un pied d’égalité avec tous les autres acteurs.

- la nature, car Griffith la soustrait à l’état de nature sauvage, aux significations, par ses découpes, ses compositions, par toute cette beauté fabriquée, en l’inscrivant dans l’opération du film comme élément poétique. Dans Comato the Sioux (1909), apprendre à regarder dans la forêt cet arbre, long et mince, parce qu’il est cet arbre et nul autre et parce qu’il est aussi cette ligne de séparation entre deux êtres. Puis, l’oublier et le revoir, le même, devenu appui de la femme désemparée qui se laisse glisser lentement le long du tronc jusqu’à s’asseoir. Il devient abri. Puis, comprendre à quel point il est l’ombre de la longue silhouette de l’Indien et donc sa promesse patiente : c’est cela la dimension poétique de l’art du cinéma.

QUAND LE WESTERN N’ETAIT PAS ENCORE LUI-MEME

The Massacre (1912) : déposons-le ici et considérons-le.
Dans le Sud d’autrefois les deux soupirants”. C’est par ce carton que débute le film. Le mari part à la guerre. “Deux ans plus tard”, l’éclaireur (le soupirant évincé) revient annoncer à la jeune femme la mort de son mari. - La femme déjà très affaiblie meurt - l’éclaireur a promis d’élever l’enfant - l’enfant grandit - l’enfant devient femme - l’éclaireur propose à la jeune fille de l’épouser et de partir dans l’Ouest avec lui - elle refuse. - Un voyageur descend de cheval pour demander à boire - il reviendra pour demander la main de la fille - le père adoptif accepte malgré sa déception - il quitte la maison et part seul vers l’Ouest.-”Deux ans plus tard, attrait de l’Ouest, le jeune couple et le bébé s’en vont rejoindre la caravane”.

A partir de ce moment le film ne sera plus fait de ces larges ellipses. La première scène surprenante - le départ - est composée de gros plans sur le bébé en train de sourire à la caméra. Ces plans sont démesurément longs et insistants. Jusqu’ici la tonalité du film pourrait être grossièrement celle du mélodrame. On peut y joindre également la scène où le couple atteint la caravane, quand la femme retrouve l’éclaireur, son père adoptif, attendri par le bébé.

Sans autre transition qu’un intertitre, “l’éclaireur prend part à l’attaque surprise du village indien”, le film acquiert une tonalité tragique. Nous voyons de l’autre côté de la montagne, tout en bas, un village de tentes indiennes qui semble désert. Puis, de plus près : devant l’entrée d’une tente, une femme indienne porte son enfant dans le dos. Elle le fait sauter légèrement. Le mari s’en va. A sa manière indienne, il salue avec tendresse sa femme et son enfant. Nouveau plan d’ensemble en plongée sur les tentes. Puis, l’attaque. Les femmes et les enfants essaient de fuir, affolés. Seule une poignée d’hommes présents peuvent s’opposer. C’est cela le massacre. Un plan : des corps de femmes et d’enfants gisent entre les tentes. Un chien erre. Autre plan : au loin, sur un versant de la montagne, des Indiens assistent impuissants aux crimes. Tous les gestes du film sont d’une sobriété, d’une concision qui tranchent comme du diamant.

Le spectateur comprend récurremment l’importance des gros plans d’attendrissement sur le bébé blanc. Si le plan sur le bébé indien est court, cela interroge le spectateur : les différences sont présentées, puis, par un effet de symétrie des situations, sont déposées, afin que nous en pensions le point d’unité.

Il est impossible d’ignorer à cette époque les exploits criminels de Custer, ce lieutenant-colonel fringant qui gagna sa célébrité en prenant l’initiative d’une attaque surprise identique contre un campement indien.

L’histoire avait fait de Custer un héros. Le film condamne (sans le nommer) Custer pour son crime et lui donne ce nom qui est le titre du film : The Massacre. A travers une représentation à peine masquée de faits historiques, le cinéma traite une question d’une actualité brûlante, et, en même temps, déshistoricisée. A partir de la scène du massacre, le film devient complètement un western :
le jeune mari doit se rendre au Q.G. - la jeune femme et le bébé sont sous la protection de l’éclaireur - le chef indien médite une vengeance - le campement des caravanes - les joueurs devant le chariot “As de pique” - l’attaque des Indiens - le renfort d’un régiment qui arrive à la fin du combat.

Deux séquences d’une grande beauté ponctuent ce temps du film après le massacre : la première, après le carton “A travers le pays sauvage” - en amorce, le versant de la montagne, au loin en contre-bas, les caravanes. Un coyote traverse le cadre, puis un ours. Ensuite, une tête d’ours avance lentement, sortant du bas du cadre et envahit l’espace, découvrant un Indien caché sous cette peau d’animal. Il se retourne vers le spectateur en faisant une grimace ambiguë ; à la fois menace grave, signe de ralliement pour les guerriers, et adresse au spectateur - geste extrêmement théâtral. L’apparition se retire furtivement. Théâtre d’ombres. Une question traverse toute la scène : qu’est-ce que sauvage veut dire, en vérité ? La deuxième scène est la fin du film : tous les gens de la caravane se sont regroupés pour résister à l’attaque des Indiens qui tirent en faisant cercle autour d’eux. Peu à peu, ce n’est plus au centre qu’un amas de morts étendus les uns sur les autres. Le dernier survivant, l’éclaireur, au sommet de la pyramide de corps, est tué au moment où le mari arrive avec la Cavalerie. Le mari se précipite vers lui et constatant le désastre, prend son pistolet pour se tuer. A ce moment, il voit une main bouger. Il découvre, protégés sous le corps de l’éclaireur, sa femme et son enfant vivants. Le plan d’ensemble suivant englobe le champ de bataille : les cavaliers qui repoussent et poursuivent les Indiens, et au sommet de la pyramide de cadavres, le couple et l’enfant réunis. L’iris de la caméra se rétrécit sur eux, formant autour un cercle noir , un cache. Le dernier plan les cadre en une sorte de happy end aveugle. Quelques silhouettes de soldats s’agitent encore à l’arrière-plan. Comment ne pas savoir que cette famille américaine s’est rassemblée sur un tas de cadavres ?

Un tel cinéma, capable de donner à penser si fortement ce que cela peut être que de fonder une nation, est un cinéma accompli, déjà pleinement “lui-même”.