M. Polirsztok, Action, Spectacle, Idée : Formes du cinéma muet américain, Editions Mimesis, 2017.
Les livres sur le cinéma muet sont rares, particulièrement en France. On appréciera donc doublement celui de Marion Polirsztok qui, outre qu’il apporte un nouvel éclairage sur cette période, le fait dans un style dont la clarté va de pair avec la subtilité.
L’ouvrage étudie une forme cinématographique singulière, celle du « spectacle des siècles » (expression reprise d’un slogan de l’époque), à travers cinq films hollywoodiens : Intolérance (1916) de Griffith, Les trois âges (1923) de Buster Keaton, L’Arche de Noé (1928) de Michael Curtiz, Male and Female (1919) et Les Dix Commandements (version 1923) de Cecil B. DeMille (tous films accessibles en DVD).
Le spectacle des siècles présente dans un même film des histoires situées dans des époques et des lieux différents, dont la mise en parallèle suscite des idées qui ne pourraient se donner autrement. Il faut préciser que si cette forme avait été repérée ponctuellement sous le nom de montage parallèle, notamment dans Intolérance, elle n’a jamais auparavant été étudiée comme telle dans un ensemble de films, et sous l’idée que « le recours aux grands moments du passé (…) ne vise pas seulement l’éblouissant spectacle cinématographique de la reconstitution historique, mais également et surtout les conditions à partir desquelles il est possible de penser le présent ». (Idée qui déterminait de même notre numéro « Faire l’histoire ».)
L’abord de la question se fait selon une méthode originale : à travers l’étude de la réception des films à leur époque par la critique et par les premiers théoriciens, comme Hugo Münsterberg et surtout Vachel Lindsay, qui dès le milieu des années 1910 posent les fondations d’une esthétique du cinéma. Cette méthode suppose une recherche historique approfondie, dont témoigne l’érudition de ce travail, qui s’adresse ainsi autant au chercheur qu’au néophyte. Une courte introduction conceptualise de façon éclairante les notions d’action, de spectacle et d’idée telles qu’elles étaient employées dans ces textes, avant d’entamer l’étude des cinq films successivement : Intolérance et les problèmes qu’y soulève le montage (que V.Lindsay définit comme une « conversation », c’est-à-dire une dialectique) ; Les trois âges et ceux de l’avènement du long métrage (feature film) dans le burlesque ; puis, à travers les trois films suivants, sont analysés divers sens et formes du fondu.
Cet ouvrage fait la preuve que seule l’étude des films, si elle est comme ici attachée avec précision à leur forme, enseigne vraiment ce qu’est l’art cinématographique et quels en sont les effets en pensée. En même temps, le livre démontre que ce qui était tenu jusqu’à présent pour des techniques de narration (montage ou fondus) est en réalité l’assise d’opérations formelles complexes qui assurent le passage de l’idée. Le grand intérêt de ces analyses, qui font fi de l’académique frontière entre esthétique et histoire, atteste de la fécondité de cette nouvelle forme d’intelligence du cinéma.